Les obsessions de Nadira

images fig Eric Pelletier, 19/12/1995

Hier, devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis, les souvenirs de l’accusée ont occulté les tabous religieux.

Nadira est une sœur idéaliste, à défaut d’être idéale. Malgré le « vertige » qui la prend à l’évocation de son passé, il faudra qu’elle plonge dans ses souvenirs devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis. Et qu elle explique aux jurés, dont quatre femmes, pourquoi elle a défiguré Odile, 16 ans à l’époque des faits, la petite amie de son frère cadet.

Lorsque le président lui demande de faire un effort de mémoire, Nadira Bitach, 37 ans, enfile son petit anorak bleu, comme si elle cherchait à se réchauffer. «Tout se mélange dans ma tête», a-t-elle prévenu hier. Les faits sont têtus qui l’ont conduite dans le box des accusés pour tentative d’assassinat.

Le 18 mai 1993, dans la cité Gagarine de Romainville, elle aperçoit, depuis sa fenêtre, Odile qui se promène avec deux camarades. Les relations entre les deux femmes sont tendues. Nadira a même menacé à plusieurs reprises Odile et sa famille. Elle remplit un Tupperware d’essence et dévale l’escalier à sa rencontre pour, dit-elle, « s’expliquer ». L’adolescente tourne les talons. Nadira l’asperge alors de carburant et la saisit par les cheveux. La flamme d’un briquet ou le bout incandescent d’une cigarette ? La jeune fille prend feu.

Odile ne doit la vie qu’à l’intervention de ses amis : elle est brûlée sur 60 % du corps. Depuis, « elle porte le masque des grands brûlés », souligne pudiquement l’arrêt de renvoi.

L’histoire d’une famille et d’un pays.

Nadira, elle, prend la fuite et se réfugie chez des voisins. Les policiers la découvriront cachée sous un lit. Le lendemain, elle comparaissait dans une affaire de coups et blessures volontaires.

Hier, les deux femmes, toutes deux vêtues de noir, se faisaient face dans la salle d’audience. Entre leurs deux histoires, il y a Abdelkrim, 26 ans, un grand garçon longiligne. Un frère pour l’une, et un petit ami pour l’autre.

« Nous allons essayer de vous connaître », explique doucement le président Wacogne à l’accusée. La personnalité de Nadira, décrite par les experts comme « profondément déséquilibrée et caractérielle », constitue l’une des clés du dossier. Son parcours .individuel se confond avec la petite histoire, familiale, et la grande, celle de l’Afrique du Nord contemporaine. Les Bitach, d’origine marocaine, étaient des gens aisés lorsqu’ils vivaient en Algérie. Ils possédaient deux hôtels. Mais l’indépendance du pays les a privés de biens.

Nadira sanglote en évoquant son arrière-grand-mère qui lui a confié la charge de ses frères et sœurs peu-avant son décès. Elle, l’aînée, avait alors tout juste quatre ans. Elle ne trahira jamais la confiance de son aïeule. D’ailleurs, lorsqu’elle parle aujourd’hui de ses frères et de ses sœurs, elle dit encore :« les enfants ». Au point d’oublier l’existence de son propre fils de quatorze ans. « Je ne sais même pas dans quelle classe il est ; j’oublie tout. » « Mes frères, ils ont trente ans, mais je les vois encore tout petits », confie l’accusée à la cour.

Convertie au catholicisme

Le « clan » Bitach compte sept enfants. Une petite fille est morte très tôt en Algérie. « La petite était malade. Mon père l’a enveloppée dans un linge. Il est sorti et des balles l’ont atteinte. Elle est morte. » De nouveau l’obsession de la famille et la phobie du meurtre : en réalité, la fillette est décédée à la suite d’une méningite.

A partir de son arrivée en France, en 1966, Nadira suit un parcours atypique pour une musulmane. « Sa mère l’inscrit en cachette », dit-elle, dans un collège catholique. Nadira suivra des cours de comptabilité. Elle se convertit, fait sa communion. Aujourd’hui, elle ne quitte plus la Bible qui a, pour elle, « un caractère oriental ».

Les Bitach grandissent bien loin de l’intégrisme. Le père respecte le choix de sa fille, qu’il finit par appeler Marie-Christine. Cette réalité étalée devant le jury finit par contredire les premières déclarations de Nadira.

L’accusée a, en effet, affirmé aux enquêteurs qu’elle ne pouvait pas tolérer qu’une non-musulmane fréquente depuis un an son frère cadet. Au fur et à mesure des témoignages, les obsessions de l’accusée balaient les tabous religieux.

Nadira a connu deux échecs consécutifs. Alors qu’elle travaillait pour une grande chaîne de restauration, elle a tenté de négocier un contrat avec Royal Air Maroc. Autant ses souvenirs familiaux sont flous, autant le récit de la négociation se fait précis. L’accord tant espéré n’aura pas lieu. De plus, à son retour de voyage, Nadira a surpris son mari avec sa maîtresse. En 1988, tout a basculé dans sa vie.

« J’ai toujours rêvé de devenir comme Nadira mais, à partir de ce moment-là, elle s’est négligée, elle qui était toujours si soignée », témoigne l’une se ses sœurs. Elle est devenue «agressive et bizarre», comme le soulignent les médecins. D’ailleurs, le généraliste, devenu son confident, a noté chez elle une grande dépendance à l’égard de sa famille. Elle en oubliait parfois de gérer ses propres problèmes.

Lorsque Abdelkrim, le « petit dernier » est inquiété dans une affaire de vol de voiture, c’est Nadira et non son père qui décroche son téléphone. Elle s’inquiète de son sort auprès des policiers. « Il va mal tourner », pense-t-elle. Dans son esprit, Odile est la seule responsable d’un changement qu’elle ne parvient pas à s’expliquer.