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« J’ai d’abord entendu le souffle des flammes»

logoParisien-292x75 Carole Guechi, 19/12/1995

EMOTION intense, hier après-midi à Bobigny, à la barre de  la cour d’assises de Seine- Saint-Denis, quand Odile Mansfield, la victime, raconte la sauvage agres­sion dont elle a été victime de la part de la sœur de son petit ami. Aujour­d’hui âgée de dix-nuit ans, celle qui était décrite comme une très belle jeune fille porte maintenant le masque des grands brûlés. Malgré les mots qui s’étranglent dans sa gorge, Odile tente d’expliquer à la cour ce qui s’est passé en ce soir de printemps, le 18 mai 1993.

«Vers 22 h 30, avec deux amis, nous revenions du parc de la Sapi­nière, tout proche de la cité Gagarine de Romainville où nous habitions », raconte-t-elle douloureusement.

« Elle m’a aspergée d’essence»

« Nous étions partis à la rencontre d’un autre copain, que nous n’avons finalement pas trouvé. Sur le chemin du retour, près du grillage de la maternelle, Nadira Bitach, la sœur aînée de mon petit ami Abdelkrim, m’a appelée. Je me suis avancée vers elle. Elle a commencé à m’insulter. Je lui ai répondu que ce n’était pas la peine de discuter avec moi et j’ai tenté de partir. Elle m’a rattrapée, m’a fait tomber, m’a agrippée par les cheveux… Quand je me suis redres­sée face à elle, elle a saisi un petit récipient en plastique posé sur le sol derrière elle et m’a aspergée d’es­sence. J’ai levé les mains pour proté­ger mes yeux. J’ai entendu le bruit d’un souffle, comme celui d’un Zippo qu’on allume… et j’ai pris feu. Malgré la douleur, j’ai couru vers mes copains, mais je ne voulais pas m’approcher d’eux de peur de les brûler. Alors, quelqu’un m’a fait tomber et m’a recouverte de vête­ments pour éteindre les flammes. Ensuite, je me suis évanouie. C’est la voix de ma sœur, plus tard, qui m’a fait reprendre conscience. »

Puis elle parle de Nadira. «Je ne comprends pas pourquoi elle m’a fait ça. Jusque-là, elle était toujours à me cajoler, elle disait que j’étais sa préférée…» Odile éclate alors en sanglots, obligée de quitter la barre pour cacher ses larmes sur un visage marqué par les cicatrices des multiples greffes déjà pratiquées. Brûlée sur plus de 50 % de son corps, dont 39 % au troisième degré, Odile est une miraculée. « Elle gardera des séquelles esthétiques et fonction­nelles, notamment aux mains, pen­dant toute sa vie», a confirmé un médecin spécialiste des grands brû­lés. « Sans parler des séquelles psy­chologiques : elle doit se reconstruire une personnalité et s’accepter telle qu’elle est aujourd’hui. Ce sera le plus dur ». Dans la salle des assises du palais de justice de Bobigny, l’émo­tion est à son comble.

Si Odile ne comprend pas le geste de Nadira Bitach, trente-sept ans, aujourd’hui dans le box des accusés pour tentative d’assassinat, cette dernière n’a pourtant jamais manqué de mobiles.

Une vingtaine de tentatives de suicide

Arrêtée deux heures et demie après le drame, Nadira avoue dès sa première audition. « Elle était très volubile, pas avare de confessions, racontera le lieutenant de police chargé de l’entendre. Elle m’a expli­qué pêle-mêle qu’elle ne supportait pas la liaison entre son petit frère et Odile. Qu’il y avait un problème de religion, lui étant musulman et Odile catholique. Pour elle, Odile l’avait cherché et mérité. »

« Nadira reprochait aussi à la mère d’Odile Mansfield, qui était une de ses amies, une dette jamais remboursée. Elle affirmait avoir mis en garde Odile, lui intimant l’ordre de ne plus voir son frère et de lui rendre des vêtements et des photos quelle avait conservés de lui. Elle lui avait même interdit de passer devant le bâtiment de la cité où elle habitait sous peine de provoquer sa colère. » Et, en ce 18 mai 1993, Odile n’avait pas tenu compte de cette dernière mise en garde…

Si Nadira Bitach motive sans cesse son geste, elle dégage pourtant toute responsabilité en se réfugiant derrière son état dépressif. Il est vrai que l’accusée. ainée d’une famille de huit enfants, sans emploi, veuve et mère d’un garçon de quatorze ans. a déjà fait une vingtaine de tentatives de suicide. Elle était d’ailleurs suivie médicalement depuis plusieurs an­nées avant les faits. mais pour  Odette Mansfield la mère d’Odile, « Nadira était surtout jalouse de la beauté d’Odile. » Au point de vouloir la défigurer.

Soudain Nadira enflamme Odile la catholique

logo-france-soir11 Renaud Vincent, 19/12/1995

Devant la Cour d’assises de Bobigny, depuis hier matin, deux femmes se font face. L’une, dans le box des accusés, baisse la tête. L’autre, sur le banc des parties civiles, la fixe avec une obstination douloureuse. Cheveux tirés en arrière et maintenus par un catogan noir, pommettes hautes, yeux noirs, visage à la fois hautain, fier et douloureux, Nadira Bitach, 37 ans, porte chandail marron à col roulé, gilet à boutons dorés et jeans. A moins de quinze mètres, sur le banc de la partie civile, se tient une autre femme aux longs cheveux noirs qui, bras croisés sur la poitrine, ne détache pas son regard de l’accusée. Odile visage jaune taché de blanc, tout couturé et boursouflé des grands brûlés. A voir sa jeune sœur à ses côtés, on se rend compte qu’elle a été autrefois très jolie.

Le 18 mai 1993 à 22 h 30, Odile Mansfield se promenait cité Gagarine, à Romainville (Seine-saint-Denis), avec deux amies. Soudain, telle une furie, Nadira Bitach surgit, portant un récipient en plastique : « Je ne veux plus que tu voies mon petit frère Abdelkrim!»

Et comme la jeune femme poursuit son chemin sans répondre, elle l’injurie puis, la saisissant par les cheveux. l’arrose d’essence. Odile Mansfield cherche en vain à se dégager. Elle affirme avoir entendu . le bruit sec d’un briquet. L’accusée prétend que c’est la cigarette qui a provoqué le drame. En tout cas, en quelques secondes, Odile Mansfield se transforme en torche. Avec un blouson, un passant se jette sur elle et éteint les flammes. Trop tard.

A l’hôpital Foch de Suresnes, les médecins constatent que la jeune femme est brûlée à 59 %, dont 39 % de brûlures du troisième degré. Deux ans après, la victime doit subir de nouvelles interventions chirurgicales. Et à jamais, dans son psychisme et dans son corps, elle restera marquée.

Après avoir mis le feu, Nadira Bitach s’était enfuie et les policiers l’avaient retrouvée cachée sous le lit d’un ami.

Susceptible, agressive, dépressive, excessive, elle n’est pas une accusée facile. Ni pour le président, qui pourtant l’interroge avec précaution, ni même pour son avocat, Me Lev Forster. elle semble hantée par les morts violentes. Avant sa naissance, dit-elle, son père aurait échappé de peu à un empoisonnement. Sa tante, sa petite sœur et son mari auraient été assassinés. « Par le GIA », déclare-t- elle. On lui demande des précisions. Elle bafouille : « C’est, explique-t-elle, parce que tout se mélange dans ma tête. »

Algérie

Un père marocain, une mère algérienne, des parents commerçants aisés, religieux et tolérants, sept frères et sœurs. La vie de Nadira se déroulée dans des conditions favorables. Née le 27 janvier 1958 à Husseindey en Algérie, elle arrive en France en 1965. Elle fait de bonnes études, poursuit même, à l’insu de son père qui croit qu’elle apprend la couture, des cours de comptabilité chez des religieuses.

« Par curiosité », dit- elle, elle se fait baptiser et fait sa première communion. Un peu plus tard, elle épouse un cousin. Un mariage d’amour. Un fils naît. Nadira travaille comme comptable dans une entreprise de restauration. Elle est appréciée, elle a de l’ambition, elle veut monter une société.

Mais ce projet, tout comme le mariage, capote. Chômage et divorce arrivent presque en même temps. Alors, elle perd pied. Elle ne mange plus, se bourre de médicaments et parle de se suicider. A ses proches, elle confie qu’elle n’a plus rien à faire sur terre : « J’ai fait je ne sais plus combien de dépressions, explique-t-elle au président. Je ne peux vous dire combien de fois j’ai essayé de me suicider. »

Violents

Entre les allers-retours dans les hôpitaux et les maisons de repos, Nadira prend à cœur les affaires de sa famille. Le 18 mai 1993, elle se trouvait justement chez elle, avec sa nouvelle obsession : son petit frère Abdelkrim, un grand gaillard de 19 ans.

De sa fenêtre, Nadira voit Odile, une jeune fille qu’elle connaît bien puisque c’est elle qui l’a présentée à son frère. Ni l’origine de la jeune fille, ni sa religion n’auraient dû choquer Nadira. Pourtant, la veille, elle avait téléphoné à la mère d’Odile pour la mettre en garde : «Si Odile n’arrête pas de sortir avec mon frère, il arrivera quelque chose». A des voisins, elle avait tenu des propos encore plus violents, où il était question d’incendie.

Suite de l’audience aujourd’hui.

« Les étrangers sont fragilisés »

Les Uns et les autres, 17/12/1995

Maître Stéphane Maugendre est avocat à Rosny-sous-Bois et membre du Conseil de l’Ordre du barreau de Seine-Saint-Denis. Il est l’un des grands spécialistes français du droit des étrangers. S’il considère que la situation des migrants est aujourd’hui critique : il en appelle au soutien de ces populations et à la réforme de jla législation en cours. Pour une meilleure intégration.

Les Uns et les Autres : « Quelle est la situation actuelle des étrangers ? »

Stéphane Maugendre : « Nous sommes dans une situation explosive, surtout dans nos banlieues. Depuis vingt ans. les étrangers sont de plus en plus réprimés. Ceux qui sont en situation régulière sont fragilisés et mis dans une possible « clandestinisation ». |e prends un exemple. Des enfants sont arrivés sur le sol français très jeunes avec leurs parents. A 18 ans, alors qu’ils passent leur bac, ils se retrouvent clandestins, bien qu’ils soient scolarisés, car la préfecture ne veut pas leur accorder un titre de séjour. On ne peut pas jeter la responsabilité sur des jeunes qui n’étaient pour rien dans le choix de leurs i parents de quitter leur pays ! Autre exemple, dans une même famille, si le grand frère est algérien et la dernière petite sœur française, le dernier enfant qui va naître prochainement ne pourra pas acquérir directement la nationalité française ! On crée alors des situations de jalousie au sein même des familles ! C’est pareil dans les classes. »

Les Uns et les Autres : « Que peut-on faire? »

Stéphane Maugendre : « Réformer la législation en place. Toute personne de nationalité étrangère ayant pour vocation à rester durablement sur le territoire français, parce qu’il a un travail par exemple, doit être dotée d’un titre de séjour. C’est de cette manière qu’on fait l’intégration. La répression des clandestins ne changent rien à la clandestinité. J’ai, parmi mes clients, une femme vivant en France depuis quinze ans, dont la fille est scolarisée et qui travaille officiellement (avec une fiche de paie, donc elle paie des cotisations…). Elle est en situation irrégulière, donc privée de tous ses droits sociaux. Elle ne peut pas non plus compter sur rat de juridictionnelle. Son employeur aux yeux de la loi, peut être également condamné pénalement. Autre exemple un père d’enfants français ne peut pas se taire régulariser. Ce n’est pas normal… »

Les Uns et les Autres : « En attendant une évolution éventuelle de la législation en cours, que peut-on faire pour améliorer cette situation ? »

Stéphane Maugendre : « Si une situation humaine est traitée scandaleusement, il faut inter venir directement auprès des autorités concernées, le Ministère de l’Intérieur et la Préfecture, pour faire évoluer le dossier. Le Préfet a de larges pouvoirs dans ce domaine. Je sais aussi que des lycées se sont mobilisés pour qu’un étranger ne se fasse pas arrêter. Des prêtres interviennent également ponctuellement pour m’aider dans la défense d’un dossier. Tous les organismes soucieux d’une meilleure intégration doivent mettre leur poids dans la balance. Mais il faut être clair : les affaires que nous recensons ne sont que le haut de l’iceberg. La majorité des gens ne passent pas par le circuit des avocats ou des associations… »

La machine à expulser à la barre : Un responsable de la préfecture de police comparaissait mercredi.

logo-liberation-311x113,Dominique Simonnot

Depuis longtemps, les avocats et les associations attendaient cette audience. Égrenant les mille ruses et subterfuges de la préfecture de police de Paris pour augmenter ses taux de reconduites à la frontière. C’est là-dessus que s’est penchée la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris mercredi. A la barre des prévenus, Daniel Monedière, chef du 8e bureau de la préfecture, celui qui est chargé de l’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Il était en effet cité par trois associations (la Cimade, le Mrap, le Gisti [1]) et deux syndicats (le SAF et le SM [2]), sous la grave accusation d’avoir commis le délit d’abus de pouvoir en détournant sciemment la loi. En cause, une note du 15 décembre 1994, rédigée par ses services et signée de son nom, donnant clairement des ordres afin de contourner les règles de la compétence territoriale des juges de Meaux, normalement chargés de statuer sur la rétention des étrangers détenus au centre du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne). Tout était organisé pour que les avocats et les juges n’y voient que du feu: «Afin d’éviter que les avocats des étrangers ne demande au juge de se déclarer incompétent (…), affirme la note, il est devenu d’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot. De cette manière un ordre d’extraction est émis et les étrangers sont conduits à l’audience comme s’ils étaient détenus au dépôt (…)» Et, pour parachever la supercherie, la note précise qu’«il importe que les gendarmes du Mesnil-Amelot ne soient pas présent à l’audience». Le président Jean-Yves Montfort, ironique mais sévère, n’en est pas revenu et a cuisiné pendant deux heures le haut fonctionnaire. «C’est un drôle de jeu que joue la préfecture. C’est vous qui décidez de promener les étrangers pour choisir Paris ou ailleurs? Vous modifiez délibérément et artificiellement la compétence du juge et ça ne vous paraît pas choquant?» Au ravissement des avocats et des représentants d’associations présents, habitués de ces audiences confidentielles de rétention, le prévenu s’en sort mal. De ses explications embrouillées, on retiendra une réponse, significative. «A Meaux, c’était compliqué, nous n’avons pas de représentant de la préfecture sur place.» Mais ça choque le président: «Voulez-vous nous dire qu’à Paris vous obtenez de meilleurs résultats pour la préfecture. Mais c’est une mise en scène, une réalité que vous avez créée de toutes pièces!» Et Jean-Yves Monfort a poursuivi son interrogatoire, pourchassant le moindre détail. Monedière précise que les gendarmes du Mesnil-Amelot et ceux de Paris arborent des galons de couleurs différentes. D’où l’importance de garder les premiers cachés «sauf à tomber sur un juge daltonien!» s’amuse le président. Que ni les magistrats ni les avocats de Meaux n’avaient jamais été informés de ce tour de passe-passe. Que les étrangers en instance de reconduite sont trimbalés devant plus d’une dizaine de fonctionnaires ou magistrats entre leur interpellation et la passerelle de l’avion qui doit les ramener au pays. «Mais alors comment voulez-vous qu’ils sachent reconnaître le moment important pour eux?» demande encore Jean-Yves Monfort.

Puis, par la voix des avocats, les étrangers sont entrés dans le prétoire, comme une cohorte d’ombres. On évoque, par exemple, cette jeune Mauricienne enceinte, mariée à un Français et collée dans un avion. Cette Zaïroise sommée de choisir entre le départ avec sa fille ou son placement à la Ddass. Cet homme libéré de sa rétention par un juge, mais menotté dès la fin de l’audience et renfermé au dépôt du seul pouvoir discrétionnaire de la préfecture. Ou cet autre, également libéré, mais aussitôt ramené entre des policiers au centre de rétention de Paris et expédié dans son pays, sans autre forme de procès. Ou encore ce bébé français de 8 mois, placé en garde à vue avec sa mère étrangère dans les locaux de la police de l’aéroport, avant d’être déféré avec elle devant le tribunal pour refus d’embarquer dans l’avion. Jusqu’à ce qu’un juge les libère tous les deux. On revoit les photos du dépôt des étrangers situés dans les sous-sols du palais de justice de Paris, fermé après une longue lutte des associations et des avocats. On parle aussi du président Philippe Texier, et de sa stupéfaction en voyant comparaître devant lui, à trois jours d’intervalle, un Algérien qu’il avait libéré, et qui notera, furieux, dans son ordonnance: «Non content de violer une décision judiciaire, la préfecture a tenté de tromper la justice en présentant un dossier incomplet.» On évoque ces avocats, dont les clients sont convoqués à la préfecture «pour examen de dossier» et à qui des fonctionnaires jurent que leur présence est inutile, mais qui constatent quelques heures plus tard que leur client est au dépôt.

Bref, au-delà de la note, ce sont toutes les pratiques douteuses des fonctionnaires du 8e bureau qui défilent devant le président: «Car vous avez des gens à la préfecture qui estiment que plus important que les lois est de nettoyer la France de ses étrangers», affirme Henri Leclerc, le président de la Ligue des droits de l’homme, cité comme témoin. Plaidant chacun pour une organisation, les avocats ont témoigné de leur pratique de spécialistes du droit des étrangers. «La préfecture a manipulé les juges depuis des années et ne les considère que comme les auxiliaires d’une procédure administrative», affirme Me Simon Foreman. «Il semble qu’en France les droits de l’homme soient réservés aux seuls Français», a ajouté Me Stéphane Maugendre. «Dans la guerre contre l’immigration clandestine, tous les coups sont permis, et ça fait froid dans le dos parce qu’à la guerre tout est permis!» a frémi Me Gérard Tcholakian. Et il s’est tourné vers le président: «Votre responsabilité est immense, si vous ne condamnez pas, je crains que votre décision ne soit un blanc-seing à l’Administration.» Sur la même ligne, l’avocat du prévenu, Me Martin-Commene, et François Reygrobellet, le représentant du parquet, ont soutenu l’irrecevabilité des parties civiles. Le jugement sera rendu le 4 janvier.

(1) Service oecuménique d’entraide, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés.

(2) Syndicat des avocats de France et Syndicat de la Magistrature.

⇒ Voir l’article

Les étrangers, au « bon vouloir » de la préfecture de police de Paris

index Nathaniel Herzberg, 02/12/1995

LES DOIGTS accrochés à la barre, la tête légèrement rentrée dans Ies épaules, l’homme vacille. Ces question qui résonnent à ces oreilles, Il les a déjà entendues souvent. Posées par des avocats d’étrangers en situation Irrégulière tentant de défendre leurs clients, ou par des associations de défense des droits de l’homme, inquiètes des dérapages de l’administration… Mais cette fois, c’est Jean-Jacques Monfort, président de la 17ème chambre correctionnelle qui l’interroge. Et lui, Daniel Monedière, chef du 8ème bureau de la direction de la police générale, chargé de l’éloignement des irréguliers à la préfecture de police de Paris, est dans la position de l’accusé.

A l’écouter, il n’a pourtant pas pensé à mal en écrivant cette note, le 15 décembre 1994. Il entendait simplement «trouver une parade aux arguments des avocats ». Et voilà que ces mêmes avocats, ceux du Syndicat de la magistrature SM) et du Syndicat des avocats de France (SAF), auxquels se sont joints le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés (Gisti), la Cimade, le MRAP et l’association de défense du droit des étrangers (ADDE), l’accusent d’avoir détourné la loi et le poursuivent pour «abus d’autorité». Non, «honnêtement», il ne comprend pas.

Cette note? Trois paragraphes, envoyés au commandant du centre de rétention du Mesnil-Amelot (Seine-et-Mame). «Afin d’éviter que les avocats des étrangers concernés ne demandent au juge de se déclarer incompétent, il est devenu d’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot De cette manière, un ordre d’extraction du dépôt est émis et les étrangers sont conduits à l’audience comme s’ils étaient retenus au dépôt » Une simple question de géographie, assure-t-il. Bien sûr, il connaît le décret du 13 juillet 1994, selon lequel le juge délégué compétent pour prolonger la rétention administrative d’un étranger est celui du département ou se trouve le centre de rétention. Mais «les droits des retenus sont mieux défendus à Paris ».

Il s’explique : «A Meaux, il n’y a pas de magistrat, pas de greffier pour ces audiences. Et nous ne pouvons pas envoyer de fonctionnaire pour suivre les dossiers. » Le président Jean-Jacques Monfort s’interroge : «Ce fonctionnaire est-il indispensable pour défendre les droits des retenus ? ». « Cela permet un meilleur éclairage des situations, explique M, Monedière. D’ailleurs, depuis que j’ai pris mes fonctions en mai 93 et que j’envoie quelqu’un à I’audience, le nombre de libérations a considérablement chuté. » Le président Monfort s’agace : « Vous êtes en train de dire que vous modifiez, à votre guise, la compétence du Juge pour obtenir des décisions plus favorables. Ça ne vous semble pus choquant ? » « Non, monsieur le président! ». « Alors là, nous ne parlons pas la même langue, soupire le magistrat. Il y a des textes. Pourquoi la préfecture de police pourrait-elle choisir sa compétence selon son bon vouloir? » «C’est dans l’intérêt même de l’étranger », tente encore le prévenu. « J’ai l’impression que vous confondez les intérêts de l’étranger et ceux de la préfecture », assène le président.

« DU CHIFFRE »

La salle, largement acquise aux parties civiles, contient difficilement son plaisir. Des murmures montent, des rires fusent. Après plus d’une heure de vain dialogue, le président n’interroge plus Daniel Monedière, il le morigène : «Il faut que vous compreniez que les avocats sont des empêcheurs de tourner en rond. Ils sont là pour défendre leur client Ici, on s’y est fait. Il faut que l’administration s’y fasse. Lorsqu’il existe une règle, notre devoir c’est de l’appliquer, pas de la contourner. »

Les uns après les autres, les avocats des parties civiles dénoncent l’arbitraire administratif. « Cela fait quinze ans que le juge est chargé de contrôler la rétention, quinze ans que l’administration s’y oppose et considère les magistrats comme des auxiliaires d’une procédure administrative, martèle Me Simon Foreman, au nom du SM. « Le seul objectif, c’est de faire du chiffre, poursuit Me Danielle Matte-Popelier, avocat du SAF. Alors on se soucie fort peu de valeurs qui nous semblent essentielles, comme le respect des lois. » « Vous avez à dire le droit dans un cas particulier qui est le reflet de tout un comportement de l’administration, ajoute Me Tcholakian, pour le Gisti. On a déclaré la guerre à l’immigration clandestine. Mais à la guerre tout est permis. (…) Je ne crois pas que vous ayez à faire à Eichmann, à Bousquet, ou à Darquier de Pellepoix. Mais je crois que vous devez punir ce braconnage de manière particulièrement sévère, si¬non ce sera un blanc-seing donné à l’administration. »

Après avoir plaidé l’irrecevabilité, Me Martin-Comnene a demandé la relaxe de M. Monedière. Constatant que l’«abus d’autorité»- passible de cinq ans de prison et 500 000 francs d’amende – suppose qu’un fonctionnaire ait « tenté de faire échec à l’exécution de la loi », il a estimé que la contestation portait ici sur « un simple décret », argument développé, à l’identique, par le substitut du procureur, François Reygrobellet.

Jugement le 4 janvier.

⇒ Voir l’article

Le droit des étrangers défendu devant le tribunal correctionnel

InfoMatin, Christophe Dubois, 02/12/1995

Juristes et associations dénoncent des manœuvres illégales.

Lorsque le président Monfort relit la note rédigée et diffusée le 15 décembre 1994 par Daniel Monédière, ce dernier baisse la tête et n’est pas tranquille sur le banc des accusés.

Le chef du 8e bureau de police, spécialisé dans l’éloignement des étrangers à la préfecture de Paris, était poursuivi hier devant la 17e chambre correctionnelle pour abus d’autorité, délit puni de cinq ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende, suite à une plainte déposé par le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature.

Manœuvre: Ces deux organisations, soutenues par quatre associations partie civile (Mrap, Gisti, Cimade et l’Association de défense des droits des étrangers), entendent démontrer que le fonctionnaire a tenté une manœuvre pour «faire échec à l’exécution de la loi ». En l’occurrence, il avait écrit : «Afin d’éviter que les avocats des étrangers concernés ne demandent au juge de se déclarer incompétent en invoquant les dispositions de l’article 1er du décret du 13 juillet 1994, il est devenu l’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot.»

Mais, avant d’aborder le débat sur le fond, Me Martin Comnene, avocat de M. Monédière, a soulevé l’irrecevabilité et l’incompétence du tribunal. Des incidents de procédures que le président a joints au fond.

Rétention: Daniel Monédière, 46 ans, cheveux grisonnants, se tient droit à la barre, écoute attentivement le président qui lui demande de préciser ses fonctions : «Ma mission est de mettre en œuvre les mesures d’éloignement des étrangers», répond-il.

Le président demande au fonctionnaire de justifier la note incriminée : «Depuis le 30 décembre 1993, la garde à vue des retenus peut être prolongée de trois jours après les six premiers jours de rétention. Avant cela, on ne s’était jamais pose de questions.»

Un décret stipule en effet que le juge compétent est celui du lieu du centre de rétention. Daniel Monédière reconnaît à la barre que ça n’arrange pas les affaires de l’administration : «Nous n’avons pas les moyens d’aller défendre nos dossiers au tribunal de grande instance de Meaux » (ce¬lui dont dépend le centre de Mesnil-Amelot, NDLR).

Pour répondre à cette difficulté et améliorer le taux de reconduite à la frontière, le chef du 8è bureau avait donc trouvé ce qu’il appelle une «parade» : transférer les retenus au dépôt de Paris la veille de leur comparution devant un juge.

Le fonctionnaire tente de minimiser : «Cela ne concerne que treize retenus par mois sur un total de deux cents». « Donc, vous décidez de la compétence des juges? C’est choquant ! » intervient le président.

Compétence: Daniel Monédière s’enfonce dans sa logique: « au moment où l’on dépose la requête, le retenu est à Paris ». « Vous n’avez,pas à fixer la compétence des juges, renchérit le président. Nous n’avons pas le même langage.»

Un militant d’extrême gauche algérien

BOBIGNY, 12 sept (AFP) – Un militant d’extrême gauche algérien a été condamné vendredi par le tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) à 80 heures de travail d’intérêt général pour « séjour irrégulier et refus de se soumettre à une mesure d’éloignement du territoire français », a-t-on appris de source Judiciaire.

Interrogé par l’AFP, Me Stéphane Maugendre, avocat du prévenu, s’est félicité de la décision du tribunal qui, selon lui, s’apparente « à une mesure de protection Judiciaire ».

Le substitut du procureur, Mme Molina, avait requis une peine d’emprisonnement ferme couvrant le mois de détention provisoire exécuté par le prévenu non assortie d’une interdiction du territoire français.

L’avocat a expliqué à l’audience que son client, membre fondateur d’un mouvement trotskiste algérien, était en danger de mort s’il retournait en Algérie. Il a invoqué, dans sa plaidoirie, « un état de nécessité » pour justifier son maintien sur le sol français et a réclamé le réexamen de son dossier». Me Maugendre a indiqué que le prévenu (qui a souhaité garder l’anonymat pour des raisons de sécurité) avait été un proche de Nabila Djahnine, fondatrice de l’association « Le cri des femmes », qui fut assassinée en Algérie la 15 février 1995.

Il a également produit, devant le tribunal, les témoignages écrits de deux Journalistes du « Monde » spécialistes du Maghreb, d’un journaliste d’un quotidien algérien, d’un professeur algérien de l’université Paris VIII et de deux leaders d’extrême gauche français, Alain Krivine (LCR) et Arlette Laguiller (LO), qui était présente à l’audience»

Arrivé en France en 1991, le prévenu avait demandé le bénéficie du statut de réfugié politique qui lui a été refusé par l’QFPRA en 1992. Devenu clandestin, il avait été Interpellé le mois dernier et avait refusé de quitter le territoire français».

Me Maugendre a indiqué qu’il allait saisir le ministère de l’Intérieur d’une demande d’asile territorial.

Le 4ème charter ou la banalisation des expulsions

InfoMatin, Christophe Dubois, 08/09/1995

Chose promise, chose due. Jean-Louis Debré, ministre de l’Intérieur, avait annoncé en août son intention de poursuivie « les opérations groupées de reconduite par avions affrétés». Objectif : doubler le nombre de reconduites à la frontière (soit 20000 expulsions) au moyen d’un charter par semaine.

Mercredi matin, ces mesures ont été mises une nouvelle fois à exécution : trente Africains (vingt Sénégalais, sept Ivoiriens, deux Cap- Verdiens et un Guinéen) ont été renvoyés chacun dans son pays. C’est le quatrième charter organisé sous le gouvernement Juppé (22 Roumains le 17 juin, 51 Tsiganes le 10 juillet et 43 Zaïrois le 18 juillet).

La Cimade, association de défense des étrangers, présente dans les centres de rétention, avait mercredi, un peu tard, détecté quelques regroupements d’étrangers. Embarqués à 8 h 26, les trente illégaux ont quitté l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle dans un Airbus A320 affrété par le ministère de l’Intérieur. « On ne va pas rester les bras croisés», assure Stéphane Maugendre (avocat), membre du Groupement d’information et de soutien des travailleurs immigrés (Gisti). De son côté, la Fasti (Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés) a protesté en appelant « à la plus grande vigilance et à la dénonciation de cette opération qui encore une fois n’honore pas le pays des droits de l’homme».

Le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) stigmatise une méthode « démagogique et dangereuse. Le gouvernement valide les thèses d’une extrême droite raciste et xénophobe qui fait de l’immigration son cheval de bataille». Malgré la convention européenne des droits de l’homme qui interdit les expulsions collectives, les charters sont juridiquement assimilés à des «reconduites individuelles d’étrangers prenant le même avion». Les associations posent la question de l’intérêt de ces actions. Le Mrap mentionne que, pour atteindre le nombre de 20000 éloignements par an, il faudrait organiser un charter par semaine… pendant sept ans. Pour ces organisations, une telle politique ne peut que décourager les étrangers qui voudraient régulariser leur situation. Ce n’est pas autrement que l’on fabrique des clandestins.

L’affaire du ressortissant algérien condamné

Photo Stéphane Maugendre
Photo Stéphane Maugendre

« Monsieur le Président, Mesdames du Tribunal,

vous est soumis aujourd’hui non seulement un dossier de principe mais aussi le dossier d’un homme, d’un homme au parcours étrange.

Monsieur N. est né en France en 1961 -, il est de nationalité algérienne.

Il a toujours été scolarisé en France.

Il a toujours, depuis sa sortie de l’école, exercé un emploi en France.

Sa famille, arrivée en France en 1950, y a toujours résidé.

Toutefois, en 1978, son père, éboueur pour la ville de Paris, a décidé de retourner en Algérie pour des raisons religieuses. Il y est décédé quelques années plus tard.

Monsieur N., lui, malgré de nombreuses pressions paternelles, est resté en France comme ses frères et sœurs.

Sa mère, de nationalité algérienne, âgée de 72 ans, vit toujours en France. Ses six frères et sœurs sont tous nés en France ou ont la nationalité française et résident tous en région parisienne.

Il n’est allé en Algérie que deux fois dans toute son existence, durant des vacances scolaires.

Ainsi, toutes ses attaches culturelles, toutes ses attaches sociales, toutes ses attaches familiales sont en France, voire françaises.

Mais, à peine majeur, il est condamné à 18 ans de réclusion criminelle pour vols avec port d’arme et viols commis sous la menace d’une arme. En détention, Monsieur N. a cherché à préparer son avenir en suivant des études et une psychothérapie pour comprendre les raisons de son acte.

Il prépare et obtient le BEPC et des examens du CNAM (mathématiques supérieures, physique, électricité et électronique).
Il participe à des stages de droit, d’électronique et de secourisme.

Tous ses éducateurs, tous ses professeurs et toutes les personnes qui l’ont côtoyé lors de son travail en prison soulignent le sérieux et le changement exceptionnellement important de Monsieur N.

Toutefois, en 1993, Monsieur le ministre de l’Intérieur lui notifie un arrêté d’expulsion au motif que : « en raison de son comportement l’expulsion de cet étranger constitue une nécessité impérieuse pour la sécurité publique ; que sa libération va intervenir, qu’il y a en conséquence urgence absolue à l’éloigner du territoire français

C’est cet arrêté d’expulsion qui est déféré à la censure de votre tribunal. Je ne reprendrai pas les points suivants évoqués dans mon recours et mon mémoire :
– Incompétence du signataire
– Absence de motivation (au sens de la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs)
– Violation de l’article 26 de l’ordonnance du 2 novembre 1945.

Toutefois, j’entends reprendre quelque peu la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Rappelons d’abord un passage de la décision de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Beldjoudi qui considère que « l’arrêté d’expulsion ne saurait être considéré comme nécessaire « dans une société démocratique », dans la mesure où la loi du 20 décembre 1966 modifiant l’ordonnance du 21 juillet 1962 est contraire à la législation de l’ensemble des pays membres du Conseil de l’Europe qui considèrent dans leur ensemble comme étant des nationaux les personnes qui sont nées sur leur territoire de parents qui y sont nés eux-mêmes ».

(Vient ensuite une analyse des décisions :
– Conseil d’État, 19 avril 1991, affaire Belgacem/Ministère de l’Intérieur,
– Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Mousta- quim/Belgique et Beldjoudi/France).

Monsieur N. se trouve être dans la même situation que les trois exemples que je viens de citer.

Toutes ses attaches culturelles, sociales et familiales sont en France voire françaises, je dirais même plus : il est français.

Vous sanctionnerez donc Monsieur le ministre de l’Intérieur.
Autre point, l’erreur manifeste d’appréciation voire l’erreur de droit commise par Monsieur le ministre de l’Intérieur.

Le Conseil d’État, par un arrêt de principe en 1977, avait affirmé que l’autorité décisionnaire devait apprécier la situation au jour non des faits mais au jour auquel il prenait sa décision.

Cet arrêt, qui à ma connaissance ne semble pas avoir fait grande jurisprudence malgré ces considérants de principe, vient d’avoir son frère jumeau au mois de janvier de cette année en matière d’expulsion.

Concernant notre affaire, le directeur de la maison d’arrêt souligne l’excellent comportement de Monsieur N. et le changement de celui-ci : «Je puis attester que du point de vue de la prévention spéciale qui doit prendre en considération les gages et les efforts d’insertion fournis par l’intéressé, elle (l’expulsion) revêt un caractère somme toute très pénalisant ». Le premier juge de l’application des peines vous a écrit, Monsieur le Président, en ces termes :
«… il apparaît que N., incarcéré alors qu’il avait à peine sa majorité, a engagé de réels efforts en vue d’une réinsertion déjà sérieusement amorcée, et que sa présence en France ne semble pas constituer un grave trouble pour la sécurité publique ».

Qui donc mieux que ces deux personnes peut avoir un avis plus éclairé sur l’évolution de ce jeune homme ?

Peut-on parler d’évolution ou de miracle ?

Eh bien, Monsieur le ministre de l’Intérieur ne semble pas comprendre que l’homme change,

il ne semble pas comprendre ce qu’est la peine,

il ne semble pas comprendre que des magistrats, des éducateurs, des chefs d’entreprise et parmi eux les plus courageux et dévoués, peuvent travailler à la réinsertion des délinquants et qu’ils y arrivent.

Pour Monsieur le ministre de l’Intérieur, Monsieur N. est toujours celui qui a commis les actes pour lesquels il a été condamné, puisqu’il va même jusqu’à affirmer : « à eux seuls ils justifiaient l’impérieuse nécessité de l’expulsion ».

Pour cela vous annulerez sa décision.

Merci.

La préfecture de police de Paris contourne les lois sur l’immigration

index Nathaniel Herzberg, 26/11/1995

Pour reconduire à la frontière plus d’étrangers en situation irrégulière, des responsables policiers « oublient » les protections prévues par les textes ou utilisent des subterfuges, au grand dam de certains magistrats et avocats.

RETENTION : Des Magistrats et des Avocats mettent en cause certains procédés utilisés par la préfecture de paris pour reconduire à la frontière des étrangers en situation Irrégulière pourtant protégés par la loi ou par une décision de Justice. Ces accusations concernent les conditions d’interpellation et le contrôle de la rétention administrative.

PLUSIEURS PLAINTES ont été déposées contre des fonctionnaires accusés de violer ou de contourner la loi Pasqua sur l’Immigration. Répressif, ce texte contient cependant des garde-fous juridiques et procéduraux dont les défenseurs des droits de l’homme réclament aujourd’hui l’application.

UN ARRÊT de la cour d’appel de Paris ordonnant la remise en liberté d’un étranger en rétention a ainsi été bafoué. Sitôt cette décision prononcée, l’Intéressé a fait l’objet d’un nouveau placement en rétention.

La préfecture de police de Paris  transgresse-t-elle sciemment les lois sur rentrée et le séjour des étrangers afin de multiplier les reconduites à la frontière d’étrangers en situation irrégulière ? Cette question, que les avocats spécialistes du droit des étrangers posent avec insistance, se trouve au centre de plusieurs affaires examinées par le tribunal de grande instance de Paris. En l’es¬pace de quelques mois, deux plaintes ont en effet été déposées par des particuliers ou par des or-ganisations de défense des droits de l’homme à l’encontre de la pré-fecture de police de Paris. Une troisième le sera dans les tout pro-chains jours. Au palais de justice de Paris, magistrats et avocats se racontent « les dernières ruses du 8ème bureau [chargé de l’éloignement des irréguliers à la préfecture] pour contourner la loi ». « Il y a deux ans, on luttait contre les lois Risqua. Aujourd’hui, on se bat pour leur application », soupire l’avocat Alain Mikowski.

Conditions d’interpellation, contrôle de la rétention administrative, exercice du droit d’asile, protection des personnes non expulsables : les exemples pullulent. Comme si la priorité affichée par les gouvernements à la lutte contre l’immigration clandestine avait libéré l’administration de certaines réserves qu’elle s’imposait jusque-là. « Le ministre de l’intérieur veut des résultats, alors la préfecture de police fait du chiffre, sans se soucier du droit », accuse Jean-Claude Bouvier, secrétaire général du syndicat de la magistrature.

Les faits tendent malheureusement à lui donner raison. Le 30 novembre, le tribunal de grande instance de Paris examinera une plainte pour « abus d’autorité » déposée par le Syndicat de la magistrature (SM) et le Syndicat des avocats de France (SAF) contre le chef du 8ème bureau de la direction de la police générale. Les deux syndicats accusent Daniel Monedière d’avoir détourné sciemment la loi. Depuis août 1993, celle-ci prévoit en effet que, I l’issue des sept premiers jours de rétention la préfecture peut demander une prolongation de trois jours afin d’organiser le rapatriement.

Mais pas à n’importe quel juge délégué : le décret du 13 Juillet 1994 d’abord, puis la cour d’appel de Paris ont clairement donné compétence au juge du départe-ment où se trouve le centre. Les étrangers du centre de rétention du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), près de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, doivent donc être présentés au tribunal de Meaux. Mais cette jurisprudence n’arrange pas la préfecture car, à l’inverse de Paris, elle ne dispose pas à Meaux d’un permanencier capable de défendre chaque dossier. Le 15 décembre 1994, Daniel Monedière envoie donc une note au commandement du Mesnil-Amelot, dans laquelle il explicite la technique de contournement mise au point : « Afin d’éviter que les avocats des étrangers concernés ne demandent au juge de se déclarer incompétent, il est devenu d’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot. De cette manière, un ordre d’extraction du dépôt est émis et les étrangers sont conduits à l’audience comme s’ils étaient retenus au dépôt. » Comme si… Pour les syndicats plaignants, cette opération, qui consiste à faire passer la porte du dépôt aux étrangers, à les fouiller, puis à les faire ressortir en direction de la salle d’audience « est ou¬vertement destinée à bafouer les droits de la défense » (Le Monde du 30 mars). Pis, elle organise un détournement de la loi « en mentant aux magistrats délégués en créant l’illusion de la compétence territoriale de Madame le président du tribunal de grande instance de Paris ». A la préfecture, on plaide la nullité de la note en assurant que Daniel Monedière n’avait pas autorité pour la rédiger. Si la préfecture peut encore prétendre que «ce qui est important, c’est que l’étranger passe devant un juge, peu importe le lieu», la plainte déposée en mai dernier par Marie-Paule Dagbo risque de la placer dans une situation autrement embarrassante.

Le 16 juin 1994, cette Ivoirienne de vingt-deux ans en situation irrégulière a été convoquée à la préfecture. Depuis la naissance de Sandy, dix mois auparavant, elle a demandé une carte de résident et doit renouveler son récépissé tous les trois mois. Dès leur arrivée à la préfecture, elle et sa fille sont interpellées, puis conduites à l’aéroport Charles-de-Gaulle pour y être embarquées dans un avion à destination d’Abidjan.

N’est-elle pas parent d’enfant français et, à ce titre, protégée contre une expulsion ? Aucunement : un arrêté de reconduite à la frontière a été pris à son encontre le 17 janvier 1992, soit avant la naissance de son enfant. Mais pourquoi sa fille ? L’enfant n’est-elle pas « de nationalité française», comme en témoigne une note rédigée par le 8* bureau ? Le père, en situation régulière, ne peut-il pas en prendre la garde? Autant de questions qui restent sans réponse. A l’aéroport, Marie-Paule Dagbo se débat. Poursuivie pour « refus d’embarquer », elle est relaxée, le 16 novembre, par le tribunal correctionnel de Bobigny. Aujourd’hui, c’est elle qui poursuit deux fonctionnaires du 8ème bureau pour « atteinte à la liberté individuelle ».

De l’île Maurice, où il se trouve aujourd’hui, Abdool Qualek Fugurally s’apprête lui aussi à déposer plainte. Interpellé en situation irrégulière le 22 juin dernier, il a été conduit à la préfecture de police de Paris où il s’est vu remettre un arrêté de reconduite à la frontière. Le lendemain, il est placé en rétention au centre du Mesnil-Amelot. Le 29 juin, la préfecture de police, qui n’est pas parvenue à organiser son rapatriement, de-mande une prolongation de la rétention pour trois jours. Au juge délégué, le représentant de la préfecture plaide l’absence de passe-port. Le juge s’étonne : M. Fugurally n’a-t-il pas remis son passeport lors de son interpellation ? Il a été restitué au consulat de l’ile Maurice qui ne l’a pas encore renvoyé, assure la préfecture. Considérant que la faute n’en revenait pas à M. Fugurally, le juge délégué refuse de prolonger sa rétention et l’assigne à résidence à son domicile.

L’affaire semble réglée. En réalité, elle commence. Dans un courrier envoyé à l’avocat de M. Fugrally, Me Elisabeth Hamot, les autorités mauriciennes sont formelles: «L’ambassade, à aucun moment, n’a demandé la remise ni reçu, un passeport au nom de M. Fugurally. » Cet  » abus d’autorité » s’accompagne selon l’avocate, d’une « séquestration arbitraire ». A la sortie de l’audience, M. Fugurally est en effet raccompagné au centre de rétention de Vincennes, où ses affaires se trouvent alors. Selon l’ordonnance du juge, il doit être libéré à 13 heures. Mais sa libération n’interviendra jamais. En fin d’après- midi, Mme Fugurally apprend que son mari a été reconvoqué à 15 heures à la préfecture pour « réexamen de situation ». Son éloignement est « en phase d’exécution ». Le soir même, il décollera pour l’Ile Maurice.

Reste un problème: comment M. Fugurally, théoriquement libre à 13 heures, s’est-il rendu du dépôt de Vincennes à la préfecture de police, située dans l’ile de fa Cité, à Paris ? «Les circonstances ont voulu qu’un employé du 9ème bureau avec un véhicule de mon service se trouvait au centre de rétention, explique dans une lettre Jacques-André Lesnard, le directeur de la police générale, de sorte qu’il a proposé à M. Fugurally une place dans son automobile puisqu’il retournait dans les minutes qui suivaient à la Cité. » De l’ile Maurice, M. Fugurally raconte une tout autre histoire: c’est entre deux policiers en civil qu’il aurait quitté Vincennes pour « un commissariat» où il aurait attendu ensuite plusieurs heures, menotté dans une voiture. «j’ai montré les papiers signés par le juge pour ma libération mais, à mon grand regret. ils m’ont insulté en prétendant que c’étaient des foutaises. »

Trois affaires qui en annoncent d’autres. Ici, des décisions de justice non appliquées (lire ci-contre).  Là, des réfugiés politiques ou demandeurs d’asile que l’on ne s’abstient de reconduire dans leur pays d’origine qu’après interventions des organisations de défense des droits de l’homme (le Monde daté 19-20 novembre). Ces associations s’avouent écœurées de l’indifférence qui accueille leurs mises en garde. Me Alain Mikowski se voit une fois encore contraint de brandir ces lois Pasqua qu’il a tant combattues «Aussi répressives soient-elles, elle laissent encore une place au droit, soupire-t-il. Elles permettent même, dans de très rares cas, au étrangers d’obtenir gain de cause. Quand aujourd’hui on se permet de le rappeler, on nous rit au nez. »

Une décision de la cour d’appel de Paris bafouée

AU PALAIS de justice de Paris, l’affaire fait le délice des magistrats ; à la préfecture de police, elle provoque soupirs et haussements d’épaule. Sans le hasard des tableaux de permanence, personne n’en aurait pourtant jamais entendu parler tant elle semble au départ banale. Benadi Belgacem, un Algérien condamné pour vol, est frappé, le jour de sa sortie de prison, le 19 octobre, d’un arrêté de reconduite à la frontière. Immédiatement placé en rétention, Il voit cette mesure prolongée, le lendemain, par le juge délégué, selon une procédure des plus classiques. Comme la loi le lui permet, il fait cependant appel. La décision rendue par le conseiller Philippe Texier est tout autre. Constatant que la préfecture ne lui apporte pas de pièces permettant de prouver la réalité de la condamnation, « ni sur la fin de la peine ni, en conséquence, sur la régularité de la mise à disposition de Belgacem aux service de police », le magistrat prononce sa « mise en liberté immédiate ».

Au lieu d’exécuter cette décision, la préfecture de police ramène M. Belgacem au centre de rétention de Vincennes. Quatre heures plus tard, le chef du bureau chargé de l’éloignement signe une nouvelle ordonnance de placement en rétention. Le manège peut donc reprendre. Le lendemain, un nouveau juge délégué prolonge la rétention et Belgacem interjette encore appel. C’est là que la préfecture est frappée de malchance : le 26 octobre, le conseiller de permanence est à nouveau Philippe Texier.

Cette fois, l’audience est rapide. La délibération est identique à la première. Mais sa motivation est nettement plus fleurie. Sa précédente décision, n’a, souligne-t-il «été suivie d’aucun effet», puisque « Belgacem est resté en rétention en toute illégalité». Quant à toutes les ordonnances prises depuis lors par la préfecture, elles sont purement et simplement « illégales». Constatant que la préfecture a omis de signaler au second juge sa précédente décision, Philippe Texier écrit en conclusion : « Non content de violer une décision judiciaire, le préfet de police a tenté de tromper la justice en présentant un dossier incomplet ». La préfecture de police a décidé de se pourvoir en cassation.

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