C’est la justice aux champs. L’annexe du tribunal de grande instance de Meaux, en Seine-et-Marne, s’est posée au bord d’un immense champ de maïs, discrètement survolé par les avions qui se posent à l’aéroport de Roissy, tout proche. Le tribunal est bordé à sa droite par une compagnie de CRS et par le centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot; l’ensemble forme un même bâtiment ocre et terre de Sienne, un peu sévère mais flambant neuf.
C’est très commode; les sans-papiers sont maintenus dans le centre de rétention, un magistrat statue sur leur sort à deux pas de là, ils sont renvoyés dans leur pays grâce à l’aéroport voisin, ils peuvent même regarder les avions par la fenêtre. Le tribunal, en son annexe, a tenu sa première audience, lundi 14 octobre, devant un public homogène de journalistes et de militants venus dénoncer cette «justice d’exception». Les magistrats, sans surprise, ont balayé leurs arguments.
Boubacar F., un Sénégalais de 30 ans, a été le premier à essuyer les plâtres du nouveau tribunal. Il tourne en rond depuis vingt-cinq jours en rétention, et la préfecture réclame un nouveau délai de vingt jours pour permettre aux autorités sénégalaises d’établir qu’il est bien un de leur ressortissant. Le jeune homme n’a commis aucun délit, il est seulement sans-papiers. Depuis un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 avril 2011, le défaut de titre de séjour n’est plus un délit, le jeune homme est donc retenu, pas détenu. Il peut téléphoner, recevoir des visites, mais pas sortir. Avant son expulsion.
Patrick Berdugo, son avocat, s’est jeté à l’eau le premier, pour dénoncer «des irrégularités de procédure» et «la violation des principes généraux». «Les personnes retenues ont été placées ensemble en cellule, s’est indigné l’avocat, ce qui les prive par définition de la liberté d’aller et venir au sein du centre de rétention. Il n’est pas possible de s’entretenir confidentiellement avec eux, et les gens qui l’ont demandé non pas pu obtenir l’assistance de la Cimade». La Cimade, association œcuménique d’entraide, est la seule à pouvoir assister les étrangers en rétention.
Sur le plan des principes, Me Berdugo soupçonne que «l’indépendance et l’impartialité de la juridiction» sont mises à mal. «La justice ne doit pas seulement être impartiale, mais doit en donner l’image. Or vous siégez dans une ancienne caserne, qui jouxte la police de l’air aux frontières, partie prenante de ce procès, puisqu’elle gère à la fois le centre de rétention et la salle d’audience, il y a un dangereux mélange des genres à craindre, et un risque de pressions extérieures.» Petite moue du juge des libertés et de la détention, qui constitue la juridiction à lui tout seul et supporte plutôt moins bien la pression des avocats.
Entretiens sur le parking
La Cour de cassation a jugé en 2011 qu’une salle d’audience ne pouvait pas être placée dans un centre de rétention mais devait être «autonome». Pour l’avocat, une même enceinte englobe le centre de rétention et l’annexe, il s’agit en fait du même bâtiment. Enfin il estime que les droits de la défense ne sont pas respectés, que les avocats n’ont pas le temps de regarder les dossiers, pas de bibliothèque, et «ce qui était acquis hier au tribunal de Meaux ne l’est plus ici, et cette audience nous jette dans un néant judiciaire».
A sa suite, Me Bruno Vinay, pour l’association ADDE (avocats pour la défense des droits des étrangers) a indiqué qu’il n’y avait aucun moyen de s’entretenir avec les familles des retenus, «sauf sur le parking» et il a marqué un point: «les retenus sont conduits à l’audience par un couloir interne, pas par la rue, qui passe par le centre de rétention, la compagnie de CRS puis le tribunal, ce qui en dit long sur l’autonomie de cette salle d’audience».
«La justice des étrangers est déjà une justice d’exception, a renchéri Mylène Stambouli, pour la Cimade et la Ligue des droits de l’homme, les délais sont extrêmement brefs, les appels non suspensifs, le juge unique. Pourquoi ne pas ouvrir des salles d’audience dans les maisons d’arrêt ou les commissariats?» Me Stéphane Maugendre, le président du groupe de soutien aux travailleurs immigrés (Gisti) et avocat du Syndicat de la magistrature a enfin rappelé que la publicité des débats, gage de l’indépendance de la justice, n’était pas possible si loin de tout.
Il exagère: on peut trouver un sandwich à un peu moins d’un kilomètre; il ne faut que trois petits quarts d’heure en RER depuis Paris pour rallier le terminal 1 de Roissy, et dès qu’on a repéré le bus 701 à la gare routière, il vous pose dix minutes plus tard à un arrêt qui n’est pas signalé – mais on n’est plus qu’à dix minutes de marche de l’annexe du tribunal. L’aller-retour coûte 24 euros. Mais pour les voitures, le parking est gratuit, a rappelé sévèrement le président.
Transports hors du commun
Ils étaient deux juges à se partager l’audience lundi, dont Hervé Allain, qui s’était visiblement levé du pied gauche. L’un des retenus lui a expliqué qu’il n’avait pas pu joindre la Cimade le matin, il lui a répondu, «la Cimade touche 800000 euros par an pour être présente. Je vous rassure, en un peu plus d’un an et demi de fonction, je les ai vus une fois.» Consternation dans la salle, où le dévouement de l’association est notoire. Le juge s’est même donné la peine dans son ordonnance d’expliquer que le trajet du palais de justice de Paris au Mesnil-Amelot se faisait en cinquante-huit minutes – il dispose assurément de transports hors du commun- et que les salles d’audience comptaient 37 places chacune (en réalité douze pour l’une, treize pour l’autre).
Sur le fond, les magistrats sont tombés d’accord pour estimer que l’annexe comprend des salles d’audience «autonomes, qu’aucun barbelé ne ceint», «qu’elles sont aussi séparées des centres de rétention et autres locaux dépendant du ministre de l’intérieur et ne sont pas reliées, de quelque façon que ce soit, aux bâtiments composant les centres de rétention», bien que les retenus aient pu passer par l’intérieur. Tous les étrangers de la matinée ont écopé de vingt jours de rétention supplémentaires.
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