Catherine Vannier, vice-présidente du Syndicat de la Magistrature. Stéphane Maugendre, président de la section Bobigny du Syndicat des Avocats de France.
Ce qui caractérise très profondément la philosophie du projet de loi Debré relatif à l’entrée et au séjour des étrangers en France, c’est la volonté d’écarter l’intervention du juge et de l’avocat dans la procédure d’éloignement de l’étranger.
Le débat ne relève pas de la seule technique juridique, il recouvre un véritable enjeu de principe. En effet, le juge judiciaire est «le garant des libertés individuelles» (art. 66 de la Constitution) et à ce titre, il est chargé de contrôler toutes les situations dans lesquelles un individu est privé de liberté. Tel est le cas dans les procédures d’éloignement administratif hors du territoire français d’un étranger. Aux termes de la loi actuelle, un étranger en situation irrégulière peut faire l’objet, de la part de l’administration et dans l’attente de son départ, d’une rétention de 24h dans un centre administratif. Passé ce délai, le préfet doit, s’il veut prolonger la rétention, saisir le juge judiciaire.
Pendant des années, les juges, peu investis dans ce contentieux marqué de surcroît par l’absence chronique des avocats, ont entériné les demandes des préfectures. De plus, les lois Pasqua, profitant de cette inertie, ont encore réduit le cadre d’intervention du juge judiciaire dans ces procédures. Toutefois, divers facteurs ont progressivement contribué à faire évoluer les mentalités: protestations des associations défense des droits de l’homme face à l’absence de garantie dans ces procédures, multiplications des irrégularités commises par l’administration, mise en place permanence d’avocats, afflux devant les magistrats d’étrangers parfaitement intégrés dans la société française et précipités dans l’illégalité du seul fait de la survenance des lois Pasqua. Des magistrats et des avocats se sont peu à peu réapproprié un domaine dans lequel ils n’étaient jusqu’alors que des faire-valoir, en contrôlant les procédures d’interpellation des étrangers, en s’assurant des conditions dans lesquelles les rétentions s’effectuaient, en vérifiant la présence au dossier des pièces utiles à la procédure d’éloignement et en exigeant la publicité des audiences. C’est à la suite de ces luttes acharnées que la chambre civile de la Cour de Cassation a tenu, dans une série de 11 arrêts rendus je 28 juin 1995 à réaffirmer le rôle de garant des libertés individuelles du juge judiciaire dans ce contentieux
C’est à la lumière de cette évolution qu’il faut comprendre la réaction du gouvernement et la rédaction du projet de loi actuel. Depuis déjà plusieurs années, la classe politique n’a eu de cesse de stigmatiser l’action de la justice et Charles Pasqua était publiquement intervenu pour dénoncer le parti-pris des juges. Récemment, la commission d’enquête sur l’immigration clandestine et le séjour irrégulier d’étrangers en France, présidée par M. Philibert, s’alarmait des décisions de remise en liberté prononcées en faveur d’étrangers allant même jusqu’à affirmer que la Cour de Cassation violait la loi.
Le texte élaboré par Jean-Louis Debré propose de prolonger de 24h la rétention administrative d’un étranger en voie d’éloignement et de retarder d’autant l’intervention du juge et de la défense. Plus dangereux encore, lorsque le juge décide de remettre en liberté l’étranger, il est prévu de rendre suspensif l’appel du Procureur de la République. Autrement dit: l’étranger restera privé de liberté malgré la décision favorable du juge le temps nécessaire à la cour d’appel de se prononcer. En revanche, l’appel de l’étranger contre une décision défavorable d’un juge ne sera pas suspensif. Autrement dit: l’étranger restera aussi privé de liberté. L’inégalité des armes est consommée. Pire, le gouvernement veut revenir dix ans en arrière: jusqu’en 1985 en effet, une telle disposition existait dans le domaine de la détention provisoire, l’appel du procureur était suspensif. Elle avait alors été supprimée par le législateur. Les étrangers d’aujourd’hui doivent-ils être moins considérés que les délinquants d’il y a dix ans alors que sur ceux-ci ne pèse aucune charge faisant présumer qu’ils ont commis un délit voire un crime?
Nous en arrivons à cette aberration qu’un étranger qui doit être éloigné du territoire français aura moins de garanties que celui qui, en situation irrégulière, aurait commis une infraction, puisque ce dernier sera déféré plus vite et obligatoirement devant un juge judiciaire. C’est donc l’éviction d’une défense et d’un juge qui est recherché, premier pas vers la destruction de la justice. Qui aujourd’hui, imaginerait, sous prétexte «d’accident zéro» sur les routes qu’un automobiliste commettant un excès de vitesse se voit saisir immédiatement son permis de conduire et son véhicule, sans contrôle d’un juge susceptible d’annuler la procédure pour cause, par ex., de radar défaillant? Qui aujourd’hui, imaginerait, sous prétexte de «loyer impayé zéro», l’expulsion d’un locataire avec saisie des meubles par un office HLM, sans recours préalable à un juge chargé de vérifier la régularité de la procédure?
Que l’on ne s’y trompe pas, si des hommes et des femmes n’ont plus accès à la justice, sous prétexte qu’ils sont étrangers, cela nous ramène inévitablement à ce questionnement : demain, sous quel prétexte et pour quelle catégorie de personnes le Parlement entérinera-t-il un projet gouvernemental autant destructeur de l’État de droit?