Archives de catégorie : Avocat

Communiqué du SAF, 04/10/1996

Le Syndicat des Avocats de France (section Bobigny) est particulièrement indigné par les méthodes employés par la Préfecture de la Seine-Saint-Denis. En effet, après le com­muniqué du ministère de l’Intérieur en date du 26 juin 1996 et les annonces gouverne­mentales faisant suite à la publication de la circulaire du 9 juin 1996 (Journal officiel du 4 août 1996, relative à la mise en œuvre des circulaires sur les parents d’enfant français), nombre d’étrangers, parents d’enfants nés en France, se sont présentés auprès de la Préfecture de Bobigny.

C’est ainsi que le 30 septembre 1996 ont été remis à un couple et deux femmes de natio­nalité chinoise les notes manuscrites sui­vantes : « Du lundi au vendredi de 9 heures à Il heures 30 prendre rendez-vous pour ré­examen de situation. » Le lendemain, ces quatre personnes se sont présentées auprès de la Préfecture avec leurs enfants. C’est alors que le couple LIM et leur enfant (17 mois), Mademoiselle LUO et son enfant (6 mois) et Madame HUANG, mère d’un en­fant (4 ans), ont été placés en rétention ad­ministrative. Le 2 octobre 1996, le juge délégué du tribunal de Bobigny ordonnait leur assignation à résidence. La veille, soit le 1er octobre 1996, vers 22 heures, 5 couples de nationalités chinoises commençaient leur attente devant la Préfecture de Bobigny. Le matin du 2 octobre, ils étaient reçus par les  services compétents et il leur aurait été indiqué qu’ils ne seraient régularisés qu’en pré­sence de leurs enfants.

Se sont alors présentés :

Monsieur et Madame LIM avec leurs deux enfants (13 ans et 2 ans 1/2) ; Monsieur et Madame SAN avec leurs 2 enfants ; Mon­sieur et Madame REN avec leurs deus filles née en France, Maijolaine (5 ans) et Elodie (1 mois) ; Monsieur et Madame SHI avec leur fille Geneviève (6 mois) née en France.

Ils ont tous été interpellés et placés en ré­tention administrative. Le jeune Steve (5 ans), neveu d’un des couples interpellés, a lui aussi été placé en rétention, et sa mère (en situation régulière) n’a pu le récupérer auprès des services de police. Ceux-ci lui au rait indiqué que cela était trop tard et qu’elle pourrait reprendre son enfant que le lende­main matin. Ce matin là, Steve et Marjolaine présentaient des signes de maladie, mais aucun médecin n ‘était requis par les services de police. Selon nos informations, à midi, aucun des enfants n’avaient pu boire d’eau depuis le matin. En début d’après-midi, lors de l’audience du juge délégué au tribunal de Grande Instance de Bobigny, le jeune Steve a été remis à sa mère. Il s’est évanoui dans les bras de sa mère. Le juge délégué a libéré l’ensemble de ces personnes en les assignants à résidence.

La section de Bobigny du S.A.F. rappelle que l’Ordonnance du 2 novembre 1945 interdit le placement en rétention et la reconduite à la frontière des enfants mineurs et que de telles pratiques sont assimilables à de la sé­questration arbitraire réprimée par le Code pénal. Outre les pièges mis en place pour in­terpeller des étrangers qui se sont présentés spontanément pour que soit réexaminée leur situation (réexamen considéré comme un droit par le Conseil d’État dans son avis du mois d’août dernier), le S.AF. de Bobigny condamne très fermement ces pratiques qui :

  • ont pour but de prendre des familles et des enfants en otage pour inciter les étrangers à ne plus se présenter auprès des guichets de la Préfecture ;
  • mettent en danger la santé des enfants ;
  • sont indignes d’institutions chargées de faire respecter non seulement les lois de la République mais aussi et surtout les prin­cipes de notre démocratie.

Stéphane Maugendre Président de la Section de Bobigny du S.A.F.

contact Stéphane Maugendre :

Tél : 01 48 94 34 21 – Fax :01 48 94 00 07

Ferdinand, sans papiers, arrêté mais libre.Les juges de Pontoise ont déclaré nul le contrôle qui avait fait «tomber» un Haïtien.

Béatrice Bantman , 0

Qu’est ce qu’un contrôle d’identité? Dans quelles conditions est-ilvalable? La question était posée vendredi devant le tribunal correctionnel de Pontoise (Val-d’Oise) où comparaissait un jeune Haïtien sans papiers, arrêté et emprisonné sur dénonciation de son propriétaire.

Ferdinand Jérôme, 32 ans, est un réfugié sans statut, venu d’Haïti il y a neuf ans. Des enfants nés en France, un travail de carreleur, un appartement dont la famille paie régulièrement le loyer. Pourtant, le 4 septembre, son propriétaire, qui a reçu pour la location de l’appartement une caution de 13 000 francs en liquide, dénonce la famille Jérôme à la police et l’accuse de lui devoir plusieurs mois de loyer. En arrivant sur les lieux, les policiers tombent sur Ferdinand et sa femme Kethlie. Débouté du droit d’asile, interdit de séjour à la suite de quatre refus de l’OFPRA, Ferdinand est immédiatement arrêté et emprisonné Sur le rôle à l’entrée du tribunal de Pontoise, Ferdinand est devenu «X, se disant Jérôme Ferdinand». Dans le box, c’est un homme aux yeux tristes, les mains menottées dans le dos, perdu au milieu des droits communs qui sont le lot habituel des audiences de comparution immédiate. Une vingtaine de Chinois et quelques Africains sont venus soutenir Ferdinand. Tous sont, comme lui, membres du troisième collectif de sans-papiers qui a vu le jour cet été et regroupe des immigrés de 24 nationalités. Des anonymes venus d’Asie et d’ailleurs, vivant en France depuis des années. Et qui sont là dans la salle du tribunal. Comme Aminata, dont la fille de 17 ans n’a toujours pas de papiers; ou Zong, en France depuis onze ans et que ses patrons ne paient pas toujours parce qu’ils savent qu’elle n’a pas de papiers. Et Chen, Ya, Zhao qui ont demandé l’asile politique il y a longtemps.

Devant le tribunal, Ferdinand Jérôme n’a pas à expliquer ses démêlés avec l’administration, les promesses d’embauche qui n’aboutissent jamais faute de papiers et sa vie de clandestin malgré lui. Son avocat, Me Stéphane Maugendre, estime, en effet, que le contrôle d’identité qui a eu lieu sur dénonciation dans l’appartement du couple n’est pas réglementaire. «Ce contrôle n’était pas justifié. L’ordre public n’était pas menacé et le litige, d’ailleurs imaginaire, qui opposait les Jérôme à leur propriétaire est une procédure civile et non pénale, comme le prévoit la loi», argumente l’avocat. Il aura gain de cause: Ferdinand Jérôme sera libéré le soir même. «Le contrôle d’identité est indéniablement nul», estime le procureur, qui ajoute: «Vous êtes libre, mais vous en situation irrégulière, vous êtes interdit de séjour. Vous ne pouvez pas vous imposer en France. Je n’enverrai pas les policiers vous cueillir à la sortie de prison. Mais, demain, le trouble à l’ordre public recommencera. Et vous serez à nouveau emprisonné. Il faudra partir.» L’avocat ne plaidera donc pas. Il ne dira pas que Ferdinand Jérôme a toujours travaillé, qu’il a des fiches de paie, qu’il acquitte son loyer et ses impôts. Que ses enfants ne connaissent que la France et ne parlent que le français. Il n’expliquera pas que la famille fait partie de ces immigrés dont le gouvernement dit qu’ils ont vocation à s’intégrer mais dont il n’arrive pas à régulariser sa situation. L’avocat gardera sa plaidoirie pour la prochaine fois et dira simplement que, cet après-midi-là, les juges ont pris le temps d’écouter et que le tribunal n’a pas voulu jouer son rôle de purge.

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Brulée vive parce qu’elle était trop belle

logo nouveau detective Corinne Montagner, 28/12/1995

Elle se tient droite à la barre des témoins. Le public massé dans la salle d’audience a ne la voit que de dos. Mais soudain, elle se retourne. Pour montrer un visage qui n’en est plus un…

Grande, élancée, le corps moulé dans un cardigan noir et un jean, elle s’avance vers les bancs de la partie civile avec une grâce de mannequin. Tous les regards, dans la cour d’assises de Bobigny, sont braqués sur son dos tandis qu’elle s’assoit à côté de son avocat. Alors, seulement, elle se retourne, of­frant au public son visage de grande brûlée. Dans le public, il y a d’anciens copains, d’anciennes amies qui ne l’ont pas revue depuis le drame et qui la découvrent soudain dans toute l’horreur de sa mutilation. « Dire que c’était la plus belle fille de la cité », s’exclame à voix basse un garçon d’une vingtaine d’années.

« C’était… » Les photos qui circulent sont là pour en témoigner… Mais au­jourd’hui, lundi 18 décembre 1995, sous les néons crus de la cour d’assises de la Seine-Saint-Denis, ce n’est plus qu’une pauvre gosse de 18 ans qui es­saie, avec beaucoup de courage, de ra­valer les larmes qui lui montent aux yeux.

On reparlera souvent, durant les trois jours que vont durer le procès, de la beauté d’Odile Mansfield avant qu’elle ne soit défigurée. Et aussi de sa gentillesse,de sa joie de vivre, de ses projets d’avenir. Mais  la porte des accusés vient de s’ouvrir, et toutes les tètes se tournent vers la jeune  femme qui fait deux pas et se tomber, comme prise de vertige, sur le banc d’infamie.

Pour l’expert psychiatre,c’est une manipulatrice

Elle, on le devine, n’a jamais été jo­lie. Visage fermé, chignon sévère et re­gard noir, tout est sombre chez cette femme de 37 ans qui fixe les jurés d’un air dur, sans accorder le moindre re­gard à sa victime. Nadira Bitach, c’est manifeste, n’est pas émue outre me­sure par la souffrance muette d’Odile.

Le président Didier Wacogne, après avoir rappelé à l’accusée qu’elle est poursuivie pour tentative d’assassinat, procède à l’interrogatoire d’identité. La naissance de Nadira, le 27 janvier 1959, dans une famille de commerçants marocains installés en Algérie, son arri­vée en France en 1965, avec tous les ré­fugiés chassés par le FLN après l’indé­pendance du pays, son mariage avec un cousin en 1979, la naissance d’un petit garçon et son divorce, neuf ans après, quand elle découvre son mari dans les bras d’une autre femme.

— Mon mari était volage, reconnaît- elle.

Et pourtant, dès le début de l’au­dience, on a la désagréable impression que Nadira Bitach ne dit pas que la vé­rité. Faut-il la croire quand elle prétend se souvenir qu’à l’âge de 3 ans elle a vu sa tante mourir, assassinée par des soldats français ? Est-elle sincère quand affirme que son ex-mari, retourné en Algérie a été tue par les extrémistes  du GIA ? N’exagère-t-elle quand elle affirme avoir sauvé toute seule des flammes ses sept frères et sœurs pris au piège dans l’incendie du pavillon familial, alors qu’elle n’avait que 9 ans ?

Ce ne sont que des détail peut-être. Mais ces petites affabulations mettent mal à l’aise, et desservent l’accusée. On a des difficultés à la croire. « C’est une manipulatrice », dira d’ailleurs un expert psychiatre.

Elles  décide que son frère ne doit plus fréquenter Odile

Une manipulatrice que son divorce, en 1988. va profondément déséquili­brer. Dépressive, multipliant les tenta­tives de suicide et se gavant de médi­caments, Nadira Bitach perd son emploi et se replie chez ses parents, avec son fils. Son père et sa mère (ils sont absents du procès pour raison de santé) l’accueillent dans leur apparte­ment de la cité Youri-Gagarine, à Romainville, en Seine-Saint-Denis. Les autres enfants de la famille ont fait leur vie de leur côté. Ne reste plus alors à la maison qu’Abdelkrim. le pe­tit dernier, à l’époque âgé de 23 ans.

—J’étais le chouchou de ma sœur Nadira, vient témoigner Abdelkrim.

Un chouchou que Nadira surveille d’un œil jaloux. Pourtant, quand au printemps 1992, le garçon se met à fréquenter une petite voisine de 15 ans, Odile Mansfield, elle ne dit rien. Et pour cause : à l’époque, elle est amie avec Odette, la maman d’Odile. Mais un an plus tard, changement de décor : Nadira et Odette sont fâchées. Et Nadira décrète tout d’un coup qu’ Abdelkrim doit mettre un terme à sa liaison avec Odile.

— Elle me l’a dit à plusieurs reprises, mais je n’en tenais pas compte, explique avec une certaine désinvolture Abdelkrim à la barre.

En fait, personne, dans l’entourage des deux jeunes gens, ne prête atten­tion cet ultimatum. Et personne ne sent, au fil des jours, la haine que Nadira accumule contre la jeune Odile. On rit quand elle va voir un ma­rabout pour qu’il jette un sort sur la petite amie de son frère. Et quand un autre jour, dans un moment de colère, Nadira déclare qu’elle ira « mettre le feu à l’appartement d’Odile », on ne la prend pas au sérieux.

On a tort. Car Nadira, dans le passé, a déjà fait preuve de violence. Il lui est arrivé de menacer ses frères avec une arme, et même, elle a blessé d’un coup de pistolet à l’œil un chauffeur de la petite entreprise de bâtiment que diri­geait son père ! Mais pour tout le monde, elle est plus folle que mé­chante. Et personne ne comprend, en ce mois de mai 1993, que Nadira est rongé par un sentiment destructeur : la jalousie. Elle qui n’est pas jolie est ja­louse de la beauté d’Odile ; elle qui a raté sa vie de femme est jalouse du couple que la jeune fille forme avec Abdelkrim ; elle qui se sent investie d’une mission de sœur aînée est jalouse de voir son jeune frère lui échapper.

18 mai 1993. Odile se promène dans la cité Youri-Gagarine avec deux co­pains. Il est 22 h 30, la nuit est tombée. Soudain, Nadira l’interpelle.

— Viens, j’ai quelque chose à te dire ! Odile se sépare de ses amis et fait quelques pas à sa rencontre. Les deux jeunes femmes se trouvent à cet instant près du mur de l’école mater­nelle. Nadira fume une cigarette. Odile ne remarque pas le récipient en plastique qu’elle tient à la main.

La conversation tourne court.

— Il faut que tu arrêtes de fréquen­ter mon frère, dit Nadira d’une voix nerveuse. Et que tu me rendes les pho­tos et la gourmette qu’il t’a données.

« Il ne fallait pas qu’elle fasse partie de ma famille »

Odile ne veut pas en entendre da­vantage. Elle fait déjà demi-tour. Sans se méfier. Mais à peine a-t-elle fait I trois pas que Nadira se jette sur elle l’attrape par les cheveux, la retourne I et lui lance au visage le contenu de] son récipient. C’est de l’essence..! Transformée en torche vivante, Odile se met à courir, les mains sur ses yeux. Elle souffre atrocement, mais elle est | incapable de crier. Elle roule à terre…!

Un voisin, qui a assisté à la scène de la fenêtre de son appartement, a le réflexe de jeter une couverture aux deux garçons qui se précipitent sur Odile et éteignent tant bien que mal les flammes. Quand les secours l’emmè­nent enfin à l’hôpital Foch, à Suresnes,  la jeune fille est dans un état grave,  brûlée au troisième degré sur près du tiers de son corps.

Les policiers mettront à peine une  heure pour retrouver Nadira Bitach qui  s’est réfugiée dans l’appartement d’une voisine. La jeune femme, débusquée sous un lit, a alors ce mot horrible pour l’inspectrice qui l’arrête : « Elle n’a eu que ce qu’elle cherchait… »

Dans la cour d’assises de Bobigny, un silence pesant succède à l’évocation du drame. Odile, bouleversante, tourne son visage mutilé vers les jurés. Nadira Bitach, elle, se dresse dans son box. Elle se défend d’avoir voulu mettre le feu à l’essence dont elle venait d’asperger la jeune fille. Elle soutient que le liquide s’est enflammé au contact de la ciga­rette qu’elle tenait à la main.

— C’est un accident affirme-t-elle.

Et elle ajoute, sans manifester pour autant la moindre émotion :

—Je regrette le geste que j’ai fait. Vous croyez que cela ne me fait pas mal au cœur de la voir comme ça ?

Mais alors, pourquoi Nadira Bitach avait-elle emporté ce soir-là de l’es­sence ? (Ce qui lui vaut d’être poursui­vie pour tentative d’assassinat, la chambre d’accusation ayant retenu la préméditation). L’accusée esquive la question, louvoie, se bute. La seule ex­plication que le président Wacogne arrive à tirer d’elle est cette phrase :

– Tant qu’Odile vivait dehors avec mon frère, cela allait. Mais il ne fallait pas qu’elle fasse partie de la famille…

Voilà, on n’en saura pas plus. Et Me Maugendre, l’avocat d’Odile, à qui il re­vient de plaider en premier, le déplore.

– Aujourd’hui, dit-il, Odile est déçue par ce procès. Elle ne sait toujours pas pourquoi Nadira Bitach lui a fait tout ce mal. Elle avait 16 ans, elle était belle, amoureuse, pleine d’avenir. Maintenant malgré les vingt-trois opérations qu’elle a subies, elle est dé­figurée pour toujours.

L’avocat général, Martine Bouillon, lui succède. Pour le magistrat qui re­quiert une peine de quinze ans de ré­clusion criminelle, il ne fait aucun doute que Nadira Bitach, le soir du drame, avait prémédité son geste.

– Elle voulait supprimer Odile. Et de fait, Odile devrait être morte aujour­d’hui. Elle n’avait que peu de chances de survivre à de telles blessures !

« Ma cliente était sous l’emprise de médicaments ! »

Faux ! plaide à son tour Me Forster, le défenseur de Nadira Bitach, qui conteste, lui, la moindre prémédi­tation.

Pour l’avocat Nadira était à l’époque sous la dépendance des mé­dicaments

– Et ces médicaments l’empêchaient d’appréhender la réalité. Elle a agi en toute confusion !

Les débats sont terminés. Le dernier mot revient à l’accusée. De sa voix trop sèche, trop froide, elle déclare, sans un regard pour le masque tragique qu’Odile tourne vers elle :—Je regrette ce qui lui est arrivé, je  n’ai jamais voulu la tuer.

Après quatre heures de délibérations, les jurés – quatre femmes et cinq hommes- lui donneront en partie rai­son en écartant la préméditation. Nadira Bitach n’est plus convaincue d’assassinat, mais de tentative d’homicide volontaire. Et elle est condamnée à douze ans de ré­clusion criminelle. Odile Mansfield, en entendant le verdict baisse la tête. Elle, c’est à vie qu’elle gardera son visage dé­figuré.

Le geste criminel inexpliqué

index Maurice Peyrot, 22/12/1995

« ODILE est encore plus belle qu’elle ne l’était. » En lançant cette affirmation, l’avocat général de la cour d’assises de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Martine Bouillon, regardait le visage de cette jeune fille de vingt ans, défigurée par une femme qui l’a arrosée d’essence un soir de mai 1993, dans la cité Youri-Gagarine à Romainville. C’est vrai, Odile est toujours très belle. Elle a cette beauté qu’aucun feu ne pourra jamais détruire. Un mot d’Odile, un geste, un regard, et le masque des grands brûlés disparaît derrière son extraordinaire force de caractère.. « J’ai entendu le souffle des flammes, a raconté la jeune fille. J’ai couru. J’ai vu un copain qui venait dans ma direction. J’ai obliqué pour ne pas l’enflammer»

Les dernières cicatrices ont semblé s’effacer quand Odile a ajouté qu’elle était venue pour comprendre. Pas un instant dans son discours, il n’y a eu le moindre mot trahissant la rancœur ou la colère envers celle qui lui a détruit son visage et une grande partie de son corps. « Vous avez été d’une dignité et d’une sagesse extraordinaires, insistait l’avocat général, la grandeur de l’homme est en vous. Vous ferez de grandes choses, mademoiselle. »

Si Odile est venue devant la cour d’assises pour comprendre, il n’est par sûr que son vœu ait été exaucé. Certes, Nadira Bitach, trente-sept ans, a été condamnée, mercredi 20 décembre, à douze ans de réclusion criminelle pour tentative de meurtre. Mais trois jours de débats, pourtant menés avec un soin méticuleux par le président Didier Wacogne, n’ont pas permis d’expliquer le geste de cette femme. Nadira elle-même ne donne aucune raison. Lors de l’enquête, elle avait fourni une foule de justifications. Ainsi, elle avait dit aux policiers qu’elle refusait qu’une catholique fréquente son frère Abdelkrim, de confession musulmane. Mais Nadira est catholique depuis qu’elle a été baptisée à l’âge de douze ans, à sa demande, avec l’accord de son père. A l’audience, elle a confirmé que cette explication n’avait « rien à voir», en rappelant qu’un autre de ses frères était marié avec une catholique. Elle avait aussi parlé d’une somme d’argent que lui au¬rait due la mère d’Odile, un mobile aussi peu convaincant qu’une jalousie envers celle que chacun désignait comme « la plus belle de la cité ».

Enfin, parmi d’autres justifications, Nadira avait, un temps, évoqué un envoûtement vaudou qu’Odile, fille d’un Antillais, aurait fait subir à son frère. Devant ses juges, Nadira n’a maintenu aucun de ces motifs, se contentant de dire qu’elle ne voulait « aucun mal » à Odile avant de soutenir qu’elle ne souhaitait pas la brûler mais que c’était la jeune fille qui s’était jetée sur sa cigarette, provoquant l’embrasement.

DÉPRESSIVE

Devant l’inexplicable, les jurés se sont tournés vers les psychiatres. Le hasard a voulu qu’ils déposent en fin d’audience, alors que le jury connaissait précisément chaque détail de l’affaire. Ils ont pu ainsi s’apercevoir que l’un des experts s’était appuyé sur plusieurs éléments erronés du dossier pour parvenir à la conclusion que Nadira était responsable de ses actes. Tout en émaillant son rapport d’idées reçues sur le mode de vie des familles maghrébines, il admettait cependant une atténuation de cette responsabilité en évoquant une « structure névrotique de type hystérique » et un « déséquilibre de la personnalité ».

Un second expert était allé plus loin en parlant d’un « état limite, présentant des moments de décompensation de type prépsychotique ». Mais leur confrontation ne donna lieu qu’à un échange de courtoisies confraternelles et l’on tomba d’accord pour dire que la nuance ne portait que sur les mots. Le jury a cependant pu apprendre que Nadira avait déjà commis des actes de violence, dont certains contre sa propre famille. Dépressive, après de graves échecs professionnels et affectifs, Nadira avait fait plus d’une vingtaine de tentatives de suicide. Elle était suivie depuis 1989 par un médecin généraliste qui lui prescrivait une association de plusieurs tranquillisants avec un antidépresseur. Dans une lettre à un expert, ce médecin écrivait : «Je la crois fort capable de faire n’importe quoi, sans s’en rendre compte véritablement (…), incapable de résister à son agressivité intérieure ». Mais il n’expliquait pas pourquoi, face à une telle éventualité, il n’avait pas jugé urgent de confier sa patiente à un confrère plus spécialisé.

Dénonçant une «folie consciente », l’avocat général avait demandé quinze ans de réclusion criminelle. «La maladie ne se condamne pas, elle se soigne ! ». lui rétorquait Me Lev Forster, en demandant que l’on tienne compte de l’état mental de sa cliente. C’est avec tous ces éléments, mais sans avoir reçu de véritables explications sur le crime de Nadira que les jurés se sont retires pour réfléchir pendant plus de quatre heures. Si juger, c’est comprendre, l’audience et cette peine de douze ans d’emprisonnement, issue d’un long délibéré, ne satisferont personne. Elles sont à l’image d’une juridiction criminelle, qui. devant certains comportements, atteint ses limites.

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Pourquoi Nadira a-t-elle défiguré Odile?

newlogohumanitefr-20140407-434 Cathy Capvert, 21/12/1995

Nadira Bitach, trente-sept ans, comparaissait depuis lundi devant la cour d’assises de Bobigny pour avoir, en 1993, tenté d’assassiner par le feu la petite amie de son frère.

CET après-midi-là, une photographie circule entre les mains des jurés de la cour d’assises de Seine-Saint-Denis. « Odile était la plus jolie fille de la cité », sont venus leur dire les habitants de la cité Gagarine de Romainville. Une longue fille brune de mère française et de père antillais, qui, à seize ans, débordait d’énergie. Comme Odile Mansfield cherchait leur regard, très vite, ils n’ont pu éviter ses grands yeux noirs. Ils ont affronté ses cicatrices pour l’écouter raconter ce soir du 18 mai 1993 où elle a définitivement perdu l’espoir de mener une vie sociale et professionnelle normale. Ce soir où Nadira Bitach, la sœur aînée de son petit ami Abdelkrim, l’a aspergée d’essence, la brûlant au troisième degré sur 39 % du corps.

Il est 21 h 30. Odile se promène dans les allées de la cité Gagarine avec deux copains. La sœur de son petit amie l’a aperçue depuis chez elle, est descendue du cinquième en courant et l’attend là, appuyée au grillage. Elle l’appelle. L’adolescente s’approche. Ses amis s’éloignent. Deux, trois minutes s’écoulent. Des hurlements de douleur. Odile raconte que Nadira a commencé à l’insulter, lui demandant de cesser de voir Abdelkrim. Comme elle se retournait pour partir, la sœur aînée l’a attrapée par les cheveux et lui a jeté de l’essence à la figure. Dans un souffle, elle s’est embrasée. Seule l’intervention rapide de ses copains permettra de la sauver.

Nadira jure qu’elle ne voulait pas la tuer, pas même la brûler. « C’est un accident », répète-t-elle, affirmant « ça me fait mal de la voir comme ça ». Elle dit : « Si je lui ai jeté l’essence que j’avais descendue dans un Tupperware, c’était pour l’obliger à m’écouter. C’est Odile qui s’est jetée sur ma cigarette. » Drôle de manière de discuter. A l’inspectrice qui l’interroge en garde à vue, Nadira explique : « La mère d’Odile me devait de l’argent. » Puis : « Depuis qu’il la fréquentait, mon frère avait changé de comportement. » Enfin : « Mon frère est musulman, je ne supportais pas qu’il soit avec une catholique, »

Mobile confus. Beaucoup ont pourtant cru trouver dans ce dernier argument l’explication de ce geste fou. Beaucoup, sauf ceux qui savent que, bien qu’issue d’une famille musulmane pratiquante, la jeune femme née en Algérie, a été baptisée à l’âge de douze ans, avant de revenir à la religion de ses parents. Odette, la mère d’Odile a très longtemps été l’unique amie de Nadira Bitach. Elle se souvient que c’est Nadira qui a présenté son frère à sa fille. Les Bitach sont une famille d’origine marocaine, plutôt aisée qui a fui l’Algérie pour s’installer à Romainville après l’indépendance. Le père a dû abandonner ses biens. Un mauvais souvenir pour Nadira, aînée d’une fratrie de sept enfants, qui parle de ses frères et de sa sœur en disant « les gosses ».

Abdelkrim, le petit frère, son « chouchou » est venu quasiment de force à la barre de la cour d’assises de Bobigny. Il lâche : « Débrouillez-vous. Pour moi, c’est compliqué. » Du coup, c’est Douniza, une sœur, qui raconte que Nadira a beaucoup « assumé », s’occupant de ses cadets, tout en poursuivant ses études jusqu’au BEP, avant de se marier avec un cousin, et de travailler six ans dans la même société. En 1988, elle perd son emploi, en même temps qu’elle découvre que son mari la trompe. « C’est là qu’elle a commencé à changer. » Dépression. Cachets. Tentatives de suicide. Agressivité- Odile cherche toujours à comprendre pourquoi, à seize ans, une femme l’a défigurée. Les psychiatres lui ont dit que « Nadira avait surinvesti son rôle d’aînée et voyait en Odile une menace de voir spolier les biens acquis par un père idéalisé ». Pour l’avocat général, « elle voulait la voir disparaître du monde parce que la mère d’Odile l’avait fait disparaître de son monde en refusant de continuer à la voir ». Nadira est donc malade. Odile devra s’en contenter. « On ne peut pas soigner l’insoignable », a soutenu Martine Bouillon, en réclamant au minimum quinze ans de réclusion criminelle. Pour Me Forster, défenseur de l’accusée, « la maladie ne se condamne pas, elle se soigne ». Et la guérison de Nadira est le seul moyen pour Odile de comprendre pourquoi. » Le verdict devait être rendu dans la soirée.

Nadira, condamnée à douze ans de réclusion

images fig Eric Pelletier, 21/12/1995

En 1993, elle avait défiguré Odile, la petite amie de son jeune frère. Les jurés l’ont reconnue coupable de tentative d’homicide volontaire sans préméditation.

«Mademoiselle, vous êtes encore plus belle qu’auparavant. Quand on est ce que vous êtes, on a le droit de hurler sa haine. Or, vous nous avez montré une sagesse et une dignité extraordinaire». Martine Bouillon est sortie, hier, du rôle habituellement dévolu à l’avocat général en s’adressant directement à la victime. Odile, la jeune femme sans visage, n’a pas bronché. Avec le temps, ses cheveux ont fini par repousser et ses boucles noires tombent sur ses épaules.

Des flammes, cette métisse antillaise de 18 ans a sauvé son sourire et ses grands yeux sombres. Peut- être aurait-elle aimé croiser, au moins une fois pendant ces trois jours d’audience, le regard de Nadira Bitach ?

Le visage de cette maitresse-femme de 37 ans arbore, lui, des traits sévères :ainée d’une fratrie de sept enfants accusée d’avoir aspergé Odile d’essence au printemps de ses 16 ans. Simplement parce qu’elle fréquente depuis un an son petit frère, Abdelkrim. malgré toute la pédagogie dont a fait preuve le président, Didier Wacogne, et la retenue des parties, le procès n’aura pas permis de lever toutes les interrogations sur le mobile exact de l’agression. « Odile attendait des réponses qui ne sont pas venues », a souligné son avocat, M° Stéphane Maugendre, qui plaidait pour les parties civiles. Il n’a pas voulu s’attarder sur les 23 opérations pratiquées sur sa cliente : « Elle aurait simplement aimé entendre la vérité parce qu’elle était une jeune fille de 16 ans, Innocente, bonne élève et amoureuse. »

Capable de tout

Incompréhension aussi dans l’esprit du représentant du ministère public qui a Introduit un réquisitoire très dense par un : «On va essayer de dégager un soupçon de vérité mais, en réalité, seule Nadira Bitach sait pourquoi». Le magistrat a rappelé notamment les menaces dont la jeune fille a été victime, L’accusée « n’a pas dit: je vais l’égorger. Elle n’a pas dit : je vais lui poser un revolver sur la tempe. Elle a dit : je vais lui faire la peau ! Quelle drôle d’expression quand on regarde son visage aujourd’hui ». Il a tenté de démontrer l’intention de tuer et la préméditation. Il a sèchement laissé tomber : « Vous avez manqué votre coup, Mme Bitach ! Vous vouliez la réduire en cendres, elle devait mourir. Elle est toujours en vie et vous avez fait d’elle quelqu’un de très grand ».

En conséquence, l’avocat général a demandé au jury de condamner Nadira Bitach à quinze ans d’emprisonnement au minimum car elle est, dit-elle, capable de tout. « J’avais l’intention de demander les circonstances atténuantes mais, hier, j’ai vu à quel point elle manipulait tout le monde », a-t- elle conclu. Manipulatrice, Nadira Bitach ? Les experts, entendus mardi, ont décrit une femme intelligente. Imaginative et aussi névrotique : « Un cas d’école presque caricatural d’une fille surinvestie dans son rôle d’aînée dans une famille. » Elle a hérité de cette responsabilité d’une arrière grand-mère en Algérie. Nadira Bitach ne voulait pas perdre les biens d’un père idéalisé, chef d’une entreprise de 35 personnes. « La possession, c’est le mot, monsieur le président », a reconnu un psychiatre. Une possession affective – l’accusé dit « les petits », en parlant de ses frères – plus que religieuse.

Une dignité extraordinaire

C’est précisément à la personnalité « troublée » de Nadira Bitach que s’est attaché Me Lev Forster, pour demander au jury de lui accorder les circonstances atténuantes. Il a fait l’impasse, comme d’ailleurs l’accusation, sur ses croyances religieuses ou, plutôt, ses superstitions : la Bible dans sa cellule par « curiosité », le Coran sous l’oreiller pour éloigner les cauchemars, les talismans sur le corps pour détourner le mauvais œil. « Je dois me battre contre une Image, a commencé l’avocat. Face à cette douleur insupportable, à cette dignité extraordinaire de la victime, on peut être tenté de ne pas chercher à comprendre », a concédé l’avocat. Ce ne serait plus alors un procès, mais un exorcisme. » Il est revenu sur les zones d’ombre du dossier et, en premier lieu, sur la nature de l’objet qui a transformé Odile en torche vivante. Les imprécisions concernent également la place du Tupperware rempli d’essence et la poignée de secondes qui se sont écoulées entre le moment de la rencontre des deux femmes et le drame.

Pour lui, « le geste n’était pas spontané : il n’y avait aucune raison d’imaginer qu’Odile passerait par là ce jour-là », a-t-il expliqué pour mieux rejeter toute préméditation. Il s’est ensuite interrogé sur l’état psychique de sa cliente au moment des faits. « Avec les médicaments qu’elle prenait (des antidépresseurs NDLR), elle était dans un état qui ne lui permettait pas d’appréhender la réalité », a-t-il expliqué, en rappelant la définition de la non-responsabilité pénale. « La maladie ne se condamne pas. elle se soigne », a conclu Me Forster.

Hier soir, la cour d’assises de Seine-Saint Denis a rendu son verdict après quatre heures de délibéré : elle a condamné Nadira Bitach à douze ans de réclusion criminelle.

Nadira Bitach condamnée à douze ans de réclusion criminelle

logoParisien-292x75 Carole Guechi, 21/12/1995

« Vous avez raté votre coup, Mme Bitach. Quand on est brûlé sur 30% de son corps au troisième degré, on est mort. Odile devrait être morte, et pourtant elle est bien là! Elle est même plus belle qu’avant. Car pendant ces trois jours d’audience, elle a été extraordinaire. A aucun moment elle n’a eu de haine envers vous », lance Martine Bouillon, l’avocat général, dans un réquisitoire aussi sévère qu’émouvant Le procès de Nadira Bitach, trente-sept ans, accusée d’avoir transformé en torche vivante Odile Mansfield, dix-huit ans, un soir de mai 1993, touche à sa fin. La cour d’assises de Seine-Saint-Denis, après quatre heures de délibéré, a rendu son verdict : douze ans de réclusion criminelle.

Bien avant l’annonce du verdict, Nadira Bitach ne bronche plus, repliée sur elle-même dans le box, un mouchoir en papier sans cesse roulé en boule dans sa main. Alors qu’on l’avait vue véhémente et vindicative les deux jours précédents (Voir nos éditions de mardi et mercredi), elle semble maintenant éteinte.

« Elle a fait de vous quelqu’un de grand »

«Odile Mansfield, vous avez été d’une dignité et d’une sagesse exemplaires», poursuit l’avocat général, apportant peut-être, à travers ses propos, une première pierre à la reconstruction
psychologique de la jeune fille.

« Alors qu’elle pensait vous annihiler, Nadira Bitach a fait de vous quelqu’un de grand. D’un courage fabuleux, Odile Mansfield, vous n’avez rien dit à la barre de vos vingt-trois opérations. Vous avez subi pendant ces trois jours le regard des autres posé sur vous, certains uniquement pour constater les dégâts. Mais vous avez une extraordinaire puissance vitale qui fait que vous avez et allez transcender tout cela. Vous ferez de grandes choses, mademoiselle ». Et de réclamer « une peine de quinze ans au minimum » contre Nadira Bitach. Dans la salle, personne ne sourcille.

L’avocat de la partie civile, Me Stéphane Maugendre, plaidant en premier, n’a pas voulu, « par pudeur », détailler le calvaire d’Odile depuis cette agression. Pour lui, « Nadira Bitach s’en est prise à Odile, voyant qu’elle ne pouvait pas atteindre la mère de celle-ci», autrefois son amie, mais qui avait rompu toute relation à cause des trafics douteux du concubin de Nadira. La mère d’Odile était devenue, selon l’avocat, « l’objet de la haine de l’accusée », qui aurait alors préparé son acte, un bidon d’essence toujours à portée de main.

Puis, Nadira Bitach aurait pensé à se forger des mobiles —la protection de sa famille — et une défense — sous traitement médicamenteux pour dépression —, elle se pensait à l’abri des poursuites.

Il aura fallu plus de deux heures à Me Forster pour tenter de redorer l’image donnée par sa cliente. Se plaçant au centre du tribunal pour mieux toucher l’ensemble des jurés, l’avocat de la défense s’efforce de démonter point par point les accusations.

« La maladie, ça ne se condamne pas »

« L’acte de ma cliente est insensé : on ne peut pas le comprendre. Et s’il n’y avait pas de raison, c’est qu’elle n’avait plus sa raison. » Préméditation ? Impossible, selon Lev Forster, car « rien n’était réfléchi! de sang-froid». Selon lui, bourrée d’antidépresseurs et autres anxiolytiques par son généraliste, Nadira Bitach n’avait plus de discernement « La maladie, ça ne se condamne pas, ça se soigne. »

Les jurés en ont finalement jugé autrement, même s’ils n’ont pas reconnu la préméditation.

La douleur de Nadira défigure Odile

logo-liberation-311x113 François Wenz-Durand, 20/12/1995

Insouciante et pleine de vie: telle était Odile Mansfield au printemps de ses 16 ans, le 18 mai 1993. De grands cheveux noirs, une peau ambrée née de sa double ascendance, antillaise par son père et européenne par sa mère: elle était, disent ses amis, «la plus belle fille» de la cité Youri Gagarine à Romainville (Seine-Saint-Denis). «Elle est belle», dira encore à la barre un témoin devant la cour d’assises de Bobigny hier, où la jeune fille se serrait sur le banc de la partie civile, entre sa mère et son avocat, tentant désespérément de trouver une explication au cauchemar qu’elle endure depuis deux ans et demi.

Aujourd’hui, Odile Mansfield a le visage de ces victimes du napalm dans la guerre du Vietnam. Seuls les progrès de la chirurgie réparatrice lui ont permis de survivre: ses brûlures touchaient 59% du corps, dont 39% au troisième degré. Et, confiait-elle lundi après-midi devant le tribunal, avant que l’émotion ne l’empêche de poursuivre sa déposition: «Je n’ai pas compris ce qui s’est passé. Je ne comprends toujours pas.»

Pourquoi ce soir-là Nadira Bitach, 36 ans, la sœur d’Abdelkrim, avec lequel elle sortait depuis un an, a-t-elle pris à partie Odile, l’aspergeant d’essence et la transformant en torche vivante? S’ils réussissent à trouver une réponse à cette question, les jurés de Seine- Saint-Denis parviendront peut-être à trouver ce mercredi soir un verdict équitable. Mission presque impossible: «Je peux vous dire comment ça s’est passé, mais pas pourquoi», confessait hier Nadira, dont la détresse intérieure faisait écho aux souffrances de sa victime.

«Je ne voulais pas que mon frère épouse une non-musulmane», a-t-elle déclaré le lendemain du drame aux enquêteurs qui, faute de meilleure explication, consignèrent celle-ci sur procès-verbal. Mais, reconnaissait-elle hier à l’audience, «pour les problèmes de religion, j’ai dit ça comme ça». Nadira est musulmane. Mais elle a aussi fréquenté à l’age de 12 ans une école catholique, et même fait sa communion avant de revenir à la religion de ses parents. Chez les Bitach, la tolérance est la règle.

D’ailleurs, la vraie religion de Nadira, c’est sa famille. Son père, commerçant aisé, marocain, s’était installé en Algérie du côté d’Oran. Il s’y marie et fait prospérer ses affaires. Nadira y naît en 1959. Elle est l’aînée. Suivront deux filles, dont l’une décède à l’âge de 2 ans, et cinq garçons, nés en Algérie puis en France, où la famille arrive en 1966, les affaires du père ayant été emportées dans la tourmente de la révolution algérienne.

A Romainville, où il s’est installé, le père Bitach crée une entreprise de bâtiment qui emploie aujourd’hui 35 salariés. Nadira, elle, travaille dans une entreprise de restauration. Elle se marie en 1979. Elle a un fils. Mais en 1988, deux échecs viennent perturber cette existence heureuse. Elle se sépare de son mari, qui meurt quatre ans plus tard en Algérie où il était retourné travailler. Et elle tente sans succès de monter sa propre entreprise de restauration collective.

Nadira bascule alors dans un état dépressif ponctué de tentatives de suicide. Faute d’avoir réussi à fonder sa propre famille, elle se replie sur celle de ses parents, s’accrochant à sa place de sœur aînée. Son fils est élevé par les grands-parents comme s’il était le leur. Et elle considère ses frères et sœurs comme s’ils étaient ses propres enfants.

C’est le cas de son plus jeune frère, Abdelkrim. qui explique à l’audience qu’il était un peu «le chouchou» de sa sœur. Quand il commence à sortir avec Odile Mansfield, Nadira n’y trouve rien à redire, au contraire.

« Elle était plutôt du genre à me prendre dam ses bras et à me dire: je ne veux pas qu ‘il te fasse du mal » raconte Odile. Mais Nadira est imprévisible, tantôt ouverte, tantôt prostrée ou agressive, ressassant ses échecs et ses souffrances que les médicaments psychotropes ne parviennent pas toujours à contenir. Elle se construit un univers intérieur où les grands et petits drames qui ont ponctué la vie de sa famille deviennent autant de menaces. Contre toute évidence, elle voit dans la mort de sa petite sœur l’âge de 2 ans la main du FLN. et dans celle de mari, en 1992, l’œuvre des intégristes algériens.

Dans ces moments-là. ses voisins, ses amis deviennent pour elle une menace. C’est le cas de la mère d’Odile. qui avait été son amie. Puis d’Odile elle-même. « Je l’aimais bien Odile, dit-elle aujourd’hui tant qu’elle fréquentait mon frère à l’extérieur, c’était bien. Mais je me voulais pas qu’elle rentre dans ma famille ». Le soir du 18 mai. elle voit Odile, qui discute avec deux copains au pied de l’immeuble. Nadira remplit un récipient d ’essence et descend, une cigarette à la main. « Je voulais qu’elle me rende des photos de mon frère, les négatifs, ses affaires et une gourmette qu’il lui avait donnée», se souvient-elle. Elle jette l’essence au visage d’Odile. La cigarette fait le reste. A-t-elle voulu la détruire, et si oui, pourquoi? De la réponse que donneront les jurés à ces deux questions découlera ce soir le verdict de la cour d assises de Seule-Saint-Denis.

«Je voulais qu’elle laisse Abdelkrim tranquille»

logoParisien-292x75 Carole Guechi, 20/12/1995

Agressive, revendicatrice, souvent en colère et irrévérencieuse vis-à-vis de la cour, Nadira Bitach, accusée de tentative d’assassinat sue la personne d’Odile Mansfield, cette jeune fille qu’elle transforma en torche vivante, ne s’est pas montrée sous son meilleur jour. C’est en effet par son témoignage qu’ont débuté les débats de ce deuxième jour d’audience à la cour d’assises de Seine-Saint-Denis à Bobigny. Et d’entrée , la salle s’est glacée devant les propos tenus par l’accusée, l’air sévère et le visage fermé, emmitouflée dans son manteau, un chignon noir sur la nuque.

« Incohérente et ambivalente »

«Ce jour-là — le 18 mai 1993 — j’étais chez ma mère, à la cité Youri-Gagarinne à Romainville, dit-elle. J’étais très nerveuse car, je devais passer au tribunal pour avoir tiré un coup de feu sur un homme. Aussi, j’ai pris des calmants…En regardant par la fenêtre j’ai vu Odile. Je me suis dit que ce n’était le moment. J’ai tourné dans l’appartement et j’ai rempli un verre puis un Tupperware d’essence et j’ai allumé une cigarette puis je suis descendu. Je voulais seulement discuter. Je l’ai aspergée d’essence. je lui ai ensuite demandé qu’elle me rende des vêtements, des photos et une gourmette de mon petit frère. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’elle le colle comme ça. Ça ne lui a pas plu. Elle s’est jetée sur moi. A cause de la cigarette, nous nous sommes embrasées». Réaction immédiate du président, Didier Wacogne. qui rectifie : «C’est surtout Odile Mansfield, la victime, qui a pris feu!»

Nadira Bitach, cette Marocaine de 37 ans; est décrite par les médecins experts comme une personne névrosée, « incohérente et ambivalente », mais ne présentant «aucune pathologie mentale ». Aînée d’une famille de huit enfants, qui aurait peu à peu perdu pied dans la vie; à la suite de plusieurs événements douloureux liés; en premier lieu, à l’indépendance de l’Algérie où elle a habité, avant d’arriver en France en 1966. Scolarisée dans une école privée catholique, à 12 ans, elle abandonne l’islam pour se convertir au christianisme. Elle se fait baptiser, puis fait sa communion. Mais à 20 ans, elle accepte un mariage arrangé par ses parents avec un Algérien musulman.

Et aujourd’hui, contrairement à ce qu’elle avait affirmé aux policiers après le drame, elle affirme à la terre, prête à jurer sur le Coran :« Le problème religieux n’a rien à voir dans cette histoire. J’ai fait ça sur le coup de l’énervement Mais une de mes sœurs est déjà mariée avec un catholique. Ça n’a jamais posé de problèmes dans la famille. »

Un mariage arrangé

Dans sa vie, Nadira Bitach accumule les vicissitudes. Elle met au monde un fils atteint d’un très grave bec-de-lièvre. Elle perd son travail en 1988. Elle divorce de son mari, volage, qui décède quelque temps plus tard, en Algérie. Puis c’est son concubin qui la bat.. Vis-à-vis de sa famille, elle se considère investie de toute l’autorité au détriment de ses vrais parents. Elle couve son frère Abdelkrim, 23 ans, au point de ne pas pouvoir supporter qu’il ait une relation suivie et réussie avec Odile, 16 ans à l’époque. Dans la famille Bitach, Odile —née d’un père antillais— était, aux yeux de Nadira, une intruse. A une de ses amies, témoin au procès, elle aurait confié qu’«elle ne voulait pas d’un petit chat noir dans sa maison… »

Les obsessions de Nadira

images fig Eric Pelletier, 19/12/1995

Hier, devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis, les souvenirs de l’accusée ont occulté les tabous religieux.

Nadira est une sœur idéaliste, à défaut d’être idéale. Malgré le « vertige » qui la prend à l’évocation de son passé, il faudra qu’elle plonge dans ses souvenirs devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis. Et qu elle explique aux jurés, dont quatre femmes, pourquoi elle a défiguré Odile, 16 ans à l’époque des faits, la petite amie de son frère cadet.

Lorsque le président lui demande de faire un effort de mémoire, Nadira Bitach, 37 ans, enfile son petit anorak bleu, comme si elle cherchait à se réchauffer. «Tout se mélange dans ma tête», a-t-elle prévenu hier. Les faits sont têtus qui l’ont conduite dans le box des accusés pour tentative d’assassinat.

Le 18 mai 1993, dans la cité Gagarine de Romainville, elle aperçoit, depuis sa fenêtre, Odile qui se promène avec deux camarades. Les relations entre les deux femmes sont tendues. Nadira a même menacé à plusieurs reprises Odile et sa famille. Elle remplit un Tupperware d’essence et dévale l’escalier à sa rencontre pour, dit-elle, « s’expliquer ». L’adolescente tourne les talons. Nadira l’asperge alors de carburant et la saisit par les cheveux. La flamme d’un briquet ou le bout incandescent d’une cigarette ? La jeune fille prend feu.

Odile ne doit la vie qu’à l’intervention de ses amis : elle est brûlée sur 60 % du corps. Depuis, « elle porte le masque des grands brûlés », souligne pudiquement l’arrêt de renvoi.

L’histoire d’une famille et d’un pays.

Nadira, elle, prend la fuite et se réfugie chez des voisins. Les policiers la découvriront cachée sous un lit. Le lendemain, elle comparaissait dans une affaire de coups et blessures volontaires.

Hier, les deux femmes, toutes deux vêtues de noir, se faisaient face dans la salle d’audience. Entre leurs deux histoires, il y a Abdelkrim, 26 ans, un grand garçon longiligne. Un frère pour l’une, et un petit ami pour l’autre.

« Nous allons essayer de vous connaître », explique doucement le président Wacogne à l’accusée. La personnalité de Nadira, décrite par les experts comme « profondément déséquilibrée et caractérielle », constitue l’une des clés du dossier. Son parcours .individuel se confond avec la petite histoire, familiale, et la grande, celle de l’Afrique du Nord contemporaine. Les Bitach, d’origine marocaine, étaient des gens aisés lorsqu’ils vivaient en Algérie. Ils possédaient deux hôtels. Mais l’indépendance du pays les a privés de biens.

Nadira sanglote en évoquant son arrière-grand-mère qui lui a confié la charge de ses frères et sœurs peu-avant son décès. Elle, l’aînée, avait alors tout juste quatre ans. Elle ne trahira jamais la confiance de son aïeule. D’ailleurs, lorsqu’elle parle aujourd’hui de ses frères et de ses sœurs, elle dit encore :« les enfants ». Au point d’oublier l’existence de son propre fils de quatorze ans. « Je ne sais même pas dans quelle classe il est ; j’oublie tout. » « Mes frères, ils ont trente ans, mais je les vois encore tout petits », confie l’accusée à la cour.

Convertie au catholicisme

Le « clan » Bitach compte sept enfants. Une petite fille est morte très tôt en Algérie. « La petite était malade. Mon père l’a enveloppée dans un linge. Il est sorti et des balles l’ont atteinte. Elle est morte. » De nouveau l’obsession de la famille et la phobie du meurtre : en réalité, la fillette est décédée à la suite d’une méningite.

A partir de son arrivée en France, en 1966, Nadira suit un parcours atypique pour une musulmane. « Sa mère l’inscrit en cachette », dit-elle, dans un collège catholique. Nadira suivra des cours de comptabilité. Elle se convertit, fait sa communion. Aujourd’hui, elle ne quitte plus la Bible qui a, pour elle, « un caractère oriental ».

Les Bitach grandissent bien loin de l’intégrisme. Le père respecte le choix de sa fille, qu’il finit par appeler Marie-Christine. Cette réalité étalée devant le jury finit par contredire les premières déclarations de Nadira.

L’accusée a, en effet, affirmé aux enquêteurs qu’elle ne pouvait pas tolérer qu’une non-musulmane fréquente depuis un an son frère cadet. Au fur et à mesure des témoignages, les obsessions de l’accusée balaient les tabous religieux.

Nadira a connu deux échecs consécutifs. Alors qu’elle travaillait pour une grande chaîne de restauration, elle a tenté de négocier un contrat avec Royal Air Maroc. Autant ses souvenirs familiaux sont flous, autant le récit de la négociation se fait précis. L’accord tant espéré n’aura pas lieu. De plus, à son retour de voyage, Nadira a surpris son mari avec sa maîtresse. En 1988, tout a basculé dans sa vie.

« J’ai toujours rêvé de devenir comme Nadira mais, à partir de ce moment-là, elle s’est négligée, elle qui était toujours si soignée », témoigne l’une se ses sœurs. Elle est devenue «agressive et bizarre», comme le soulignent les médecins. D’ailleurs, le généraliste, devenu son confident, a noté chez elle une grande dépendance à l’égard de sa famille. Elle en oubliait parfois de gérer ses propres problèmes.

Lorsque Abdelkrim, le « petit dernier » est inquiété dans une affaire de vol de voiture, c’est Nadira et non son père qui décroche son téléphone. Elle s’inquiète de son sort auprès des policiers. « Il va mal tourner », pense-t-elle. Dans son esprit, Odile est la seule responsable d’un changement qu’elle ne parvient pas à s’expliquer.