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Pourquoi Nadira a-t-elle défiguré Odile?

newlogohumanitefr-20140407-434 Cathy Capvert, 21/12/1995

Nadira Bitach, trente-sept ans, comparaissait depuis lundi devant la cour d’assises de Bobigny pour avoir, en 1993, tenté d’assassiner par le feu la petite amie de son frère.

CET après-midi-là, une photographie circule entre les mains des jurés de la cour d’assises de Seine-Saint-Denis. « Odile était la plus jolie fille de la cité », sont venus leur dire les habitants de la cité Gagarine de Romainville. Une longue fille brune de mère française et de père antillais, qui, à seize ans, débordait d’énergie. Comme Odile Mansfield cherchait leur regard, très vite, ils n’ont pu éviter ses grands yeux noirs. Ils ont affronté ses cicatrices pour l’écouter raconter ce soir du 18 mai 1993 où elle a définitivement perdu l’espoir de mener une vie sociale et professionnelle normale. Ce soir où Nadira Bitach, la sœur aînée de son petit ami Abdelkrim, l’a aspergée d’essence, la brûlant au troisième degré sur 39 % du corps.

Il est 21 h 30. Odile se promène dans les allées de la cité Gagarine avec deux copains. La sœur de son petit amie l’a aperçue depuis chez elle, est descendue du cinquième en courant et l’attend là, appuyée au grillage. Elle l’appelle. L’adolescente s’approche. Ses amis s’éloignent. Deux, trois minutes s’écoulent. Des hurlements de douleur. Odile raconte que Nadira a commencé à l’insulter, lui demandant de cesser de voir Abdelkrim. Comme elle se retournait pour partir, la sœur aînée l’a attrapée par les cheveux et lui a jeté de l’essence à la figure. Dans un souffle, elle s’est embrasée. Seule l’intervention rapide de ses copains permettra de la sauver.

Nadira jure qu’elle ne voulait pas la tuer, pas même la brûler. « C’est un accident », répète-t-elle, affirmant « ça me fait mal de la voir comme ça ». Elle dit : « Si je lui ai jeté l’essence que j’avais descendue dans un Tupperware, c’était pour l’obliger à m’écouter. C’est Odile qui s’est jetée sur ma cigarette. » Drôle de manière de discuter. A l’inspectrice qui l’interroge en garde à vue, Nadira explique : « La mère d’Odile me devait de l’argent. » Puis : « Depuis qu’il la fréquentait, mon frère avait changé de comportement. » Enfin : « Mon frère est musulman, je ne supportais pas qu’il soit avec une catholique, »

Mobile confus. Beaucoup ont pourtant cru trouver dans ce dernier argument l’explication de ce geste fou. Beaucoup, sauf ceux qui savent que, bien qu’issue d’une famille musulmane pratiquante, la jeune femme née en Algérie, a été baptisée à l’âge de douze ans, avant de revenir à la religion de ses parents. Odette, la mère d’Odile a très longtemps été l’unique amie de Nadira Bitach. Elle se souvient que c’est Nadira qui a présenté son frère à sa fille. Les Bitach sont une famille d’origine marocaine, plutôt aisée qui a fui l’Algérie pour s’installer à Romainville après l’indépendance. Le père a dû abandonner ses biens. Un mauvais souvenir pour Nadira, aînée d’une fratrie de sept enfants, qui parle de ses frères et de sa sœur en disant « les gosses ».

Abdelkrim, le petit frère, son « chouchou » est venu quasiment de force à la barre de la cour d’assises de Bobigny. Il lâche : « Débrouillez-vous. Pour moi, c’est compliqué. » Du coup, c’est Douniza, une sœur, qui raconte que Nadira a beaucoup « assumé », s’occupant de ses cadets, tout en poursuivant ses études jusqu’au BEP, avant de se marier avec un cousin, et de travailler six ans dans la même société. En 1988, elle perd son emploi, en même temps qu’elle découvre que son mari la trompe. « C’est là qu’elle a commencé à changer. » Dépression. Cachets. Tentatives de suicide. Agressivité- Odile cherche toujours à comprendre pourquoi, à seize ans, une femme l’a défigurée. Les psychiatres lui ont dit que « Nadira avait surinvesti son rôle d’aînée et voyait en Odile une menace de voir spolier les biens acquis par un père idéalisé ». Pour l’avocat général, « elle voulait la voir disparaître du monde parce que la mère d’Odile l’avait fait disparaître de son monde en refusant de continuer à la voir ». Nadira est donc malade. Odile devra s’en contenter. « On ne peut pas soigner l’insoignable », a soutenu Martine Bouillon, en réclamant au minimum quinze ans de réclusion criminelle. Pour Me Forster, défenseur de l’accusée, « la maladie ne se condamne pas, elle se soigne ». Et la guérison de Nadira est le seul moyen pour Odile de comprendre pourquoi. » Le verdict devait être rendu dans la soirée.

Nadira, condamnée à douze ans de réclusion

images fig Eric Pelletier, 21/12/1995

En 1993, elle avait défiguré Odile, la petite amie de son jeune frère. Les jurés l’ont reconnue coupable de tentative d’homicide volontaire sans préméditation.

«Mademoiselle, vous êtes encore plus belle qu’auparavant. Quand on est ce que vous êtes, on a le droit de hurler sa haine. Or, vous nous avez montré une sagesse et une dignité extraordinaire». Martine Bouillon est sortie, hier, du rôle habituellement dévolu à l’avocat général en s’adressant directement à la victime. Odile, la jeune femme sans visage, n’a pas bronché. Avec le temps, ses cheveux ont fini par repousser et ses boucles noires tombent sur ses épaules.

Des flammes, cette métisse antillaise de 18 ans a sauvé son sourire et ses grands yeux sombres. Peut- être aurait-elle aimé croiser, au moins une fois pendant ces trois jours d’audience, le regard de Nadira Bitach ?

Le visage de cette maitresse-femme de 37 ans arbore, lui, des traits sévères :ainée d’une fratrie de sept enfants accusée d’avoir aspergé Odile d’essence au printemps de ses 16 ans. Simplement parce qu’elle fréquente depuis un an son petit frère, Abdelkrim. malgré toute la pédagogie dont a fait preuve le président, Didier Wacogne, et la retenue des parties, le procès n’aura pas permis de lever toutes les interrogations sur le mobile exact de l’agression. « Odile attendait des réponses qui ne sont pas venues », a souligné son avocat, M° Stéphane Maugendre, qui plaidait pour les parties civiles. Il n’a pas voulu s’attarder sur les 23 opérations pratiquées sur sa cliente : « Elle aurait simplement aimé entendre la vérité parce qu’elle était une jeune fille de 16 ans, Innocente, bonne élève et amoureuse. »

Capable de tout

Incompréhension aussi dans l’esprit du représentant du ministère public qui a Introduit un réquisitoire très dense par un : «On va essayer de dégager un soupçon de vérité mais, en réalité, seule Nadira Bitach sait pourquoi». Le magistrat a rappelé notamment les menaces dont la jeune fille a été victime, L’accusée « n’a pas dit: je vais l’égorger. Elle n’a pas dit : je vais lui poser un revolver sur la tempe. Elle a dit : je vais lui faire la peau ! Quelle drôle d’expression quand on regarde son visage aujourd’hui ». Il a tenté de démontrer l’intention de tuer et la préméditation. Il a sèchement laissé tomber : « Vous avez manqué votre coup, Mme Bitach ! Vous vouliez la réduire en cendres, elle devait mourir. Elle est toujours en vie et vous avez fait d’elle quelqu’un de très grand ».

En conséquence, l’avocat général a demandé au jury de condamner Nadira Bitach à quinze ans d’emprisonnement au minimum car elle est, dit-elle, capable de tout. « J’avais l’intention de demander les circonstances atténuantes mais, hier, j’ai vu à quel point elle manipulait tout le monde », a-t- elle conclu. Manipulatrice, Nadira Bitach ? Les experts, entendus mardi, ont décrit une femme intelligente. Imaginative et aussi névrotique : « Un cas d’école presque caricatural d’une fille surinvestie dans son rôle d’aînée dans une famille. » Elle a hérité de cette responsabilité d’une arrière grand-mère en Algérie. Nadira Bitach ne voulait pas perdre les biens d’un père idéalisé, chef d’une entreprise de 35 personnes. « La possession, c’est le mot, monsieur le président », a reconnu un psychiatre. Une possession affective – l’accusé dit « les petits », en parlant de ses frères – plus que religieuse.

Une dignité extraordinaire

C’est précisément à la personnalité « troublée » de Nadira Bitach que s’est attaché Me Lev Forster, pour demander au jury de lui accorder les circonstances atténuantes. Il a fait l’impasse, comme d’ailleurs l’accusation, sur ses croyances religieuses ou, plutôt, ses superstitions : la Bible dans sa cellule par « curiosité », le Coran sous l’oreiller pour éloigner les cauchemars, les talismans sur le corps pour détourner le mauvais œil. « Je dois me battre contre une Image, a commencé l’avocat. Face à cette douleur insupportable, à cette dignité extraordinaire de la victime, on peut être tenté de ne pas chercher à comprendre », a concédé l’avocat. Ce ne serait plus alors un procès, mais un exorcisme. » Il est revenu sur les zones d’ombre du dossier et, en premier lieu, sur la nature de l’objet qui a transformé Odile en torche vivante. Les imprécisions concernent également la place du Tupperware rempli d’essence et la poignée de secondes qui se sont écoulées entre le moment de la rencontre des deux femmes et le drame.

Pour lui, « le geste n’était pas spontané : il n’y avait aucune raison d’imaginer qu’Odile passerait par là ce jour-là », a-t-il expliqué pour mieux rejeter toute préméditation. Il s’est ensuite interrogé sur l’état psychique de sa cliente au moment des faits. « Avec les médicaments qu’elle prenait (des antidépresseurs NDLR), elle était dans un état qui ne lui permettait pas d’appréhender la réalité », a-t-il expliqué, en rappelant la définition de la non-responsabilité pénale. « La maladie ne se condamne pas. elle se soigne », a conclu Me Forster.

Hier soir, la cour d’assises de Seine-Saint Denis a rendu son verdict après quatre heures de délibéré : elle a condamné Nadira Bitach à douze ans de réclusion criminelle.

Nadira Bitach condamnée à douze ans de réclusion criminelle

logoParisien-292x75 Carole Guechi, 21/12/1995

« Vous avez raté votre coup, Mme Bitach. Quand on est brûlé sur 30% de son corps au troisième degré, on est mort. Odile devrait être morte, et pourtant elle est bien là! Elle est même plus belle qu’avant. Car pendant ces trois jours d’audience, elle a été extraordinaire. A aucun moment elle n’a eu de haine envers vous », lance Martine Bouillon, l’avocat général, dans un réquisitoire aussi sévère qu’émouvant Le procès de Nadira Bitach, trente-sept ans, accusée d’avoir transformé en torche vivante Odile Mansfield, dix-huit ans, un soir de mai 1993, touche à sa fin. La cour d’assises de Seine-Saint-Denis, après quatre heures de délibéré, a rendu son verdict : douze ans de réclusion criminelle.

Bien avant l’annonce du verdict, Nadira Bitach ne bronche plus, repliée sur elle-même dans le box, un mouchoir en papier sans cesse roulé en boule dans sa main. Alors qu’on l’avait vue véhémente et vindicative les deux jours précédents (Voir nos éditions de mardi et mercredi), elle semble maintenant éteinte.

« Elle a fait de vous quelqu’un de grand »

«Odile Mansfield, vous avez été d’une dignité et d’une sagesse exemplaires», poursuit l’avocat général, apportant peut-être, à travers ses propos, une première pierre à la reconstruction
psychologique de la jeune fille.

« Alors qu’elle pensait vous annihiler, Nadira Bitach a fait de vous quelqu’un de grand. D’un courage fabuleux, Odile Mansfield, vous n’avez rien dit à la barre de vos vingt-trois opérations. Vous avez subi pendant ces trois jours le regard des autres posé sur vous, certains uniquement pour constater les dégâts. Mais vous avez une extraordinaire puissance vitale qui fait que vous avez et allez transcender tout cela. Vous ferez de grandes choses, mademoiselle ». Et de réclamer « une peine de quinze ans au minimum » contre Nadira Bitach. Dans la salle, personne ne sourcille.

L’avocat de la partie civile, Me Stéphane Maugendre, plaidant en premier, n’a pas voulu, « par pudeur », détailler le calvaire d’Odile depuis cette agression. Pour lui, « Nadira Bitach s’en est prise à Odile, voyant qu’elle ne pouvait pas atteindre la mère de celle-ci», autrefois son amie, mais qui avait rompu toute relation à cause des trafics douteux du concubin de Nadira. La mère d’Odile était devenue, selon l’avocat, « l’objet de la haine de l’accusée », qui aurait alors préparé son acte, un bidon d’essence toujours à portée de main.

Puis, Nadira Bitach aurait pensé à se forger des mobiles —la protection de sa famille — et une défense — sous traitement médicamenteux pour dépression —, elle se pensait à l’abri des poursuites.

Il aura fallu plus de deux heures à Me Forster pour tenter de redorer l’image donnée par sa cliente. Se plaçant au centre du tribunal pour mieux toucher l’ensemble des jurés, l’avocat de la défense s’efforce de démonter point par point les accusations.

« La maladie, ça ne se condamne pas »

« L’acte de ma cliente est insensé : on ne peut pas le comprendre. Et s’il n’y avait pas de raison, c’est qu’elle n’avait plus sa raison. » Préméditation ? Impossible, selon Lev Forster, car « rien n’était réfléchi! de sang-froid». Selon lui, bourrée d’antidépresseurs et autres anxiolytiques par son généraliste, Nadira Bitach n’avait plus de discernement « La maladie, ça ne se condamne pas, ça se soigne. »

Les jurés en ont finalement jugé autrement, même s’ils n’ont pas reconnu la préméditation.

La douleur de Nadira défigure Odile

logo-liberation-311x113 François Wenz-Durand, 20/12/1995

Insouciante et pleine de vie: telle était Odile Mansfield au printemps de ses 16 ans, le 18 mai 1993. De grands cheveux noirs, une peau ambrée née de sa double ascendance, antillaise par son père et européenne par sa mère: elle était, disent ses amis, «la plus belle fille» de la cité Youri Gagarine à Romainville (Seine-Saint-Denis). «Elle est belle», dira encore à la barre un témoin devant la cour d’assises de Bobigny hier, où la jeune fille se serrait sur le banc de la partie civile, entre sa mère et son avocat, tentant désespérément de trouver une explication au cauchemar qu’elle endure depuis deux ans et demi.

Aujourd’hui, Odile Mansfield a le visage de ces victimes du napalm dans la guerre du Vietnam. Seuls les progrès de la chirurgie réparatrice lui ont permis de survivre: ses brûlures touchaient 59% du corps, dont 39% au troisième degré. Et, confiait-elle lundi après-midi devant le tribunal, avant que l’émotion ne l’empêche de poursuivre sa déposition: «Je n’ai pas compris ce qui s’est passé. Je ne comprends toujours pas.»

Pourquoi ce soir-là Nadira Bitach, 36 ans, la sœur d’Abdelkrim, avec lequel elle sortait depuis un an, a-t-elle pris à partie Odile, l’aspergeant d’essence et la transformant en torche vivante? S’ils réussissent à trouver une réponse à cette question, les jurés de Seine- Saint-Denis parviendront peut-être à trouver ce mercredi soir un verdict équitable. Mission presque impossible: «Je peux vous dire comment ça s’est passé, mais pas pourquoi», confessait hier Nadira, dont la détresse intérieure faisait écho aux souffrances de sa victime.

«Je ne voulais pas que mon frère épouse une non-musulmane», a-t-elle déclaré le lendemain du drame aux enquêteurs qui, faute de meilleure explication, consignèrent celle-ci sur procès-verbal. Mais, reconnaissait-elle hier à l’audience, «pour les problèmes de religion, j’ai dit ça comme ça». Nadira est musulmane. Mais elle a aussi fréquenté à l’age de 12 ans une école catholique, et même fait sa communion avant de revenir à la religion de ses parents. Chez les Bitach, la tolérance est la règle.

D’ailleurs, la vraie religion de Nadira, c’est sa famille. Son père, commerçant aisé, marocain, s’était installé en Algérie du côté d’Oran. Il s’y marie et fait prospérer ses affaires. Nadira y naît en 1959. Elle est l’aînée. Suivront deux filles, dont l’une décède à l’âge de 2 ans, et cinq garçons, nés en Algérie puis en France, où la famille arrive en 1966, les affaires du père ayant été emportées dans la tourmente de la révolution algérienne.

A Romainville, où il s’est installé, le père Bitach crée une entreprise de bâtiment qui emploie aujourd’hui 35 salariés. Nadira, elle, travaille dans une entreprise de restauration. Elle se marie en 1979. Elle a un fils. Mais en 1988, deux échecs viennent perturber cette existence heureuse. Elle se sépare de son mari, qui meurt quatre ans plus tard en Algérie où il était retourné travailler. Et elle tente sans succès de monter sa propre entreprise de restauration collective.

Nadira bascule alors dans un état dépressif ponctué de tentatives de suicide. Faute d’avoir réussi à fonder sa propre famille, elle se replie sur celle de ses parents, s’accrochant à sa place de sœur aînée. Son fils est élevé par les grands-parents comme s’il était le leur. Et elle considère ses frères et sœurs comme s’ils étaient ses propres enfants.

C’est le cas de son plus jeune frère, Abdelkrim. qui explique à l’audience qu’il était un peu «le chouchou» de sa sœur. Quand il commence à sortir avec Odile Mansfield, Nadira n’y trouve rien à redire, au contraire.

« Elle était plutôt du genre à me prendre dam ses bras et à me dire: je ne veux pas qu ‘il te fasse du mal » raconte Odile. Mais Nadira est imprévisible, tantôt ouverte, tantôt prostrée ou agressive, ressassant ses échecs et ses souffrances que les médicaments psychotropes ne parviennent pas toujours à contenir. Elle se construit un univers intérieur où les grands et petits drames qui ont ponctué la vie de sa famille deviennent autant de menaces. Contre toute évidence, elle voit dans la mort de sa petite sœur l’âge de 2 ans la main du FLN. et dans celle de mari, en 1992, l’œuvre des intégristes algériens.

Dans ces moments-là. ses voisins, ses amis deviennent pour elle une menace. C’est le cas de la mère d’Odile. qui avait été son amie. Puis d’Odile elle-même. « Je l’aimais bien Odile, dit-elle aujourd’hui tant qu’elle fréquentait mon frère à l’extérieur, c’était bien. Mais je me voulais pas qu’elle rentre dans ma famille ». Le soir du 18 mai. elle voit Odile, qui discute avec deux copains au pied de l’immeuble. Nadira remplit un récipient d ’essence et descend, une cigarette à la main. « Je voulais qu’elle me rende des photos de mon frère, les négatifs, ses affaires et une gourmette qu’il lui avait donnée», se souvient-elle. Elle jette l’essence au visage d’Odile. La cigarette fait le reste. A-t-elle voulu la détruire, et si oui, pourquoi? De la réponse que donneront les jurés à ces deux questions découlera ce soir le verdict de la cour d assises de Seule-Saint-Denis.

«Je voulais qu’elle laisse Abdelkrim tranquille»

logoParisien-292x75 Carole Guechi, 20/12/1995

Agressive, revendicatrice, souvent en colère et irrévérencieuse vis-à-vis de la cour, Nadira Bitach, accusée de tentative d’assassinat sue la personne d’Odile Mansfield, cette jeune fille qu’elle transforma en torche vivante, ne s’est pas montrée sous son meilleur jour. C’est en effet par son témoignage qu’ont débuté les débats de ce deuxième jour d’audience à la cour d’assises de Seine-Saint-Denis à Bobigny. Et d’entrée , la salle s’est glacée devant les propos tenus par l’accusée, l’air sévère et le visage fermé, emmitouflée dans son manteau, un chignon noir sur la nuque.

« Incohérente et ambivalente »

«Ce jour-là — le 18 mai 1993 — j’étais chez ma mère, à la cité Youri-Gagarinne à Romainville, dit-elle. J’étais très nerveuse car, je devais passer au tribunal pour avoir tiré un coup de feu sur un homme. Aussi, j’ai pris des calmants…En regardant par la fenêtre j’ai vu Odile. Je me suis dit que ce n’était le moment. J’ai tourné dans l’appartement et j’ai rempli un verre puis un Tupperware d’essence et j’ai allumé une cigarette puis je suis descendu. Je voulais seulement discuter. Je l’ai aspergée d’essence. je lui ai ensuite demandé qu’elle me rende des vêtements, des photos et une gourmette de mon petit frère. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’elle le colle comme ça. Ça ne lui a pas plu. Elle s’est jetée sur moi. A cause de la cigarette, nous nous sommes embrasées». Réaction immédiate du président, Didier Wacogne. qui rectifie : «C’est surtout Odile Mansfield, la victime, qui a pris feu!»

Nadira Bitach, cette Marocaine de 37 ans; est décrite par les médecins experts comme une personne névrosée, « incohérente et ambivalente », mais ne présentant «aucune pathologie mentale ». Aînée d’une famille de huit enfants, qui aurait peu à peu perdu pied dans la vie; à la suite de plusieurs événements douloureux liés; en premier lieu, à l’indépendance de l’Algérie où elle a habité, avant d’arriver en France en 1966. Scolarisée dans une école privée catholique, à 12 ans, elle abandonne l’islam pour se convertir au christianisme. Elle se fait baptiser, puis fait sa communion. Mais à 20 ans, elle accepte un mariage arrangé par ses parents avec un Algérien musulman.

Et aujourd’hui, contrairement à ce qu’elle avait affirmé aux policiers après le drame, elle affirme à la terre, prête à jurer sur le Coran :« Le problème religieux n’a rien à voir dans cette histoire. J’ai fait ça sur le coup de l’énervement Mais une de mes sœurs est déjà mariée avec un catholique. Ça n’a jamais posé de problèmes dans la famille. »

Un mariage arrangé

Dans sa vie, Nadira Bitach accumule les vicissitudes. Elle met au monde un fils atteint d’un très grave bec-de-lièvre. Elle perd son travail en 1988. Elle divorce de son mari, volage, qui décède quelque temps plus tard, en Algérie. Puis c’est son concubin qui la bat.. Vis-à-vis de sa famille, elle se considère investie de toute l’autorité au détriment de ses vrais parents. Elle couve son frère Abdelkrim, 23 ans, au point de ne pas pouvoir supporter qu’il ait une relation suivie et réussie avec Odile, 16 ans à l’époque. Dans la famille Bitach, Odile —née d’un père antillais— était, aux yeux de Nadira, une intruse. A une de ses amies, témoin au procès, elle aurait confié qu’«elle ne voulait pas d’un petit chat noir dans sa maison… »

Les obsessions de Nadira

images fig Eric Pelletier, 19/12/1995

Hier, devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis, les souvenirs de l’accusée ont occulté les tabous religieux.

Nadira est une sœur idéaliste, à défaut d’être idéale. Malgré le « vertige » qui la prend à l’évocation de son passé, il faudra qu’elle plonge dans ses souvenirs devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis. Et qu elle explique aux jurés, dont quatre femmes, pourquoi elle a défiguré Odile, 16 ans à l’époque des faits, la petite amie de son frère cadet.

Lorsque le président lui demande de faire un effort de mémoire, Nadira Bitach, 37 ans, enfile son petit anorak bleu, comme si elle cherchait à se réchauffer. «Tout se mélange dans ma tête», a-t-elle prévenu hier. Les faits sont têtus qui l’ont conduite dans le box des accusés pour tentative d’assassinat.

Le 18 mai 1993, dans la cité Gagarine de Romainville, elle aperçoit, depuis sa fenêtre, Odile qui se promène avec deux camarades. Les relations entre les deux femmes sont tendues. Nadira a même menacé à plusieurs reprises Odile et sa famille. Elle remplit un Tupperware d’essence et dévale l’escalier à sa rencontre pour, dit-elle, « s’expliquer ». L’adolescente tourne les talons. Nadira l’asperge alors de carburant et la saisit par les cheveux. La flamme d’un briquet ou le bout incandescent d’une cigarette ? La jeune fille prend feu.

Odile ne doit la vie qu’à l’intervention de ses amis : elle est brûlée sur 60 % du corps. Depuis, « elle porte le masque des grands brûlés », souligne pudiquement l’arrêt de renvoi.

L’histoire d’une famille et d’un pays.

Nadira, elle, prend la fuite et se réfugie chez des voisins. Les policiers la découvriront cachée sous un lit. Le lendemain, elle comparaissait dans une affaire de coups et blessures volontaires.

Hier, les deux femmes, toutes deux vêtues de noir, se faisaient face dans la salle d’audience. Entre leurs deux histoires, il y a Abdelkrim, 26 ans, un grand garçon longiligne. Un frère pour l’une, et un petit ami pour l’autre.

« Nous allons essayer de vous connaître », explique doucement le président Wacogne à l’accusée. La personnalité de Nadira, décrite par les experts comme « profondément déséquilibrée et caractérielle », constitue l’une des clés du dossier. Son parcours .individuel se confond avec la petite histoire, familiale, et la grande, celle de l’Afrique du Nord contemporaine. Les Bitach, d’origine marocaine, étaient des gens aisés lorsqu’ils vivaient en Algérie. Ils possédaient deux hôtels. Mais l’indépendance du pays les a privés de biens.

Nadira sanglote en évoquant son arrière-grand-mère qui lui a confié la charge de ses frères et sœurs peu-avant son décès. Elle, l’aînée, avait alors tout juste quatre ans. Elle ne trahira jamais la confiance de son aïeule. D’ailleurs, lorsqu’elle parle aujourd’hui de ses frères et de ses sœurs, elle dit encore :« les enfants ». Au point d’oublier l’existence de son propre fils de quatorze ans. « Je ne sais même pas dans quelle classe il est ; j’oublie tout. » « Mes frères, ils ont trente ans, mais je les vois encore tout petits », confie l’accusée à la cour.

Convertie au catholicisme

Le « clan » Bitach compte sept enfants. Une petite fille est morte très tôt en Algérie. « La petite était malade. Mon père l’a enveloppée dans un linge. Il est sorti et des balles l’ont atteinte. Elle est morte. » De nouveau l’obsession de la famille et la phobie du meurtre : en réalité, la fillette est décédée à la suite d’une méningite.

A partir de son arrivée en France, en 1966, Nadira suit un parcours atypique pour une musulmane. « Sa mère l’inscrit en cachette », dit-elle, dans un collège catholique. Nadira suivra des cours de comptabilité. Elle se convertit, fait sa communion. Aujourd’hui, elle ne quitte plus la Bible qui a, pour elle, « un caractère oriental ».

Les Bitach grandissent bien loin de l’intégrisme. Le père respecte le choix de sa fille, qu’il finit par appeler Marie-Christine. Cette réalité étalée devant le jury finit par contredire les premières déclarations de Nadira.

L’accusée a, en effet, affirmé aux enquêteurs qu’elle ne pouvait pas tolérer qu’une non-musulmane fréquente depuis un an son frère cadet. Au fur et à mesure des témoignages, les obsessions de l’accusée balaient les tabous religieux.

Nadira a connu deux échecs consécutifs. Alors qu’elle travaillait pour une grande chaîne de restauration, elle a tenté de négocier un contrat avec Royal Air Maroc. Autant ses souvenirs familiaux sont flous, autant le récit de la négociation se fait précis. L’accord tant espéré n’aura pas lieu. De plus, à son retour de voyage, Nadira a surpris son mari avec sa maîtresse. En 1988, tout a basculé dans sa vie.

« J’ai toujours rêvé de devenir comme Nadira mais, à partir de ce moment-là, elle s’est négligée, elle qui était toujours si soignée », témoigne l’une se ses sœurs. Elle est devenue «agressive et bizarre», comme le soulignent les médecins. D’ailleurs, le généraliste, devenu son confident, a noté chez elle une grande dépendance à l’égard de sa famille. Elle en oubliait parfois de gérer ses propres problèmes.

Lorsque Abdelkrim, le « petit dernier » est inquiété dans une affaire de vol de voiture, c’est Nadira et non son père qui décroche son téléphone. Elle s’inquiète de son sort auprès des policiers. « Il va mal tourner », pense-t-elle. Dans son esprit, Odile est la seule responsable d’un changement qu’elle ne parvient pas à s’expliquer.

« J’ai d’abord entendu le souffle des flammes»

logoParisien-292x75 Carole Guechi, 19/12/1995

EMOTION intense, hier après-midi à Bobigny, à la barre de  la cour d’assises de Seine- Saint-Denis, quand Odile Mansfield, la victime, raconte la sauvage agres­sion dont elle a été victime de la part de la sœur de son petit ami. Aujour­d’hui âgée de dix-nuit ans, celle qui était décrite comme une très belle jeune fille porte maintenant le masque des grands brûlés. Malgré les mots qui s’étranglent dans sa gorge, Odile tente d’expliquer à la cour ce qui s’est passé en ce soir de printemps, le 18 mai 1993.

«Vers 22 h 30, avec deux amis, nous revenions du parc de la Sapi­nière, tout proche de la cité Gagarine de Romainville où nous habitions », raconte-t-elle douloureusement.

« Elle m’a aspergée d’essence»

« Nous étions partis à la rencontre d’un autre copain, que nous n’avons finalement pas trouvé. Sur le chemin du retour, près du grillage de la maternelle, Nadira Bitach, la sœur aînée de mon petit ami Abdelkrim, m’a appelée. Je me suis avancée vers elle. Elle a commencé à m’insulter. Je lui ai répondu que ce n’était pas la peine de discuter avec moi et j’ai tenté de partir. Elle m’a rattrapée, m’a fait tomber, m’a agrippée par les cheveux… Quand je me suis redres­sée face à elle, elle a saisi un petit récipient en plastique posé sur le sol derrière elle et m’a aspergée d’es­sence. J’ai levé les mains pour proté­ger mes yeux. J’ai entendu le bruit d’un souffle, comme celui d’un Zippo qu’on allume… et j’ai pris feu. Malgré la douleur, j’ai couru vers mes copains, mais je ne voulais pas m’approcher d’eux de peur de les brûler. Alors, quelqu’un m’a fait tomber et m’a recouverte de vête­ments pour éteindre les flammes. Ensuite, je me suis évanouie. C’est la voix de ma sœur, plus tard, qui m’a fait reprendre conscience. »

Puis elle parle de Nadira. «Je ne comprends pas pourquoi elle m’a fait ça. Jusque-là, elle était toujours à me cajoler, elle disait que j’étais sa préférée…» Odile éclate alors en sanglots, obligée de quitter la barre pour cacher ses larmes sur un visage marqué par les cicatrices des multiples greffes déjà pratiquées. Brûlée sur plus de 50 % de son corps, dont 39 % au troisième degré, Odile est une miraculée. « Elle gardera des séquelles esthétiques et fonction­nelles, notamment aux mains, pen­dant toute sa vie», a confirmé un médecin spécialiste des grands brû­lés. « Sans parler des séquelles psy­chologiques : elle doit se reconstruire une personnalité et s’accepter telle qu’elle est aujourd’hui. Ce sera le plus dur ». Dans la salle des assises du palais de justice de Bobigny, l’émo­tion est à son comble.

Si Odile ne comprend pas le geste de Nadira Bitach, trente-sept ans, aujourd’hui dans le box des accusés pour tentative d’assassinat, cette dernière n’a pourtant jamais manqué de mobiles.

Une vingtaine de tentatives de suicide

Arrêtée deux heures et demie après le drame, Nadira avoue dès sa première audition. « Elle était très volubile, pas avare de confessions, racontera le lieutenant de police chargé de l’entendre. Elle m’a expli­qué pêle-mêle qu’elle ne supportait pas la liaison entre son petit frère et Odile. Qu’il y avait un problème de religion, lui étant musulman et Odile catholique. Pour elle, Odile l’avait cherché et mérité. »

« Nadira reprochait aussi à la mère d’Odile Mansfield, qui était une de ses amies, une dette jamais remboursée. Elle affirmait avoir mis en garde Odile, lui intimant l’ordre de ne plus voir son frère et de lui rendre des vêtements et des photos quelle avait conservés de lui. Elle lui avait même interdit de passer devant le bâtiment de la cité où elle habitait sous peine de provoquer sa colère. » Et, en ce 18 mai 1993, Odile n’avait pas tenu compte de cette dernière mise en garde…

Si Nadira Bitach motive sans cesse son geste, elle dégage pourtant toute responsabilité en se réfugiant derrière son état dépressif. Il est vrai que l’accusée. ainée d’une famille de huit enfants, sans emploi, veuve et mère d’un garçon de quatorze ans. a déjà fait une vingtaine de tentatives de suicide. Elle était d’ailleurs suivie médicalement depuis plusieurs an­nées avant les faits. mais pour  Odette Mansfield la mère d’Odile, « Nadira était surtout jalouse de la beauté d’Odile. » Au point de vouloir la défigurer.

Soudain Nadira enflamme Odile la catholique

logo-france-soir11 Renaud Vincent, 19/12/1995

Devant la Cour d’assises de Bobigny, depuis hier matin, deux femmes se font face. L’une, dans le box des accusés, baisse la tête. L’autre, sur le banc des parties civiles, la fixe avec une obstination douloureuse. Cheveux tirés en arrière et maintenus par un catogan noir, pommettes hautes, yeux noirs, visage à la fois hautain, fier et douloureux, Nadira Bitach, 37 ans, porte chandail marron à col roulé, gilet à boutons dorés et jeans. A moins de quinze mètres, sur le banc de la partie civile, se tient une autre femme aux longs cheveux noirs qui, bras croisés sur la poitrine, ne détache pas son regard de l’accusée. Odile visage jaune taché de blanc, tout couturé et boursouflé des grands brûlés. A voir sa jeune sœur à ses côtés, on se rend compte qu’elle a été autrefois très jolie.

Le 18 mai 1993 à 22 h 30, Odile Mansfield se promenait cité Gagarine, à Romainville (Seine-saint-Denis), avec deux amies. Soudain, telle une furie, Nadira Bitach surgit, portant un récipient en plastique : « Je ne veux plus que tu voies mon petit frère Abdelkrim!»

Et comme la jeune femme poursuit son chemin sans répondre, elle l’injurie puis, la saisissant par les cheveux. l’arrose d’essence. Odile Mansfield cherche en vain à se dégager. Elle affirme avoir entendu . le bruit sec d’un briquet. L’accusée prétend que c’est la cigarette qui a provoqué le drame. En tout cas, en quelques secondes, Odile Mansfield se transforme en torche. Avec un blouson, un passant se jette sur elle et éteint les flammes. Trop tard.

A l’hôpital Foch de Suresnes, les médecins constatent que la jeune femme est brûlée à 59 %, dont 39 % de brûlures du troisième degré. Deux ans après, la victime doit subir de nouvelles interventions chirurgicales. Et à jamais, dans son psychisme et dans son corps, elle restera marquée.

Après avoir mis le feu, Nadira Bitach s’était enfuie et les policiers l’avaient retrouvée cachée sous le lit d’un ami.

Susceptible, agressive, dépressive, excessive, elle n’est pas une accusée facile. Ni pour le président, qui pourtant l’interroge avec précaution, ni même pour son avocat, Me Lev Forster. elle semble hantée par les morts violentes. Avant sa naissance, dit-elle, son père aurait échappé de peu à un empoisonnement. Sa tante, sa petite sœur et son mari auraient été assassinés. « Par le GIA », déclare-t- elle. On lui demande des précisions. Elle bafouille : « C’est, explique-t-elle, parce que tout se mélange dans ma tête. »

Algérie

Un père marocain, une mère algérienne, des parents commerçants aisés, religieux et tolérants, sept frères et sœurs. La vie de Nadira se déroulée dans des conditions favorables. Née le 27 janvier 1958 à Husseindey en Algérie, elle arrive en France en 1965. Elle fait de bonnes études, poursuit même, à l’insu de son père qui croit qu’elle apprend la couture, des cours de comptabilité chez des religieuses.

« Par curiosité », dit- elle, elle se fait baptiser et fait sa première communion. Un peu plus tard, elle épouse un cousin. Un mariage d’amour. Un fils naît. Nadira travaille comme comptable dans une entreprise de restauration. Elle est appréciée, elle a de l’ambition, elle veut monter une société.

Mais ce projet, tout comme le mariage, capote. Chômage et divorce arrivent presque en même temps. Alors, elle perd pied. Elle ne mange plus, se bourre de médicaments et parle de se suicider. A ses proches, elle confie qu’elle n’a plus rien à faire sur terre : « J’ai fait je ne sais plus combien de dépressions, explique-t-elle au président. Je ne peux vous dire combien de fois j’ai essayé de me suicider. »

Violents

Entre les allers-retours dans les hôpitaux et les maisons de repos, Nadira prend à cœur les affaires de sa famille. Le 18 mai 1993, elle se trouvait justement chez elle, avec sa nouvelle obsession : son petit frère Abdelkrim, un grand gaillard de 19 ans.

De sa fenêtre, Nadira voit Odile, une jeune fille qu’elle connaît bien puisque c’est elle qui l’a présentée à son frère. Ni l’origine de la jeune fille, ni sa religion n’auraient dû choquer Nadira. Pourtant, la veille, elle avait téléphoné à la mère d’Odile pour la mettre en garde : «Si Odile n’arrête pas de sortir avec mon frère, il arrivera quelque chose». A des voisins, elle avait tenu des propos encore plus violents, où il était question d’incendie.

Suite de l’audience aujourd’hui.

La machine à expulser à la barre : Un responsable de la préfecture de police comparaissait mercredi.

logo-liberation-311x113,Dominique Simonnot

Depuis longtemps, les avocats et les associations attendaient cette audience. Égrenant les mille ruses et subterfuges de la préfecture de police de Paris pour augmenter ses taux de reconduites à la frontière. C’est là-dessus que s’est penchée la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris mercredi. A la barre des prévenus, Daniel Monedière, chef du 8e bureau de la préfecture, celui qui est chargé de l’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Il était en effet cité par trois associations (la Cimade, le Mrap, le Gisti [1]) et deux syndicats (le SAF et le SM [2]), sous la grave accusation d’avoir commis le délit d’abus de pouvoir en détournant sciemment la loi. En cause, une note du 15 décembre 1994, rédigée par ses services et signée de son nom, donnant clairement des ordres afin de contourner les règles de la compétence territoriale des juges de Meaux, normalement chargés de statuer sur la rétention des étrangers détenus au centre du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne). Tout était organisé pour que les avocats et les juges n’y voient que du feu: «Afin d’éviter que les avocats des étrangers ne demande au juge de se déclarer incompétent (…), affirme la note, il est devenu d’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot. De cette manière un ordre d’extraction est émis et les étrangers sont conduits à l’audience comme s’ils étaient détenus au dépôt (…)» Et, pour parachever la supercherie, la note précise qu’«il importe que les gendarmes du Mesnil-Amelot ne soient pas présent à l’audience». Le président Jean-Yves Montfort, ironique mais sévère, n’en est pas revenu et a cuisiné pendant deux heures le haut fonctionnaire. «C’est un drôle de jeu que joue la préfecture. C’est vous qui décidez de promener les étrangers pour choisir Paris ou ailleurs? Vous modifiez délibérément et artificiellement la compétence du juge et ça ne vous paraît pas choquant?» Au ravissement des avocats et des représentants d’associations présents, habitués de ces audiences confidentielles de rétention, le prévenu s’en sort mal. De ses explications embrouillées, on retiendra une réponse, significative. «A Meaux, c’était compliqué, nous n’avons pas de représentant de la préfecture sur place.» Mais ça choque le président: «Voulez-vous nous dire qu’à Paris vous obtenez de meilleurs résultats pour la préfecture. Mais c’est une mise en scène, une réalité que vous avez créée de toutes pièces!» Et Jean-Yves Monfort a poursuivi son interrogatoire, pourchassant le moindre détail. Monedière précise que les gendarmes du Mesnil-Amelot et ceux de Paris arborent des galons de couleurs différentes. D’où l’importance de garder les premiers cachés «sauf à tomber sur un juge daltonien!» s’amuse le président. Que ni les magistrats ni les avocats de Meaux n’avaient jamais été informés de ce tour de passe-passe. Que les étrangers en instance de reconduite sont trimbalés devant plus d’une dizaine de fonctionnaires ou magistrats entre leur interpellation et la passerelle de l’avion qui doit les ramener au pays. «Mais alors comment voulez-vous qu’ils sachent reconnaître le moment important pour eux?» demande encore Jean-Yves Monfort.

Puis, par la voix des avocats, les étrangers sont entrés dans le prétoire, comme une cohorte d’ombres. On évoque, par exemple, cette jeune Mauricienne enceinte, mariée à un Français et collée dans un avion. Cette Zaïroise sommée de choisir entre le départ avec sa fille ou son placement à la Ddass. Cet homme libéré de sa rétention par un juge, mais menotté dès la fin de l’audience et renfermé au dépôt du seul pouvoir discrétionnaire de la préfecture. Ou cet autre, également libéré, mais aussitôt ramené entre des policiers au centre de rétention de Paris et expédié dans son pays, sans autre forme de procès. Ou encore ce bébé français de 8 mois, placé en garde à vue avec sa mère étrangère dans les locaux de la police de l’aéroport, avant d’être déféré avec elle devant le tribunal pour refus d’embarquer dans l’avion. Jusqu’à ce qu’un juge les libère tous les deux. On revoit les photos du dépôt des étrangers situés dans les sous-sols du palais de justice de Paris, fermé après une longue lutte des associations et des avocats. On parle aussi du président Philippe Texier, et de sa stupéfaction en voyant comparaître devant lui, à trois jours d’intervalle, un Algérien qu’il avait libéré, et qui notera, furieux, dans son ordonnance: «Non content de violer une décision judiciaire, la préfecture a tenté de tromper la justice en présentant un dossier incomplet.» On évoque ces avocats, dont les clients sont convoqués à la préfecture «pour examen de dossier» et à qui des fonctionnaires jurent que leur présence est inutile, mais qui constatent quelques heures plus tard que leur client est au dépôt.

Bref, au-delà de la note, ce sont toutes les pratiques douteuses des fonctionnaires du 8e bureau qui défilent devant le président: «Car vous avez des gens à la préfecture qui estiment que plus important que les lois est de nettoyer la France de ses étrangers», affirme Henri Leclerc, le président de la Ligue des droits de l’homme, cité comme témoin. Plaidant chacun pour une organisation, les avocats ont témoigné de leur pratique de spécialistes du droit des étrangers. «La préfecture a manipulé les juges depuis des années et ne les considère que comme les auxiliaires d’une procédure administrative», affirme Me Simon Foreman. «Il semble qu’en France les droits de l’homme soient réservés aux seuls Français», a ajouté Me Stéphane Maugendre. «Dans la guerre contre l’immigration clandestine, tous les coups sont permis, et ça fait froid dans le dos parce qu’à la guerre tout est permis!» a frémi Me Gérard Tcholakian. Et il s’est tourné vers le président: «Votre responsabilité est immense, si vous ne condamnez pas, je crains que votre décision ne soit un blanc-seing à l’Administration.» Sur la même ligne, l’avocat du prévenu, Me Martin-Commene, et François Reygrobellet, le représentant du parquet, ont soutenu l’irrecevabilité des parties civiles. Le jugement sera rendu le 4 janvier.

(1) Service oecuménique d’entraide, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés.

(2) Syndicat des avocats de France et Syndicat de la Magistrature.

⇒ Voir l’article

Le droit des étrangers défendu devant le tribunal correctionnel

InfoMatin, Christophe Dubois, 02/12/1995

Juristes et associations dénoncent des manœuvres illégales.

Lorsque le président Monfort relit la note rédigée et diffusée le 15 décembre 1994 par Daniel Monédière, ce dernier baisse la tête et n’est pas tranquille sur le banc des accusés.

Le chef du 8e bureau de police, spécialisé dans l’éloignement des étrangers à la préfecture de Paris, était poursuivi hier devant la 17e chambre correctionnelle pour abus d’autorité, délit puni de cinq ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende, suite à une plainte déposé par le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature.

Manœuvre: Ces deux organisations, soutenues par quatre associations partie civile (Mrap, Gisti, Cimade et l’Association de défense des droits des étrangers), entendent démontrer que le fonctionnaire a tenté une manœuvre pour «faire échec à l’exécution de la loi ». En l’occurrence, il avait écrit : «Afin d’éviter que les avocats des étrangers concernés ne demandent au juge de se déclarer incompétent en invoquant les dispositions de l’article 1er du décret du 13 juillet 1994, il est devenu l’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot.»

Mais, avant d’aborder le débat sur le fond, Me Martin Comnene, avocat de M. Monédière, a soulevé l’irrecevabilité et l’incompétence du tribunal. Des incidents de procédures que le président a joints au fond.

Rétention: Daniel Monédière, 46 ans, cheveux grisonnants, se tient droit à la barre, écoute attentivement le président qui lui demande de préciser ses fonctions : «Ma mission est de mettre en œuvre les mesures d’éloignement des étrangers», répond-il.

Le président demande au fonctionnaire de justifier la note incriminée : «Depuis le 30 décembre 1993, la garde à vue des retenus peut être prolongée de trois jours après les six premiers jours de rétention. Avant cela, on ne s’était jamais pose de questions.»

Un décret stipule en effet que le juge compétent est celui du lieu du centre de rétention. Daniel Monédière reconnaît à la barre que ça n’arrange pas les affaires de l’administration : «Nous n’avons pas les moyens d’aller défendre nos dossiers au tribunal de grande instance de Meaux » (ce¬lui dont dépend le centre de Mesnil-Amelot, NDLR).

Pour répondre à cette difficulté et améliorer le taux de reconduite à la frontière, le chef du 8è bureau avait donc trouvé ce qu’il appelle une «parade» : transférer les retenus au dépôt de Paris la veille de leur comparution devant un juge.

Le fonctionnaire tente de minimiser : «Cela ne concerne que treize retenus par mois sur un total de deux cents». « Donc, vous décidez de la compétence des juges? C’est choquant ! » intervient le président.

Compétence: Daniel Monédière s’enfonce dans sa logique: « au moment où l’on dépose la requête, le retenu est à Paris ». « Vous n’avez,pas à fixer la compétence des juges, renchérit le président. Nous n’avons pas le même langage.»