La machine à expulser à la barre : Un responsable de la préfecture de police comparaissait mercredi.

logo-liberation-311x113,Dominique Simonnot

Depuis longtemps, les avocats et les associations attendaient cette audience. Égrenant les mille ruses et subterfuges de la préfecture de police de Paris pour augmenter ses taux de reconduites à la frontière. C’est là-dessus que s’est penchée la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris mercredi. A la barre des prévenus, Daniel Monedière, chef du 8e bureau de la préfecture, celui qui est chargé de l’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Il était en effet cité par trois associations (la Cimade, le Mrap, le Gisti [1]) et deux syndicats (le SAF et le SM [2]), sous la grave accusation d’avoir commis le délit d’abus de pouvoir en détournant sciemment la loi. En cause, une note du 15 décembre 1994, rédigée par ses services et signée de son nom, donnant clairement des ordres afin de contourner les règles de la compétence territoriale des juges de Meaux, normalement chargés de statuer sur la rétention des étrangers détenus au centre du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne). Tout était organisé pour que les avocats et les juges n’y voient que du feu: «Afin d’éviter que les avocats des étrangers ne demande au juge de se déclarer incompétent (…), affirme la note, il est devenu d’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot. De cette manière un ordre d’extraction est émis et les étrangers sont conduits à l’audience comme s’ils étaient détenus au dépôt (…)» Et, pour parachever la supercherie, la note précise qu’«il importe que les gendarmes du Mesnil-Amelot ne soient pas présent à l’audience». Le président Jean-Yves Montfort, ironique mais sévère, n’en est pas revenu et a cuisiné pendant deux heures le haut fonctionnaire. «C’est un drôle de jeu que joue la préfecture. C’est vous qui décidez de promener les étrangers pour choisir Paris ou ailleurs? Vous modifiez délibérément et artificiellement la compétence du juge et ça ne vous paraît pas choquant?» Au ravissement des avocats et des représentants d’associations présents, habitués de ces audiences confidentielles de rétention, le prévenu s’en sort mal. De ses explications embrouillées, on retiendra une réponse, significative. «A Meaux, c’était compliqué, nous n’avons pas de représentant de la préfecture sur place.» Mais ça choque le président: «Voulez-vous nous dire qu’à Paris vous obtenez de meilleurs résultats pour la préfecture. Mais c’est une mise en scène, une réalité que vous avez créée de toutes pièces!» Et Jean-Yves Monfort a poursuivi son interrogatoire, pourchassant le moindre détail. Monedière précise que les gendarmes du Mesnil-Amelot et ceux de Paris arborent des galons de couleurs différentes. D’où l’importance de garder les premiers cachés «sauf à tomber sur un juge daltonien!» s’amuse le président. Que ni les magistrats ni les avocats de Meaux n’avaient jamais été informés de ce tour de passe-passe. Que les étrangers en instance de reconduite sont trimbalés devant plus d’une dizaine de fonctionnaires ou magistrats entre leur interpellation et la passerelle de l’avion qui doit les ramener au pays. «Mais alors comment voulez-vous qu’ils sachent reconnaître le moment important pour eux?» demande encore Jean-Yves Monfort.

Puis, par la voix des avocats, les étrangers sont entrés dans le prétoire, comme une cohorte d’ombres. On évoque, par exemple, cette jeune Mauricienne enceinte, mariée à un Français et collée dans un avion. Cette Zaïroise sommée de choisir entre le départ avec sa fille ou son placement à la Ddass. Cet homme libéré de sa rétention par un juge, mais menotté dès la fin de l’audience et renfermé au dépôt du seul pouvoir discrétionnaire de la préfecture. Ou cet autre, également libéré, mais aussitôt ramené entre des policiers au centre de rétention de Paris et expédié dans son pays, sans autre forme de procès. Ou encore ce bébé français de 8 mois, placé en garde à vue avec sa mère étrangère dans les locaux de la police de l’aéroport, avant d’être déféré avec elle devant le tribunal pour refus d’embarquer dans l’avion. Jusqu’à ce qu’un juge les libère tous les deux. On revoit les photos du dépôt des étrangers situés dans les sous-sols du palais de justice de Paris, fermé après une longue lutte des associations et des avocats. On parle aussi du président Philippe Texier, et de sa stupéfaction en voyant comparaître devant lui, à trois jours d’intervalle, un Algérien qu’il avait libéré, et qui notera, furieux, dans son ordonnance: «Non content de violer une décision judiciaire, la préfecture a tenté de tromper la justice en présentant un dossier incomplet.» On évoque ces avocats, dont les clients sont convoqués à la préfecture «pour examen de dossier» et à qui des fonctionnaires jurent que leur présence est inutile, mais qui constatent quelques heures plus tard que leur client est au dépôt.

Bref, au-delà de la note, ce sont toutes les pratiques douteuses des fonctionnaires du 8e bureau qui défilent devant le président: «Car vous avez des gens à la préfecture qui estiment que plus important que les lois est de nettoyer la France de ses étrangers», affirme Henri Leclerc, le président de la Ligue des droits de l’homme, cité comme témoin. Plaidant chacun pour une organisation, les avocats ont témoigné de leur pratique de spécialistes du droit des étrangers. «La préfecture a manipulé les juges depuis des années et ne les considère que comme les auxiliaires d’une procédure administrative», affirme Me Simon Foreman. «Il semble qu’en France les droits de l’homme soient réservés aux seuls Français», a ajouté Me Stéphane Maugendre. «Dans la guerre contre l’immigration clandestine, tous les coups sont permis, et ça fait froid dans le dos parce qu’à la guerre tout est permis!» a frémi Me Gérard Tcholakian. Et il s’est tourné vers le président: «Votre responsabilité est immense, si vous ne condamnez pas, je crains que votre décision ne soit un blanc-seing à l’Administration.» Sur la même ligne, l’avocat du prévenu, Me Martin-Commene, et François Reygrobellet, le représentant du parquet, ont soutenu l’irrecevabilité des parties civiles. Le jugement sera rendu le 4 janvier.

(1) Service oecuménique d’entraide, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés.

(2) Syndicat des avocats de France et Syndicat de la Magistrature.

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