Archives de catégorie : droit des étrangers
Les proxénètes recrutaient les Africaines au tribunal
Julien Constant, 20/12/2002
EDITH E… est toujours en fuite. Cette Nigériane de 25 ans est pourtant la pièce maîtresse d’un réseau international de prostitution de jeunes filles africaines. Constitué de véritables esclavagistes, ce réseau recrutait ses victimes en Afrique de l’Ouest avant de les récupérer au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) à la sortie des audiences destinées à statuer sur l’entrée en France des étrangers.
Cet après-midi, neuf de ses complices, tous originaires de pays anglophones d’Afrique de l’Ouest et installés en région parisienne, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Bobigny, qui fixera la date de leur procès.
L’affaire débute en mai 2001, lorsque l’association Gisti (Groupe d’information et de soutien aux étrangers) dépose plainte auprès du doyen des juge d’instruction de Bobigny après la disparition de plus cinquante jeunes filles des foyers de l’aide sociale à l’enfance de Seine-Saint-Denis.
Jusqu’à 50 000 dollars à rembourser
C’est à la même période que les trottoirs parisiens des boulevards des maréchaux commencent à être inondés par les prostituées africaines. Ces réseaux montent en puissance et arrivent même à supplanter les organisations mafieuses albanaises.
Dans un premier temps, l’enquête piétine et rien de concluant n’émerge avant le 25 novembre 2001. C’est à cette date que trois prostituées, âgées de 20 à 25 ans, décident de raconter leur calvaire aux policiers parisiens. Recrutées à Lagos (Nigeria), ces jeunes femmes avaient été totalement prises en charge par Edith E… La mère maquerelle leur avait ordonné de déclarer aux autorités françaises qu’elles étaient âgées de 15 ans. Avant le départ, le réseau leur avait remis une carte téléphonique et un numéro à composer dès leur arrivée à l’aéroport de Roissy pour prévenir leur complice. Edith avait engagé un avocat spécialisé pour faire sortir ses proies du tribunal.
A l’issue de l’audience au tribunal de Bobigny ou à la sortie des foyers de Seine-Saint-Denis, Edith envoyait un chauffeur pour les ramener dans l’appartement d’un complice. Les trois jeunes femmes, obligées de se prostituer tous les soirs à la porte de Vincennes à Paris, battues dès que leur rendement baissait et quotidiennement menacées de mort, devaient rembourser le prix de leur voyage estimé à 50 000 dollars.
Ces informations ont permis d’interpeller les principaux acteurs du réseau, fin 2001. L’enquête a pu établir qu’au moins douze jeunes filles étaient passées entre les mains de ces proxénètes qui auraient aussi des bases arrière dans le nord de l’Europe.
Mais selon Me Stéphane Maugendre, l’avocat du Gisti, cette affaire n’est « qu’un iceberg qui cache la banquise ».
Les associations veulent retirer aux juges un pouvoir « exorbitant »
Sylvia Zappi, 29/11/2002
Elles militent pour le retrait du code pénal de l’interdiction du territoire.
FAUT-IL supprimer l’interdiction du territoire du code pénal et laisser au seul ministère de l’intérieur l’arme de l’expulsion ? Alors que la question de la double peine surgit une nouvelle fois dans le débat politique, la réflexion des associations de défense des étrangers semble désormais prendre une tournure paradoxale : après des années de lutte contre l’emprise de la police sur la situation des étrangers en France, elles souhaitent aujourd’hui retirer à l’autorité judiciaire un pouvoir de décision pour le.confier à nouveau – mais dans certaines limites – au ministère de l’intérieur.
La double peine – condamnation complémentaire qui conduit un délinquant étranger, une fois purgée sa peine de prison, à être expulsé du territoire – a été introduite dans le droit français sous forme peine d’interdiction du territoire français par la loi du 31 décembre 1970 dite « loi Chalandon » ; texte qui visait exclusivement les étrangers condamnés pour certaines infractions graves à la législation des stupéfiants. Le champ de la loi a été progressivement étendu aux délits liés au séjour, puis à plus de 220 incriminations (atteintes aux biens et aux personnes, à la nation, à l’Etat, à la paix publique…).
« DÉRIVE JUDICIAIRE »
La loi Sapin avait tenté, en 1991, de donner un coup d’arrêt à cette montée en puissance en instaurant des catégories d’étrangers à l’encontre desquels une interdiction du territoire ne pouvait être prononcée en raison de leurs liens avec la France. Mais, en 1993, Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur, avait modifié la loi en donnant la possibilité d’expulser quiconque à la seule condition de motiver la décision. L’«urgence absolue » ou l’« ordre public » ont ainsi été couramment invoqués et les expulsions se sont multipliées.
Arrivé au ministère de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement avait refusé d’abroger ces dispositions, se contentant d’ajouter que la décision d’expulsion devait être prise au regard de la situation familiale.
La peine accessoire, a priori d’exception, était devenue une peine courante. «Les magistrats en ont fait une peine principale qui s’est largement répandue. Certaines cours, comme celle de Lyon, le font systématiquement », dénonce Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme. « Cette peine de bannissement est un pouvoir énorme laissé aux juges. C’est une peine indigne », renchérit Stéphane Maugendre (avocat), vice-président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Pour remédier à ce qu’elles qualifient de « dérive judiciaire », les associations voudraient en fait supprimer l’interdiction du territoire de l’arsenal juridique. Mais elles estiment que le ministère de l’intérieur ne devrait pas, de son côté, pouvoir décider à sa guise d’expulsions administratives. En guise de « garde-fous », elles proposent – comme le député (UMP) Etienne Pinte – que le ministère ne puisse expulser sans un avis conforme de la commission d’expulsion et que les recours aient un effet suspensif.
« Il faut que l’expulsion redevienne une exception, explique M. Maugendre. Il ne doit plus y avoir de peine discriminatoire fondée simplement sur la nationalité et qui sanctionne la délinquance des étrangers de manière spécifique. «
La gauche doublée par la droite.
L’opposition dépassée sur sa gauche… par la droite ? Aujourd’hui, les députés examineront, lors d’une niche parlementaire, une proposition de loi déposée par le groupe PS pour réformer la double peine. Une occasion pour les socialistes de se positionner sur cette question délaissée par le gouvernement Jospin. Mais au même moment, un autre projet (non finalisé), rédigé par le député UMP Etienne Pinte, ose aller beaucoup plus loin. C’est déjà l’élu de Versailles qui avait relancé le sujet en octobre en s’adressant à Nicolas Sarkozy, jusqu’à inciter le ministre de l’Intérieur à mettre en place un groupe de travail susceptible de préparer une réforme.
«Bannis». Dans l’exposé des motifs du texte PS discuté aujourd’hui, le ton est pourtant ferme : l’interdiction du territoire est «assimilable à un véritable bannissement, car l’histoire personnelle de l’étranger est souvent indissociable de la France». La double peine est présentée comme une «discrimination», une «anomalie». «Outre son caractère inhumain, la mesure d’éloignement est souvent inopérante et contre-productive», peut-on lire. Ou encore, un peu plus loin : «La pratique incontrôlée de la double peine fabrique des bannis.»
Hier, le député de Paris, Christophe Caresche, rapporteur du texte, enfonçait le clou : «Nous avons voulu assurer la protection des étrangers ayant un lien avec la France. Leur expulsion est une peine disproportionnée.» Son texte propose d’élargir la protection contre l’éloignement du territoire français aux pacsés. Il laisse cependant la porte ouverte à des exceptions : l’expulsion serait possible «en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou d’actes de terrorisme». Le patron de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Michel Tubiana, note «des avancées, mais insuffisantes». Membre du Gisti, Stéphane Maugendre y voit, lui, un «projet a minima». Et lui préfère le «projet a maxima» d’Etienne Pinte.
Dans son texte, non rendu public mais dont Libération a pris connaissance, le député UMP des Yvelines va beaucoup plus loin que la gauche. Même s’il ne s’agit que d’un «projet de proposition de loi», Etienne Pinte souhaite rendre impossible l’expulsion de tous les étrangers appartenant à des catégories protégées. Contrairement aux socialistes, Pinte ne retient aucune dérogation. Il entend même donner une dimension rétroactive à sa réforme en proposant d’instaurer un «droit au retour» pour des étrangers protégés déjà expulsés. De même, un avis défavorable émis par la commission d’expulsion censée étudier chaque cas serait forcément suivi d’effet.
Droit au travail. Pinte prévoit également de prolonger l’assignation à résidence jusqu’à l’expiration des recours contre les expulsions. Elle ne pourrait cependant excéder trois ans. Au-delà, un permis de séjour serait automatiquement accordé avec droit au travail garanti. Ces propositions collent aux revendications du collectif d’associations «Une peine point barre».
«La gauche a fait son texte dans son coin, Pinte a tenu compte de nos observations», constate Bernard Bolze, animateur d’Une peine, point barre. «J’aurais souhaité que cette proposition de loi soit elle aussi déposée pour que nous ayons à l’Assemblée une discussion groupée, se justifiait hier Christophe Caresche. Etienne Pinte ne l’a pas voulu.»
L’exercice n’aurait pourtant pas vraiment souri aux socialistes. D’autant qu’ils ne se sont vraiment préoccupés de la double peine qu’une fois revenus dans l’opposition. «Je reconnais bien volontiers qu’on aurait dû le faire avant», endosse Christophe Caresche, qui assure même qu’il fera aujourd’hui à l’Assemblée un «acte de contrition». Au pouvoir, les socialistes s’étaient contentés de créer une commission et d’envoyer une circulaire aux parquets. Et Lionel Jospin n’avait osé évoquer une réforme de la double peine qu’in extremis, trois jours avant son naufrage lors du premier tour de l’élection présidentielle. «A l’époque, l’opposition de droite était très agressive sur le sujet, se défend Caresche. Aujourd’hui, du côté de la majorité, les choses bougent…»
«Précipitation». Le PS en a pris prétexte pour se mouvoir à son tour. Certains militants associatifs redoutent d’ailleurs que cette «précipitation» ne court-circuite les velléités inespérées de réformes engagées à droite. «Le PS a perdu la main, ce n’est pas en battant les cartes très vite qu’il va réussir à se rattraper», estimait le cinéaste Bertrand Tavernier, à l’issue d’une rencontre avec Nicolas Sarkozy vendredi dernier. «Ce serait déshonorant pour le PS d’utiliser la double peine pour une manœuvre politicienne.»
«Ce n’est pas un piège, se défend Caresche. Déposer ce texte, c’est mettre les choses sur la table et voir comment on peut les faire avancer. On peut dégager un consensus, comme pour la loi sur l’IVG» votée en 1974 grâce à la gauche sous un gouvernement de droite.
Outre le calendrier, les associations regrettent de ne pas avoir été assez sollicitées. La LDH et des représentants du Gisti et de la Cimade ont certes été auditionnés. Mais après coup. «On y travaille depuis un an, on a des idées à faire passer, même si je suis content que le débat vienne, j’aurais aimé qu’on soit consultés, déplore Stéphane Maugendre. Là, tout a été précipité.» «Cela s’est décidé vite, grâce à une niche parlementaire», répond Christophe Caresche. «Le PS ne nous a invités que parce que nous avons fait savoir notre mécontentement, nuance Bernard Bolze. Quant à la proposition PS, c’est Etienne Pinte qui me l’a envoyée…» Les socialistes ont beau faire de réels efforts pour s’emparer de questions qu’ils avaient négligées par le passé, l’électron libre Pinte a décidément bien souvent une longueur d’avance sur eux.
Les enfants de la double peine
Isabelle Monnin, 31/10/2002
En ajoutant l’expulsion à la prison, on contraint les délinquants étrangers à la clandestinité et on fait souffrir tous ceux qui leur sont chers.
Lætitia a beau tourner les choses dans sa tête, ça ne colle pas. Cette vie, cette destinée n’est pas pour elle, elle en est sûre. « Ça ne lui correspond pas. « Ça », c’est avoir 23 ans et croire que plus rien n’est possible. « Ça », c’est en vouloir au monde entier de ce que l’on est et, surtout, de ce que l’on n’est pas. « Ça », c’est être une fille de double-peine. Fille de banni.
La moitié des gens frappés par la double peine ont des enfants. Étrangers, oui ; condamnés, oui ; mais surtout parents (et pères, dans 98% des cas). Alors que la Convention européenne des Droits de l’Homme impose le respect de la vie familiale, alors que l’article 25 de l’ordonnance de 1945 sur le droit des étrangers protège de l’expulsion les parents d’enfants français, les tribunaux et le ministère de l’Intérieur prennent chaque année des mesures d’éloignement du territoire par milliers. Car la loi, dans son article 26, l’autorise en cas de « trouble à l’ordre public », sans qu’elle définisse celui-ci. C’est cela, la double peine : quand un délinquant est étranger, le juge ou le préfet peu¬vent assortir la peine de prison d’une interdiction du territoire et d’une expulsion. Même si, comme le père de Laetitia, on est né en France, dans une famille installée ici depuis 1945, et qu’on ne connaît rien de « son » pays. Le coût à payer pour un délit n’est pas le même selon que l’on est français ou étranger. Près de 20 000 personnes ont ainsi été expulsées de¬puis quinze ans. Certaines sont restées dans ce pays d’exil, souvent inconnu ; la plupart reviennent clandestinement en France et deviennent des sans-papiers dans leur pays. En ajoutant les proches de ces condamnés, on estime que 200 000 personnes subissent plus ou moins directement les conséquences de cette mesure. Après l’incarcération, l’éloignement d’un être aimé. Fratries, familles et couples en sortent souvent explosés. Des « dommages collatéraux » qui poussent certains politiques et associatifs à demander la suppression de « cette peine de vie », comme l’appelle l’avocat Stéphane Maugendre.
Elle est en colère, terriblement, Laetitia. De cette histoire qu’on lui a collée sur le dos parce que son père, né en France mais de nationalité algérienne, a glissé dans la délinquance. Son premier parloir de prison, elle l’a connu à 8 mois. Pendant dix ans, elle y est allée toutes les semaines voir son père Mohamed. » J’étais habituée, je retrouvais des copines et les surveillants nous connaissaient. » Ce n’est pas que ça lui plaisait, mais c’était comme ça. Et puis son père est sorti. Et puis il a replongé, « parce que la réinsertion, c’est de la merde ». Elle avait 11 ans. Elle se souvient très bien de l’arrestation. Sous ses yeux, « le père frappé, la grand-mère insultée, la famille humiliée ». Il reprend deux ans. Et ce qui était normal pour Laetitia devient inacceptable. Elle est en sixième. Plutôt bonne élève jusque-là, elle lâche. « Ils ont voulu me faire redoubler, je n’ai plus rien fait, je ne supportais pas qu’on me donne des ordres. C’est le début de l’errance scolaire, le début des conflits avec sa mère, dépassée. En fait, le début du n’importe quoi.
L’été de ses 14 ans, elle part en vacances en Tunisie. Un coup de téléphone de Martine, sa mère. « Ton père a été expulsé en Algérie. «Ça m’a fait mal, dit Laetitia, je n’ai pas compris. Mais en même temps, ils m’avaient fait prendre l’habitude de vivre sans lui. La différence, c’est qu’on ne savait pas pour combien de temps il était parti. » Le premier exil de Mohamed dure deux mois. Le retour, forcément clandestin, signe le départ d’une nouvelle vie pour la famille. Dans l’ombre. Pendant cinq ans, Mohamed, si costaud, si fier, ne quitte guère l’appartement. Il a trop peur d’être expulsé au premier contrôle de police. C’est Laetitia qui avec sa mère gère. Tous les midi, alors qu’elle aurait aimé déjeuner à la cantine avec ses copains, elle doit rentrer à la maison, apporter une baguette pour son père, partager son repas. » Ça me saoulait, mais en même temps j’étais tellement frère de lui, tellement bien avec lui. Je l’aime plus que tout. » A Martine la crise d’ado, à Mohamed les câlins de la petite fille qu’il n’a pas connue quand il était en prison : la famille tente de se reconstruire sur les ruines, dormant chez les uns, chez les autres, vivotant, survivant. En 1998, Mohamed va acheter des cigarettes. Comme dans les mauvais films, il se fait arrêter au bureau de tabac et conduire à Marseille. Bateau, Algérie, rebelote. Martine part le chercher. La galère reprend. Il travaille au noir. Sa mère est déprimée. L’angoisse est là, tout le temps. Laetitia baisse les bras. « Je voulais être avocate, mais je suis tombée dans l’engrenage. Je n ’ai rien demandé à personne, pourquoi me fait-on subir ça ? » Alors elle cherche du boulot, mais ne reste jamais.
« Je ne supporte pas qu’on me commande. Je ne suis pas une rebelle à la base, mais on m’a poussée à devenir comme ça. » Mine boudeuse, la jolie Laetitia fait penser à Adjani jeune. A ces filles qui claquent la porte pour aller pleurer sans que personne le sache. Depuis quelque temps déjà, elle multiplie les crises d’angoisse et de spasmophilie, assure que « dès lundi » elle prend sa vie en main, mais va se consoler dans les bras des voyous du quartier qu’elle visite à leur tour en prison, leur faisant la morale : « La prison, j’ai donné. Ce n’est pas une tradition familiale ! » Elle aussi a déjà été condamnée. Une grosse amende pour outrage à policiers : « Dès que je vois un habit bleu, ça part en sucette. » Difficile d’entendre la parole des juges quand on se sent victime d’une injustice. Difficile de se mesurer à l’autorité du père quand celui-ci est proscrit.
Hosni a la quinzaine très sage. Fils d’un double-peine originaire de Tunisie, que sait-il de ce pays sinon qu’on y passe d’agréables vacances ? Rien. Samir, son père, ne lui a rien dit de la période coloniale, rien des conditions dans lesquelles il est arrivé. « C’est l’histoire de mes parents, pas tellement la mienne », dit-il en fronçant les sourcils. D ne parle pas beaucoup, d’ailleurs il ne parle « jamais à personne » de la double peine de son père. Colère rentrée ? Honte ? Ras le bol de ces trucs d’adultes ?
Hosni ne laisse rien paraître. Comme s’il se te-nait à carreau. Comme s’il avait compris qu’à lui, pourtant français, on demandera toujours plus. Je dois être irréprochable, souffle-t-il. Pour l’honneur de mon père. » Alors il travaille bien à l’école, ne rate jamais les félicitations, se tient bien, et ne manque jamais d’accompagner son père quand celui-ci a une course à faire : « Quand on est avec des gosses, on se fait moins contrôler par la police », explique son père Samir, tout en préparant la pizza que les policiers du quartier viennent chercher tous les soirs dans son restaurant…
Le traumatisme de l’incarcération d’un parent n’est pas facile à assumer pour ses enfants. Mais un père banni, un père menacé d’être envoyé « là-bas », dans un autre pays que le sien, c’est incompréhensible. Parce qu’on avait fini par oublier qu’il n’était pas français, ce père grandi auprès de frères et sœurs parfois français, éduqué à l’école de la République, enfant de France. Parce qu’on n’aurait pas pu imaginer qu’un jour ce serait la nationalité officielle qui ferait foi. On n’aurait pas pu croire que fauter n’était permis qu’aux français de papiers ».
C’est ce qui a été le plus difficile à accepter pour Moussah, ce Lyonnais de 50 ans qui n’était jamais allé en Algérie bien qu’il en ait la nationalité : qu’on le désigne comme étranger aux yeux de ses enfants. « Mon grand-père a été résistant, j’ai toujours élevé mes enfants dans les valeurs de la République. Pour eux, l’Algérie représentait les Maghrébins, avec ce qu’on en dit ici. Ça m’a fait mal d’être montré comme différent.
Ils avaient presque oublié qu’ils étaient étrangers, ancrés comme ils l’étaient dans la société française et ses fractures. Or c’est bien cette question de nationalité, la plupart du temps due au hasard ou au choix des parents, qui est au cœur même de la double peine. Et de celle, solitaire, de Benoît. Il a 28 ans aujourd’hui. C’est un graffeur reconnu qui préfère qu’on masque son vrai prénom. Long-temps il a vécu sans père, sans une histoire à coller sur ses origines. Sa mère restait muette. Jusqu’au jour où à 20 ans Benoît l’a mise au pied du mur : « Tu me dis tout ou nous ne nous revoyons jamais. » Elle a alors commencé à raconter. Assez rapidement elle a parlé de la prison. Mais restait une chose plus difficile à dire, pour elle. Au bout de trois heures, elle a lâché le morceau. « Voilà : un Algérien, qui a été incarcéré quand tu avais un an, puis expulsé en Algérie, puis qui est revenu, mais je n’ai jamais voulu qu’il te revoie. » Elle avait peur du racisme, ne voulait pas qu’il soit dit que son Benoît était le fils d’un Arabe. Lui a immédiatement traversé la France pour retrouver ce père inconnu.
Ila rencontré un homme abîmé, RMIste, solitaire, qui traîne sa vie. Un genre d’autiste. Qui répète que la vie est mal faite, qui n’assume pas ce qui est arrivé. Cassé, le père. Mais surtout Benoît a trouvé une famille, avec sa culture, sa chaleur, ses histoires et ses blessures. Des gens qui vivent en cité. Tout ce que sa mère avait voulu lui éviter lui revient en pleine figure : un cousin mort en prison, un autre d’overdose, la galère et les embrouilles pour tous. De ça, il nourrit son art. Régulièrement il va là-bas goûter à cette drôle de vie de famille, tenter de comprendre comment elle fonctionne et essayer en « militant familial » de désamorcer les microbombes qui couvent dans le quartier : « C’est ailleurs, ce n’est pas chez moi, et en même temps ce sont les miens. J’ai les éléments de l’histoire. C’est comme si ma tête se refermait enfin. »
Tellement d’espoir…
Un peu d’optimisme, beaucoup de vigilance. C’est le message qu’ont voulu lancer samedi les participants à un meeting réunissant 3 500 personnes au Zénith de Paris en clôture de la campagne « Une peine, point barre » lancée il y a un an. La veille, Nicolas Sarkozy avait en effet ouvert des perspectives quant à la suppression de cette mesure en déclarant à France- Inter, à propos du cas de Chérif Bouchelaleg, père de six enfants nés en France : « Il est difficile, y compris pour des gens qui ont un passé judiciaire chargé, d’aller les mettre dehors alors qu’ils ont six enfants, qu’ils ont quitté l’Algérie en l’espèce à l’âge de 3 ans et qu’ils ont créé des liens dans notre pays.Le débat sur la double peine est ouvert ». De quoi satisfaire Etienne Pinte, maire UMP de Versailles, un des artisans (avec François Bayrou, de l’UDF, et Jack Lang pour le PS) de cette ouverture : « Ma ligne de conduite est claine : on ne sépare pas les parents de leurs enfants. Que quelqu’un qui commet un délit soit puni est normal. Mais une fois sa peine purgée, on ne va pas lui infliger une peine supplémentaire au prétexte qu ’il est étranger. Est-ce qu’on enverrait un Français à Cayenne. C’est une forme moderne du bagne, c’est impensable. » Un impensable qui, en attendant une éventuelle modification législative, est prononcé tous les jours dans les tribunaux et dans les préfectures de France.
Un mariage qui tourne au pugilat
A VALENCE, le maire dicte sa loi. Il y a une semaine, Patrick Labaune a refusé d’unir deux citoyens marocains, Hamid Bennaghmouch et Malika El Al ami. La raison ? Lui ne dispose pas d’un titre de séjour en bonne et due forme. « Dois-je marier quelqu’un qui est un hors-la-loi ? Ma réponse est non », expliquait hier au JDD le maire (UMP) de Valence. « Cette position constitue une voie de fait répréhensible civilement et pénalement ! » rétorquait Me Maugendre (avocat), vice-président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). «Selon la loi, toute personne vivant en France a le droit de se marier, qu’elle soit en situation régulière ou non.»
Samedi dernier, pourtant, les deux fiancés se sont présentés comme convenu en mairie. Prétextant un malaise (« j’ai des certificats médicaux »), le maire quitte alors précipitamment l’hôtel de ville. La cérémonie est annulée. Soutenus par la préfecture de la Drôme, qui s’oppose au maire de Valence, Hamid et Malika se réinscrivent pour le samedi suivant. Hier donc, la jeune femme, accompagnée de 300 personnes venues la défendre, se présente à nouveau devant la mairie.
Il y a là de très nombreux policiers. Présent, le premier adjoint s’est résigné à unir le couple. Il porte autour du cou une pancarte « 1er adjoint démissionnaire ». Jeudi soir, en signe de protestation, Patrick Labaune et toute son équipe ont en effet affirmé qu’ils allaient abandonner leurs fonctions. La mariée est là aussi, mais pas son fiancé. Vêtue de noir et portant un petit bouquet de fleurs à la main, elle lit un petit texte, puis lance : « Maintenant, allons chercher mon mari ! »
Les choses s’enveniment dans un restaurant situé dans une petite rue proche. Persuadés d’y trouver le mari, sous le coup d’un arrêté de reconduite à la frontière, policiers en civil et CRS bousculent violemment les proches du couple, mais aussi les journalistes présents : blessé aux côtes par des coups de matraque, un reporter de France-Bleue Drôme finira aux urgences. Un autre du Dauphiné libéré reçoit un violent coup au thorax, tandis que deux photographes eux aussi molestés, voient leur matériel détérioré par les CRS.
un homme au visage masqué s’avance. Le fiancé ? Non. Mais une curieuse mise en scène, montée par une association de soutien qui s’affronte au maire de longue date… Persuadé d’être arrêté s’il, s’était rendu à son mariage, Hamid Bennaghmouch est en fait resté caché.
« Je me sens humilié. Je ne comprends pas, confiait-il hier après-midi au JDD. Ni le substitut du procureur ni la préfecture ne se sont opposés au mariage. Le maire est-il raciste ? »
Poursuivi en 1995 pour avoir rédigé un tract anonyme où il laissait entendre que son adversaire d’alors aux législatives soutenait le FIS algérien, Patrick Labaune, qui risque de nouvelles poursuites pour s’être opposé au mariage, se défend de l’accusation de racisme.
L’avocat d’Hamid est persuadé que « le maire a voulu faire un, coup politique » et tient à ajouter : « Malika n’étant pas française, mon client n’a aucun intérêt légal à l’épouser. Ce mariage ne lui aurait pas donné de droits supplémentaires »
Les associations en attendent davantage sur la double peine
UN PAS EN AVANT, mais trop timide encore. Ainsi les associations ont-elles jugé les déclarations de Lionel Jospin sur la « double peine ». Le candidat socialiste avait déclaré, mardi 9 avril, dans le mensuel Pote à Pote, qu’il était favorable à la suppression, dans « certaines situations », de la double peine qui ajoute l’expulsion du territoire à la condamnation pénale frappant un étranger (Le Monde du 10 avril). Après des mois de blocage, l’avancée paraît pourtant réelle dans l’esprit du candidat.
Lionel Jospin a toujours été extrêmement réticent sur la réforme de la double peine, déjà promise par François Mitterrand en 1981. En avril 1998, lors d’une longue grève de la faim de dix étrangers frappés de double peine, le premier ministre avait longtemps refusé tout réexamen de leur situation, malgré les exhortations de Jean-Pierre Chevènement. En novembre 1998, le rapport Chanet avait préconisé l’« interdiction absolue » des interdictions du territoire français (ITF), mais le gouvernement avait refusé de réformer la loi.
Depuis, la suppression de la double peine est devenue une revendication emblématique dans les banlieues. A chaque rencontre avec des associations de quartier, le sujet revient Ce sont en effet des dizaines de milliers de familles qui sont touchées par cette mesure de bannissement visant l’un des leurs, On estime que, chaque année, plus de 17 000 peines complémentaires d’ITF sont prononcées. Plusieurs centaines de décisions d’expulsion par ait sont par ailleurs prises par le ministère de l’Intérieur.
Le 21 novembre 2001, une quinzaine d’associations avaient lancé une « campagne nationale contre la double peine», réclamant son abrogation pure et simple. Au même moment sortait le film de Bertrand Tavernier, « Histoires de vies brisées », qui relate la grève de la faim de dix étrangers victimes de la double peine. Les soirées de projection font salle comble depuis des mois. Le cas de Bouda, jeune danseur de hip-hop tunisien, sous la menace d’une expulsion, mobilisait plusieurs artistes, dont les cinéastes Jean-Jacques Beineix et Jean-Pierre Thorn, la chorégraphe Maguy Marin et le « hip-hopeur » Sidney.
Quelques voix se sont aussi élevées au sein du PS, puis dans l’équipe de campagne de M. Jospin, pour faire valoir que le candidat risquait de se couper de la « gauche morale », sensible aux sujets liés à l’immigration. Le PS avait compris l’urgence d’évoquer ce thème en inscrivant la suppression de la double peine dans son programme pour 2002. Après avoir refusé de l’intégrer dans son propre projet, M. Jospin vient de la reprendre « mot pour mot », comme le souligne l’un des responsables de la campagne. « C’est la première fois qu’il le dit expressément et s’engage sur la question », s’est félicitée Adeline Hazan, secrétaire nationale du PS pour les questions de société.
Après la promesse d’instaurer le droit de vote des étrangers non communautaires aux élections municipales, c’est le deuxième engagement de M. Jospin qui rejoint les revendications des associations. Celles-ci le jugent pourtant trop timide. « C’est un tout petit pas. Pourquoi limiter la protection contre la double peine à certains ? Il faut supprimer cette peine discriminatoire : c’est la seule qui soit prononcée au regard de l’extranéité du délinquant », estime l’avocat Stéphane Maugendre, du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).
Plus critique, Abdelaziz Gharbi, du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), affiche son scepticisme : «Il la rejoue un peu facile. Ça sonne faux. Il est prêt à tout pour être élu ! »«On ne peut que se réjouir que Lionel Jospin découvre au bout de cinq ans que c’est une entrave aux droits de l’homme,tempère le pasteur Jean Costil, de la Cimade. Mais il faut qu’il s’engage plus en décrétant, en tant que premier ministre, un moratoire sur toutes les expulsions déjà prononcées. »
Lionel Jospin a déçu la gauche associative.
Sylvia Zappi, 02/04/2002
LE MOMENT serait venu. Après des mois de refus d’endosser une vieille revendication de la gauche, le droit de vote des étrangers aux élections locales, Lionel Jospin s’est laissé convaincre par le PS qu’il y avait urgence à inscrire cette proposition dans son programme présidentiel. A entendre les hiérarques socialistes quelques minutes avant le discours de Lionel Jospin présentant son programme, lundi 18 mars à l’Atelier, son QG de campagne, le candidat socialiste aurait opéré une mini-révolution « après une âpre bataille ».
« Je proposerai le droit de vote des étrangers, régulièrement installés sur notre sol depuis cinq ans aux élections locales », expliquait M. Jospin.
L’effort risque de ne pas suffire à amener ceux qu’on a appelés la « gauche morale » à soutenir le candidat socialiste. Cette gauche morale, essentiellement constituée de responsables associatifs, d’artistes, de jeunes cinéastes de la nouvelle vague, s’était mobilisée en 1996 contre la loi Debré, en signant massivement l’ « Appel à la désobéissance civile », se retrouvant aux côtés des sans-papiers occupant l’église Saint- Bernard. Les mêmes avaient interpellé les partis de la gauche plurielle dans un appel « Nous sommes la gauche » avant de contribuer largement à sa victoire lors des législatives de juin 1997. Cinq ans plus tard, la plupart des personnalités qui avaient soutenu les sans-papiers boudent le comité de soutien de Lionel Jospin. Les cinéastes de la nouvelle vague en sont même remarquablement absents.
LES SANS-PAPIERS
« Déception » et « désillusion ». Les deux mots résument l’état d’esprit de cette gauche associative investie sur les questions d’immigration. Les uns assument ouvertement un vote radical au premier tour ou une abstention. Les autres disent ne pas savoir et franchement hésiter. « Je me sens tout à fait volé », dit l’anthropologue Emmanuel Terray. « Ça ne passe plus », confirme Stéphane Maugendre, vice-président du Groupe d’information et de soutien aux immigrés (Gisti). « Ce gouvernement n’a pas fait pire que les autres mais n’a pas changé de cap dans le traitement policier de l’immigration. Au fond, les socialistes sont passés à côté du débat politique permettant d’insuffler une autre logique», résume Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme. Pour ces militants, les renoncements et les silences du gouvernement comme du PS – ou ce qu’ils perçoivent comme tels ont creusé le fossé qui sépare désormais la gauche morale de la gauche au pouvoir
Deux grandes questions ont marqué à leurs yeux les reculs de la gauche. La première fut les sans-papiers. Si le candidat Jospin ne s’était jamais engagé a régulariser tous les sans-papiers comme le réclamaient les associations, il s’était prononcé trop rapidement ? pour I’abrogation des lois Pasqua Debré » lors d’un meeting des Jeunes socialistes au Zénith le 15 mai 1997. Plus tard, il parlera d’ « une solution juste et humaine » pour ces clandestins. « On s est dit que peut être on allait arriver a quelque chose. Même si le gouvernement n’allait pas régulariser tous les sans papiers, il allait faire un gros effort en reprenant les critères mis en avant par tous les collectifs », se souvient Stéphane Maugendre. Puis vint le temps de la régularisation et du vote de la loi Chevènement, en mai 1998, qui marqua le début de la cassure avec les associations. La loi Chevènement a assoupli certains critères mais a maintenu le cadre général de la loi Pasqua.
L’incompréhension est alors totale. Pour le gouvernement et le PS, pas de doute.: la régularisation de près de 85 000 étrangers en situation irrégulière et l’application de la loi Chevènement ont apaisé les polémiques. Les associations parlent, elles, d’une « usine à gaz ingérable » et d’une « nouvelle fabrique de sans-papiers ». Des chiffres sont brandis près de 70 000 sans-papiers vivent dans la clandestinité. Pire, en rechignant à appliquer les textes, les préfectures en créeraient chaque jour de nouveaux, » Il n’y a pas eu de volonté politique de faire appliquer la loi « . constate Gérard Tcholakian du Syndicat des avocats de France (SAF). Les fonctionnaires des préfectures, pour la plupart en poste depuis des années, ont été formés dans une logique de suspicion et de fermeture: les quelques ouvertures contenues dans la loi, comme la disposition qui reconnaît un droit au séjour après dix ans de présence ne sont que très peu appliquée», selon les pointages des associations le stock des sans papiers est donc reconstitué. Pour Lionel Jospin, comme il l’avait vertement rappelé à Dommique Voynet en 1998; le dossier est classé.
LA DOUBLE PEINE
C’est ensuite la double peine qui prend le relais des déceptions. Histoires de vies brisées, le film de Bertrand Tavemier, ancien signataire contre la loi Debré, est venu remobiliser les soutiens de la gauche associative. Un peu partout en France, les soirées de projection font salle comble depuis des mois. Avec ces simples témoignage d’étrangers durablement installés et menacés d’une expulsion à la suite d’une condamnation pénale le réalisateur montre comment des dizaines de milliers de familles sont percutées par ce bannissement. Quelque dix-sept mille peines complémentaires d’interdiction du territoire français (ITF) sont prononcées chaque année par les tribunaux.
Pourtant, en 1998, le cabinet d’Elisabeth Guigou, alors garde des sceaux, avait réuni les associations et les syndicats pour tenter de trouver une solution au dossier. La magistrate Christine Chanet, mandatée par la ministre, avait préconiser « l’interdiction absolue » des interdictions du territoire à rencontre des étrangers ayant vécu et ayant été scolarisés en France depuis au moins l’âge de six ans. Un an plus tard, c’est dans le même esprit que la ministre envoyait une circulaire aux parquets. Le texte est resté lettre morte : selon le SAF les parquets continuent à requérir autant d’ITF contre les étrangers qu’auparavant. Quant à la réforme législative, pour supprimer ta double peine, le Parti Socialiste l’a bien inscrite dans son programme, mais le candidat Jospin ne l’a pas reprise dans ses propositions. « Il suffirait d’un peu de courage politique », admet Malek Boutih de SOS Racisme. « Les uns après les autres les responsables du PS m’appellent pour me dire qu’ils sont contre la double peine et qu’ils vont en parler à Lionel » remarque Bertrand Tavernier.
Reste la revendication du droit de vote. Paradoxalement, sa reprise aujourd’hui par le candidat socialiste inspire plus de méfiance que d’espoir. Voila vingt ans que la gauche le promet, rappellent en choeur les associations. A leurs yeux le gouvernement a eu tout le loisir de faire voter Ia proposition de loi des Verts : mais en refusant de l’inscrire à l’ordre du jour du Sénat, Lionel Jospin n’a pas voulu endosser une telle réforme. « Pour les socialistes, ce n’est jamais le moment. Et ses avancées sont toujours timides et très calculées » remarque Nabil Azouz du collectif Un(e) résident(e), une voix. Adeline Azan, Secrétaire nationale aux questions de société, reconnait que sur cette question, « ça achoppe ». Du coup. Jean-Christophe Cambadélis a fixé, pour le PS, rendez-vous avec la gauche associative. Comme il l’avait fait en 1997. Mais avec des partenaires qui, cette fois, ne veulent plus s’en laisser conter.
Le rap soutient Bouda, danseur et «double-peine».
,
A Paris, le maire vert du IIe accueille sa conférence de presse.
Un «double-peine» à l’Hôtel de Ville, le symbole était fort. Un peu trop fort. La Mairie de Paris a annulé une conférence de presse sur le cas d’un Tunisien menacé d’expulsion qui devait se tenir, ce mercredi, à l’auditorium de l’Hôtel de Ville. A l’initiative des Verts de Paris, Bouda, une figure du milieu hip hop, devait y présenter son histoire au public. Bertrand Delanoë a préféré que le débat se tienne ailleurs. Bouda et ses soutiens du mouvement hip hop seront finalement accueillis aujourd’hui par le maire (Vert) du IIe arrondissement.
L’émission de Sidney. Bouda est un enfant du hip hop. Né il y a trente ans en Tunisie, sous le nom d’Ahmed M’Hemdi, il arrive bébé en France, avec ses cinq frères et soeurs pour rejoindre son père, installé en France depuis 1956. Il grandit à Dugny, en Seine-Saint-Denis. Comme il «n’aime pas l’école, mais kiffe la danse», il s’entraîne jusqu’à dix heures par jour. Adolescent, il passe régulièrement à l’émission de Sidney H.I.P. H.O.P., qui fait découvrir le break au grand public dans les années 80.
Mais l’émission s’interrompt et l’argent qui va avec ne rentre plus. Bouda fume des joints, vend du cannabis. En 1990, il est condamné à vingt mois de prison ferme pour trafic de stupéfiant. Incarcéré à Fleury-Mérogis, il continue à danser. Il sort au bout de quinze mois. Il tient «sans came» quelques mois. Pas longtemps. En 1993, il fume du crack : «Je devenais fou à cause des cailloux. Je vendais pour acheter.» Et, en 1995, il est à nouveau condamné : quatre ans d’emprisonnement et cinq ans d’interdiction du territoire français.
A sa sortie de prison, le 13 janvier 1997, il est expulsé vers la Tunisie. Il craque au bout de neuf mois et regagne clandestinement la France. Il se cache, «hiberne». Et retrouve la danse. Participe à des concerts, notamment avec le groupe phare français NTM ou le Secteur Ä (Bataclan, Zénith).
Lors d’un show à la mairie de Saint-Denis, le cinéaste Jean-Pierre Thorn repère ce type «agile et rapide». Il espère l’embaucher pour une comédie musicale. Mais voilà : Bouda est sous le coup d’un arrêté ministériel d’expulsion. Impossible de le faire travailler.
Le danseur demande alors une assignation à résidence. Et le milieu du rap fait preuve à son égard d’une solidarité plutôt inhabituelle. «Il y a souvent des rivalités. Mais là, les gens se sont mobilisés», confirme Scalp, de la compagnie Paris City Breakers. Des Rencontres urbaines de La Villette au concours de break-dance au Zénith, le bouche à oreille fonctionne. Pour Kool Shen, cofondateur de NTM avec Joey Starr, aider Bouda est «une affaire personnelle.» Tous les deux ont débuté le break ensemble. Son label IV My People a collecté les signatures de soutien à Bouda et mis son site web au service de sa cause.
L’ancien présentateur Sidney considère Bouda «comme un petit frère». Grâce à sa notoriété, «il véhicule une image positive : il montre qu’on peut faire des bêtises et se rattraper, il a racheté sa conduite», estime-t-il. Sa possible expulsion ressemble d’autant plus à un couperet. «On essaye de se réinsérer, mais on nous met tout le temps des bâtons dans les roues», regrette ainsi Kool Shen.
Travail de grand frère. Sensible à cette mobilisation, le ministre de l’Education, Jack Lang, a lui-même écrit à son homologue de l’Intérieur: «Cher Daniel, mon attention a été appelée sur le cas d’Ahmed M’Hemdi […]. Il est parvenu peu à peu à percer dans le monde artistique et à acquérir une grande notoriété […]. Compte tenu du parcours assez atypique de M. M’Hemdi […], sa situation ne pourrait-elle être réexaminée?», demande-t-il.
Toute la famille de Bouda, excepté une grand-mère, est en France. Ses amis et son avenir aussi, estime-t-il. «De plus, il n’est pas retombé dans la toxicomanie qui constituait un des facteurs de sa délinquance», ajoute son avocat, Stéphane Maugendre. «Il est reconnu et fait un travail social de grand frère dans les quartiers. Tout cela mis bout à bout constitue-t-il vraiment une menace à l’ordre public ?» Pour la Place Beauvau, oui.
«Son expulsion constitue toujours une nécessité impérieuse pour la sécurité publique», explique ainsi le ministère de l’Intérieur, dans un courrier du 26 mars 2001, maintenant l’arrêté d’expulsion vieux de juin 1996.
Aujourd’hui, pour condamner la double peine, Kool Shen, Sidney et d’autres seront au côté de Bouda. Dans le deuxième arrondissement. Pas à la mairie de Paris.
Bouda, triple peine, veut rester
Le danseur hip-hop est menacé d’expulsion
« JE NE SUIS qu’un danseur qui n’a pas ses papiers. » Assis dans un gymnase de Seine-Saint-Denis, Bouda, le hip-hoper, ignore ce qu’il dira d’autre à la conférence de presse organisée par son comité de soutien à l’Hôtel de Ville de Paris mercredi prochain. Peut-être ajoutera¬t-il que « le mec, il a pas grandi eu Tunisie, on le jette là-bas. C’est de l’injustice ». C’est avec ces mots que ce trentenaire désigne la double peine qui l’accable. Bouda, de son vrai nom Ahmed M’Hemdi est un enfant d’immigrés, né à l’étranger, élevé sur le sol hexagonal et condamné deux fois par la justice française.
Une première pour trafic de drogue ; une peine de quatre ans de prison purgée à Fleury-Mérogis. Une seconde parce qu’il est étranger : une interdiction du territoire français de cinq ans. « Son cas est très particulier puisqu’un arrêté ministériel d’expulsion également été pris à son encontre. C’est une triple peine ». précise son avocat Stéphane Maugendre.
Bouda exerce donc son art clandestinement en France depuis 1997. Après un passage en Tunisie où il a été expédié à sa sortie de prison. Le pays de ses parents, mais pas le sien. Il n’y a tenu que neuf mois. « C’était la misère. Je connaissais rien au bled ». Il revient donc à la cité Maurice-Thorez de Dugny (93). Là-bas, il rejoint ses copains de la « old school » du hip-hop dans la compagnie Paris City Breakers. Tous ceux qui, comme lui, ont participé à l’émergence de ce mouvement au début dés années 80. « A l’époque, Bouda était une pile électrique. Tout le monde voulait être comme lui. Quand il dansait, il donnait l’impression d’être en lévitation », décrit D’Okta, le rappeur de la compagnie. Qui poursuit : « Dans la cité, c’est un véritable symbole. » « Un chargeur », ajoute Nordine, lui aussi danseur.
Ses amis organisent sa clandestinité. Encaissant sur leurs comptes bancaires les cachets de Bouda, danseur revenu au plus haut niveau. Lui tendent quelques gros billets pour qu’il puisse survivre. « Le problème, c’est que l’on ne peut pas l’emmener à l’étranger. Ça nous casse des dizaines de business », soupire Nordine.
Bouda ne se cache pas vraiment.
Il squatte chez des copains dans sa ville. Connaît « les commissaires de La Courneuve qui savent que je suis là et qu’il n’y a plus de trouble à l’ordre public ». Mais avoue « une peur au ventre » : « J’en ai marre de gagner des sous clandestinement. Il faut que l’on me rende mon numéro de matricule.
Caméra au poing, Jean-Pierre Thorn avale tous les propos du breaker. Ce réalisateur a rencontré Bouda lors d’un casting. « Pour une comédie musicale, j’ai auditionné 250 danseurs hip-hop. J’ai été émerveillé par la rapidité de ses « pass pass » (figure du hip-hop). Quand on a appris la menace qui pesait sur lui, on a lancé une pétition et recueilli plusieurs milliers de signatures. »
En vain. Le ministère de l’Intérieur refuse d’abroger l’arrêté ministériel d’expulsion. « Parce que Bouda a été condamné pour trafic de stupéfiants », soupire son avocat. « Si on ne lui offre pas d’autre hypothèse, il va retomber, proteste Jean-Pierre Thorn. Il ne prend plus de came. Il a fait ses conneries à 19 ans. A 30, il a droit de se réinsérer dans la société. » « Il a fait un travail social dans sa cité. Il a montré aux mômes qu’il y avait autre chose à faire. Et on nous dit que c’est une menace pour l’ordre public ? », insiste Stéphane Maugendre. Mercredi, Bouda devrait danser dans les salons de l’Hôtel de Ville. D’Okta a lui prévu un rap. « C’est l’égoïsme des frontières qui veille au séisme de la vie », clamera- t-il.