Brulée vive parce qu’elle était trop belle

logo nouveau detective Corinne Montagner, 28/12/1995

Elle se tient droite à la barre des témoins. Le public massé dans la salle d’audience a ne la voit que de dos. Mais soudain, elle se retourne. Pour montrer un visage qui n’en est plus un…

Grande, élancée, le corps moulé dans un cardigan noir et un jean, elle s’avance vers les bancs de la partie civile avec une grâce de mannequin. Tous les regards, dans la cour d’assises de Bobigny, sont braqués sur son dos tandis qu’elle s’assoit à côté de son avocat. Alors, seulement, elle se retourne, of­frant au public son visage de grande brûlée. Dans le public, il y a d’anciens copains, d’anciennes amies qui ne l’ont pas revue depuis le drame et qui la découvrent soudain dans toute l’horreur de sa mutilation. « Dire que c’était la plus belle fille de la cité », s’exclame à voix basse un garçon d’une vingtaine d’années.

« C’était… » Les photos qui circulent sont là pour en témoigner… Mais au­jourd’hui, lundi 18 décembre 1995, sous les néons crus de la cour d’assises de la Seine-Saint-Denis, ce n’est plus qu’une pauvre gosse de 18 ans qui es­saie, avec beaucoup de courage, de ra­valer les larmes qui lui montent aux yeux.

On reparlera souvent, durant les trois jours que vont durer le procès, de la beauté d’Odile Mansfield avant qu’elle ne soit défigurée. Et aussi de sa gentillesse,de sa joie de vivre, de ses projets d’avenir. Mais  la porte des accusés vient de s’ouvrir, et toutes les tètes se tournent vers la jeune  femme qui fait deux pas et se tomber, comme prise de vertige, sur le banc d’infamie.

Pour l’expert psychiatre,c’est une manipulatrice

Elle, on le devine, n’a jamais été jo­lie. Visage fermé, chignon sévère et re­gard noir, tout est sombre chez cette femme de 37 ans qui fixe les jurés d’un air dur, sans accorder le moindre re­gard à sa victime. Nadira Bitach, c’est manifeste, n’est pas émue outre me­sure par la souffrance muette d’Odile.

Le président Didier Wacogne, après avoir rappelé à l’accusée qu’elle est poursuivie pour tentative d’assassinat, procède à l’interrogatoire d’identité. La naissance de Nadira, le 27 janvier 1959, dans une famille de commerçants marocains installés en Algérie, son arri­vée en France en 1965, avec tous les ré­fugiés chassés par le FLN après l’indé­pendance du pays, son mariage avec un cousin en 1979, la naissance d’un petit garçon et son divorce, neuf ans après, quand elle découvre son mari dans les bras d’une autre femme.

— Mon mari était volage, reconnaît- elle.

Et pourtant, dès le début de l’au­dience, on a la désagréable impression que Nadira Bitach ne dit pas que la vé­rité. Faut-il la croire quand elle prétend se souvenir qu’à l’âge de 3 ans elle a vu sa tante mourir, assassinée par des soldats français ? Est-elle sincère quand affirme que son ex-mari, retourné en Algérie a été tue par les extrémistes  du GIA ? N’exagère-t-elle quand elle affirme avoir sauvé toute seule des flammes ses sept frères et sœurs pris au piège dans l’incendie du pavillon familial, alors qu’elle n’avait que 9 ans ?

Ce ne sont que des détail peut-être. Mais ces petites affabulations mettent mal à l’aise, et desservent l’accusée. On a des difficultés à la croire. « C’est une manipulatrice », dira d’ailleurs un expert psychiatre.

Elles  décide que son frère ne doit plus fréquenter Odile

Une manipulatrice que son divorce, en 1988. va profondément déséquili­brer. Dépressive, multipliant les tenta­tives de suicide et se gavant de médi­caments, Nadira Bitach perd son emploi et se replie chez ses parents, avec son fils. Son père et sa mère (ils sont absents du procès pour raison de santé) l’accueillent dans leur apparte­ment de la cité Youri-Gagarine, à Romainville, en Seine-Saint-Denis. Les autres enfants de la famille ont fait leur vie de leur côté. Ne reste plus alors à la maison qu’Abdelkrim. le pe­tit dernier, à l’époque âgé de 23 ans.

—J’étais le chouchou de ma sœur Nadira, vient témoigner Abdelkrim.

Un chouchou que Nadira surveille d’un œil jaloux. Pourtant, quand au printemps 1992, le garçon se met à fréquenter une petite voisine de 15 ans, Odile Mansfield, elle ne dit rien. Et pour cause : à l’époque, elle est amie avec Odette, la maman d’Odile. Mais un an plus tard, changement de décor : Nadira et Odette sont fâchées. Et Nadira décrète tout d’un coup qu’ Abdelkrim doit mettre un terme à sa liaison avec Odile.

— Elle me l’a dit à plusieurs reprises, mais je n’en tenais pas compte, explique avec une certaine désinvolture Abdelkrim à la barre.

En fait, personne, dans l’entourage des deux jeunes gens, ne prête atten­tion cet ultimatum. Et personne ne sent, au fil des jours, la haine que Nadira accumule contre la jeune Odile. On rit quand elle va voir un ma­rabout pour qu’il jette un sort sur la petite amie de son frère. Et quand un autre jour, dans un moment de colère, Nadira déclare qu’elle ira « mettre le feu à l’appartement d’Odile », on ne la prend pas au sérieux.

On a tort. Car Nadira, dans le passé, a déjà fait preuve de violence. Il lui est arrivé de menacer ses frères avec une arme, et même, elle a blessé d’un coup de pistolet à l’œil un chauffeur de la petite entreprise de bâtiment que diri­geait son père ! Mais pour tout le monde, elle est plus folle que mé­chante. Et personne ne comprend, en ce mois de mai 1993, que Nadira est rongé par un sentiment destructeur : la jalousie. Elle qui n’est pas jolie est ja­louse de la beauté d’Odile ; elle qui a raté sa vie de femme est jalouse du couple que la jeune fille forme avec Abdelkrim ; elle qui se sent investie d’une mission de sœur aînée est jalouse de voir son jeune frère lui échapper.

18 mai 1993. Odile se promène dans la cité Youri-Gagarine avec deux co­pains. Il est 22 h 30, la nuit est tombée. Soudain, Nadira l’interpelle.

— Viens, j’ai quelque chose à te dire ! Odile se sépare de ses amis et fait quelques pas à sa rencontre. Les deux jeunes femmes se trouvent à cet instant près du mur de l’école mater­nelle. Nadira fume une cigarette. Odile ne remarque pas le récipient en plastique qu’elle tient à la main.

La conversation tourne court.

— Il faut que tu arrêtes de fréquen­ter mon frère, dit Nadira d’une voix nerveuse. Et que tu me rendes les pho­tos et la gourmette qu’il t’a données.

« Il ne fallait pas qu’elle fasse partie de ma famille »

Odile ne veut pas en entendre da­vantage. Elle fait déjà demi-tour. Sans se méfier. Mais à peine a-t-elle fait I trois pas que Nadira se jette sur elle l’attrape par les cheveux, la retourne I et lui lance au visage le contenu de] son récipient. C’est de l’essence..! Transformée en torche vivante, Odile se met à courir, les mains sur ses yeux. Elle souffre atrocement, mais elle est | incapable de crier. Elle roule à terre…!

Un voisin, qui a assisté à la scène de la fenêtre de son appartement, a le réflexe de jeter une couverture aux deux garçons qui se précipitent sur Odile et éteignent tant bien que mal les flammes. Quand les secours l’emmè­nent enfin à l’hôpital Foch, à Suresnes,  la jeune fille est dans un état grave,  brûlée au troisième degré sur près du tiers de son corps.

Les policiers mettront à peine une  heure pour retrouver Nadira Bitach qui  s’est réfugiée dans l’appartement d’une voisine. La jeune femme, débusquée sous un lit, a alors ce mot horrible pour l’inspectrice qui l’arrête : « Elle n’a eu que ce qu’elle cherchait… »

Dans la cour d’assises de Bobigny, un silence pesant succède à l’évocation du drame. Odile, bouleversante, tourne son visage mutilé vers les jurés. Nadira Bitach, elle, se dresse dans son box. Elle se défend d’avoir voulu mettre le feu à l’essence dont elle venait d’asperger la jeune fille. Elle soutient que le liquide s’est enflammé au contact de la ciga­rette qu’elle tenait à la main.

— C’est un accident affirme-t-elle.

Et elle ajoute, sans manifester pour autant la moindre émotion :

—Je regrette le geste que j’ai fait. Vous croyez que cela ne me fait pas mal au cœur de la voir comme ça ?

Mais alors, pourquoi Nadira Bitach avait-elle emporté ce soir-là de l’es­sence ? (Ce qui lui vaut d’être poursui­vie pour tentative d’assassinat, la chambre d’accusation ayant retenu la préméditation). L’accusée esquive la question, louvoie, se bute. La seule ex­plication que le président Wacogne arrive à tirer d’elle est cette phrase :

– Tant qu’Odile vivait dehors avec mon frère, cela allait. Mais il ne fallait pas qu’elle fasse partie de la famille…

Voilà, on n’en saura pas plus. Et Me Maugendre, l’avocat d’Odile, à qui il re­vient de plaider en premier, le déplore.

– Aujourd’hui, dit-il, Odile est déçue par ce procès. Elle ne sait toujours pas pourquoi Nadira Bitach lui a fait tout ce mal. Elle avait 16 ans, elle était belle, amoureuse, pleine d’avenir. Maintenant malgré les vingt-trois opérations qu’elle a subies, elle est dé­figurée pour toujours.

L’avocat général, Martine Bouillon, lui succède. Pour le magistrat qui re­quiert une peine de quinze ans de ré­clusion criminelle, il ne fait aucun doute que Nadira Bitach, le soir du drame, avait prémédité son geste.

– Elle voulait supprimer Odile. Et de fait, Odile devrait être morte aujour­d’hui. Elle n’avait que peu de chances de survivre à de telles blessures !

« Ma cliente était sous l’emprise de médicaments ! »

Faux ! plaide à son tour Me Forster, le défenseur de Nadira Bitach, qui conteste, lui, la moindre prémédi­tation.

Pour l’avocat Nadira était à l’époque sous la dépendance des mé­dicaments

– Et ces médicaments l’empêchaient d’appréhender la réalité. Elle a agi en toute confusion !

Les débats sont terminés. Le dernier mot revient à l’accusée. De sa voix trop sèche, trop froide, elle déclare, sans un regard pour le masque tragique qu’Odile tourne vers elle :—Je regrette ce qui lui est arrivé, je  n’ai jamais voulu la tuer.

Après quatre heures de délibérations, les jurés – quatre femmes et cinq hommes- lui donneront en partie rai­son en écartant la préméditation. Nadira Bitach n’est plus convaincue d’assassinat, mais de tentative d’homicide volontaire. Et elle est condamnée à douze ans de ré­clusion criminelle. Odile Mansfield, en entendant le verdict baisse la tête. Elle, c’est à vie qu’elle gardera son visage dé­figuré.