Nathaniel Herzberg, 26/11/1995
Pour reconduire à la frontière plus d’étrangers en situation irrégulière, des responsables policiers « oublient » les protections prévues par les textes ou utilisent des subterfuges, au grand dam de certains magistrats et avocats.
RETENTION : Des Magistrats et des Avocats mettent en cause certains procédés utilisés par la préfecture de paris pour reconduire à la frontière des étrangers en situation Irrégulière pourtant protégés par la loi ou par une décision de Justice. Ces accusations concernent les conditions d’interpellation et le contrôle de la rétention administrative.
PLUSIEURS PLAINTES ont été déposées contre des fonctionnaires accusés de violer ou de contourner la loi Pasqua sur l’Immigration. Répressif, ce texte contient cependant des garde-fous juridiques et procéduraux dont les défenseurs des droits de l’homme réclament aujourd’hui l’application.
UN ARRÊT de la cour d’appel de Paris ordonnant la remise en liberté d’un étranger en rétention a ainsi été bafoué. Sitôt cette décision prononcée, l’Intéressé a fait l’objet d’un nouveau placement en rétention.
La préfecture de police de Paris transgresse-t-elle sciemment les lois sur rentrée et le séjour des étrangers afin de multiplier les reconduites à la frontière d’étrangers en situation irrégulière ? Cette question, que les avocats spécialistes du droit des étrangers posent avec insistance, se trouve au centre de plusieurs affaires examinées par le tribunal de grande instance de Paris. En l’es¬pace de quelques mois, deux plaintes ont en effet été déposées par des particuliers ou par des or-ganisations de défense des droits de l’homme à l’encontre de la pré-fecture de police de Paris. Une troisième le sera dans les tout pro-chains jours. Au palais de justice de Paris, magistrats et avocats se racontent « les dernières ruses du 8ème bureau [chargé de l’éloignement des irréguliers à la préfecture] pour contourner la loi ». « Il y a deux ans, on luttait contre les lois Risqua. Aujourd’hui, on se bat pour leur application », soupire l’avocat Alain Mikowski.
Conditions d’interpellation, contrôle de la rétention administrative, exercice du droit d’asile, protection des personnes non expulsables : les exemples pullulent. Comme si la priorité affichée par les gouvernements à la lutte contre l’immigration clandestine avait libéré l’administration de certaines réserves qu’elle s’imposait jusque-là. « Le ministre de l’intérieur veut des résultats, alors la préfecture de police fait du chiffre, sans se soucier du droit », accuse Jean-Claude Bouvier, secrétaire général du syndicat de la magistrature.
Les faits tendent malheureusement à lui donner raison. Le 30 novembre, le tribunal de grande instance de Paris examinera une plainte pour « abus d’autorité » déposée par le Syndicat de la magistrature (SM) et le Syndicat des avocats de France (SAF) contre le chef du 8ème bureau de la direction de la police générale. Les deux syndicats accusent Daniel Monedière d’avoir détourné sciemment la loi. Depuis août 1993, celle-ci prévoit en effet que, I l’issue des sept premiers jours de rétention la préfecture peut demander une prolongation de trois jours afin d’organiser le rapatriement.
Mais pas à n’importe quel juge délégué : le décret du 13 Juillet 1994 d’abord, puis la cour d’appel de Paris ont clairement donné compétence au juge du départe-ment où se trouve le centre. Les étrangers du centre de rétention du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), près de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, doivent donc être présentés au tribunal de Meaux. Mais cette jurisprudence n’arrange pas la préfecture car, à l’inverse de Paris, elle ne dispose pas à Meaux d’un permanencier capable de défendre chaque dossier. Le 15 décembre 1994, Daniel Monedière envoie donc une note au commandement du Mesnil-Amelot, dans laquelle il explicite la technique de contournement mise au point : « Afin d’éviter que les avocats des étrangers concernés ne demandent au juge de se déclarer incompétent, il est devenu d’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot. De cette manière, un ordre d’extraction du dépôt est émis et les étrangers sont conduits à l’audience comme s’ils étaient retenus au dépôt. » Comme si… Pour les syndicats plaignants, cette opération, qui consiste à faire passer la porte du dépôt aux étrangers, à les fouiller, puis à les faire ressortir en direction de la salle d’audience « est ou¬vertement destinée à bafouer les droits de la défense » (Le Monde du 30 mars). Pis, elle organise un détournement de la loi « en mentant aux magistrats délégués en créant l’illusion de la compétence territoriale de Madame le président du tribunal de grande instance de Paris ». A la préfecture, on plaide la nullité de la note en assurant que Daniel Monedière n’avait pas autorité pour la rédiger. Si la préfecture peut encore prétendre que «ce qui est important, c’est que l’étranger passe devant un juge, peu importe le lieu», la plainte déposée en mai dernier par Marie-Paule Dagbo risque de la placer dans une situation autrement embarrassante.
Le 16 juin 1994, cette Ivoirienne de vingt-deux ans en situation irrégulière a été convoquée à la préfecture. Depuis la naissance de Sandy, dix mois auparavant, elle a demandé une carte de résident et doit renouveler son récépissé tous les trois mois. Dès leur arrivée à la préfecture, elle et sa fille sont interpellées, puis conduites à l’aéroport Charles-de-Gaulle pour y être embarquées dans un avion à destination d’Abidjan.
N’est-elle pas parent d’enfant français et, à ce titre, protégée contre une expulsion ? Aucunement : un arrêté de reconduite à la frontière a été pris à son encontre le 17 janvier 1992, soit avant la naissance de son enfant. Mais pourquoi sa fille ? L’enfant n’est-elle pas « de nationalité française», comme en témoigne une note rédigée par le 8* bureau ? Le père, en situation régulière, ne peut-il pas en prendre la garde? Autant de questions qui restent sans réponse. A l’aéroport, Marie-Paule Dagbo se débat. Poursuivie pour « refus d’embarquer », elle est relaxée, le 16 novembre, par le tribunal correctionnel de Bobigny. Aujourd’hui, c’est elle qui poursuit deux fonctionnaires du 8ème bureau pour « atteinte à la liberté individuelle ».
De l’île Maurice, où il se trouve aujourd’hui, Abdool Qualek Fugurally s’apprête lui aussi à déposer plainte. Interpellé en situation irrégulière le 22 juin dernier, il a été conduit à la préfecture de police de Paris où il s’est vu remettre un arrêté de reconduite à la frontière. Le lendemain, il est placé en rétention au centre du Mesnil-Amelot. Le 29 juin, la préfecture de police, qui n’est pas parvenue à organiser son rapatriement, de-mande une prolongation de la rétention pour trois jours. Au juge délégué, le représentant de la préfecture plaide l’absence de passe-port. Le juge s’étonne : M. Fugurally n’a-t-il pas remis son passeport lors de son interpellation ? Il a été restitué au consulat de l’ile Maurice qui ne l’a pas encore renvoyé, assure la préfecture. Considérant que la faute n’en revenait pas à M. Fugurally, le juge délégué refuse de prolonger sa rétention et l’assigne à résidence à son domicile.
L’affaire semble réglée. En réalité, elle commence. Dans un courrier envoyé à l’avocat de M. Fugrally, Me Elisabeth Hamot, les autorités mauriciennes sont formelles: «L’ambassade, à aucun moment, n’a demandé la remise ni reçu, un passeport au nom de M. Fugurally. » Cet » abus d’autorité » s’accompagne selon l’avocate, d’une « séquestration arbitraire ». A la sortie de l’audience, M. Fugurally est en effet raccompagné au centre de rétention de Vincennes, où ses affaires se trouvent alors. Selon l’ordonnance du juge, il doit être libéré à 13 heures. Mais sa libération n’interviendra jamais. En fin d’après- midi, Mme Fugurally apprend que son mari a été reconvoqué à 15 heures à la préfecture pour « réexamen de situation ». Son éloignement est « en phase d’exécution ». Le soir même, il décollera pour l’Ile Maurice.
Reste un problème: comment M. Fugurally, théoriquement libre à 13 heures, s’est-il rendu du dépôt de Vincennes à la préfecture de police, située dans l’ile de fa Cité, à Paris ? «Les circonstances ont voulu qu’un employé du 9ème bureau avec un véhicule de mon service se trouvait au centre de rétention, explique dans une lettre Jacques-André Lesnard, le directeur de la police générale, de sorte qu’il a proposé à M. Fugurally une place dans son automobile puisqu’il retournait dans les minutes qui suivaient à la Cité. » De l’ile Maurice, M. Fugurally raconte une tout autre histoire: c’est entre deux policiers en civil qu’il aurait quitté Vincennes pour « un commissariat» où il aurait attendu ensuite plusieurs heures, menotté dans une voiture. «j’ai montré les papiers signés par le juge pour ma libération mais, à mon grand regret. ils m’ont insulté en prétendant que c’étaient des foutaises. »
Trois affaires qui en annoncent d’autres. Ici, des décisions de justice non appliquées (lire ci-contre). Là, des réfugiés politiques ou demandeurs d’asile que l’on ne s’abstient de reconduire dans leur pays d’origine qu’après interventions des organisations de défense des droits de l’homme (le Monde daté 19-20 novembre). Ces associations s’avouent écœurées de l’indifférence qui accueille leurs mises en garde. Me Alain Mikowski se voit une fois encore contraint de brandir ces lois Pasqua qu’il a tant combattues «Aussi répressives soient-elles, elle laissent encore une place au droit, soupire-t-il. Elles permettent même, dans de très rares cas, au étrangers d’obtenir gain de cause. Quand aujourd’hui on se permet de le rappeler, on nous rit au nez. »
Une décision de la cour d’appel de Paris bafouée
AU PALAIS de justice de Paris, l’affaire fait le délice des magistrats ; à la préfecture de police, elle provoque soupirs et haussements d’épaule. Sans le hasard des tableaux de permanence, personne n’en aurait pourtant jamais entendu parler tant elle semble au départ banale. Benadi Belgacem, un Algérien condamné pour vol, est frappé, le jour de sa sortie de prison, le 19 octobre, d’un arrêté de reconduite à la frontière. Immédiatement placé en rétention, Il voit cette mesure prolongée, le lendemain, par le juge délégué, selon une procédure des plus classiques. Comme la loi le lui permet, il fait cependant appel. La décision rendue par le conseiller Philippe Texier est tout autre. Constatant que la préfecture ne lui apporte pas de pièces permettant de prouver la réalité de la condamnation, « ni sur la fin de la peine ni, en conséquence, sur la régularité de la mise à disposition de Belgacem aux service de police », le magistrat prononce sa « mise en liberté immédiate ».
Au lieu d’exécuter cette décision, la préfecture de police ramène M. Belgacem au centre de rétention de Vincennes. Quatre heures plus tard, le chef du bureau chargé de l’éloignement signe une nouvelle ordonnance de placement en rétention. Le manège peut donc reprendre. Le lendemain, un nouveau juge délégué prolonge la rétention et Belgacem interjette encore appel. C’est là que la préfecture est frappée de malchance : le 26 octobre, le conseiller de permanence est à nouveau Philippe Texier.
Cette fois, l’audience est rapide. La délibération est identique à la première. Mais sa motivation est nettement plus fleurie. Sa précédente décision, n’a, souligne-t-il «été suivie d’aucun effet», puisque « Belgacem est resté en rétention en toute illégalité». Quant à toutes les ordonnances prises depuis lors par la préfecture, elles sont purement et simplement « illégales». Constatant que la préfecture a omis de signaler au second juge sa précédente décision, Philippe Texier écrit en conclusion : « Non content de violer une décision judiciaire, le préfet de police a tenté de tromper la justice en présentant un dossier incomplet ». La préfecture de police a décidé de se pourvoir en cassation.
⇒ Voir l’article