Cachez cet étranger

Cachez cet étranger (et les violences qui lui sont faites) que je ne saurais voir

À mon père, Dominique.

Il est toujours plus facile de ne pas voir les violences infligées à celles et ceux qui sont supposés responsables de tous les maux de la société (chômage, délinquance et aujourd’hui terrorisme). D’évidence ce propos ne s’adresse pas aux lectrices ou lecteurs, du présent article, que l’on ne peut affubler de cécité (intellectuelle) totale.

Il n’en reste pas moins que les violences faites aux étrangers sont plus ou moins visibles à celui ou celle qui sait, ou veut bien, regarder ou chercher. C’est alors souvent pour le public non averti à l’occasion d’un « buzz » qu’on les découvre. Prenons quelques exemples :

Les étrangers coincés dans la zone internationale de Roissy

Il aura fallu la condamnation de l’État français, par le Tribunal de Grande Instance de Paris en 1992 pour découvrir les voies de fait commises par le ministère de l’Intérieur et la Police de l’Air et des Frontières à l’aéroport de Roissy, à l’égard des étrangers désirant entrer sur le territoire français.

Or, depuis des années des avocats assignaient ce même ministère devant les tribunaux français et les associations condamnaient les atteintes portées au droit d’asile (puisque les étrangers étaient interditsde rentrer en France pour faire une demande d’asile) et à la liberté d’aller et venir sans base légale (puisque les étrangers interdits d’entrer étaient coincés dans la zone aéroportuaire internationale entre les magasins duty-free).

Les Jungles de Calais

Il n’y a qu’en 2009, suite à une rafle de cent cinquante Afghans, dans la banlieue de Calais, pour être « chartérisés » par le ministère de l’Intérieur, que l’on découvre les « jungles » de Calais, alors que depuis la fermeture du camp de Sangatte, sept années avant, les associations dénonçaient non seulement les conditions de vie de ces réfugiés mais aussi les exactions de la police à leur encontre.

Les Roms

Il n’y a que lors du scandale international de la circulaire dite « Roms » du mois d’août 2010 que l’on a vu les mauvais traitements infligés aux gens du voyage. [Quoique depuis, ils ont disparu de notre champ de vision comme nous le rappelle le commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans son rapport du 17 février dernier(1)].

La pénalisation du séjour irrégulier

Il faudra l’avis de la chambre criminelle de la cour de Cassation du 5 juin 2012 pour comprendre qu’être en situation irrégulière était, jusqu’alors, un délit permettant à la police de mettre un étranger, pour cette seule raison, jusqu’à 48 heures en garde-à-vue, et à la Justice de le condamner jusqu’à une année de prison ferme et trois années d’interdiction du territoire français.

Alors qu’avant et suite à un arrêt El Dridi contre Italie du 28 avril 2011 de la Cour de Justice de l’Union Européenne (qui condamnait l’Italie et indiquait qu’en Europe les étrangers en situation irrégulière ne pouvaient plus ni être placés en garde-à-vue ni être condamnés) les associations dénonçaient la législation française en ce qu’elle faisait passer l’étranger sans-papiers d’un statut administratif à un statut pénal, c’est-à-dire dans le camp des délinquants.

Les morts en mer Méditerranée

Il aura fallu la venue du Pape sur l’Île de Lampedusa en juillet 2013, non pas pour voir ces migrants d’Afrique enfermés dans un camp, mais découvrir que l’on mourrait en Méditerranée pour sauver sa vie.

Or, depuis sa création l’association Migreurop dénonce non seulement les camps à l’extérieur des frontières de la forteresse Europe mais aussi les milliers de noyés depuis quelques dizaines d’années dans la traversée de ce nouveau cimetière.

Or, ni les révélations par The Guardian, le 8 mai 2011 (2), du décès entre les mois de mars et avril de 63 personnes (hommes, femmes et deux bébés) alors qu’une coalition internationale et les forces de l’OTAN intervenaient en Libye et surveillaient le moindre mouvement sur cette mer grâce à un matériel militaire jamais déployé dans cette zone (awacs, drones, avions, hélicoptères, radars et bâtiments de guerre), ni la campagne de plaintes lancée par le Gisti suite à ces révélations, ne les avaient rendu visibles.

Être privé de ses droits d’aller et venir sur simple décision d’un policier sans ordre ou autorisation de la Loi et sans contrôle d’un juge ; en être réduit à dormir dans des sous-bois entre des planches de bois et des bâches de plastique et faire l’objet de violences policières ; être l’objet d’évacuation et de destruction de son lieu de vie à raison d’une seule appartenance à une ethnie supposée ; être pénalement catalogué délinquant pour ne pas avoir de pièce d’identité ; ne pas être secouru en mer, et parfois mourir, seulement parce que l’on se précipite dans les mains de passeurs pour traverser la méditerranée pour fuir les atrocités, politiques, économiques ou climatiques de son pays de naissance… sont, sans conteste, des violences.

Et, nous venons de le voir, elles n’ont été visibles qu’après qu’un événement « révélateur » fasse image à nos yeux. Mais, il y a aussi le buzz qui rend invisible les violences voire provoque la cécité totale.

La double peine

Alors que François Mitterrand avait promis son abolition suite à la grève de la faim de Jean Costil (Pasteur), Christian Delorme (Prêtre) et Hamid Boukhrouma (Double peine) aux Minguettes, démarrée début avril 1981 ; alors qu’entre fin 2001 et fin 2003, les associations ont mené une très longue et intense campagne contre la double peine, le Ministre de la place Beauvau s’emparait de cette question et, dès l’écriture de l’avant-projet de Loi, affirmait que la double-peine était abolie.

La réussite politique du ministre de l’Intérieur a été jusqu’à, non seulement, obtenir de l’Assemblée Nationale un vote à l’unanimité sur les dispositions concernant la double peine, mais à faire affirmer à un ancien ministre de la Culture de « gauche », prétendu abolitionniste de cette double peine, sa satisfaction de ce que la droite l’ait abolie et même à un très sérieux journaliste politique dans les colonnes d’un quotidien du soir d’illustrer le dépassement à gauche du PS par la droite parlementaire par cette réforme.

On croise même dans les milieux judiciaires, militants ou humanitaires, des personnes qui estiment ce combat, d’arrière-garde.

Depuis lors, il est impossible d’aborder le sujet tant il est ancré dans l’inconscient collectif qu’il n’y a plus de double peine. Et le monde associatif, partie prenante dans la campagne contre la double peine, a commis un véritable acte manqué politique et n’a pas encore pris conscience de sa responsabilité d’avoir participé à ce que la violence, que constitue la double peine à l’égard des étrangers, soit redevenue invisible pour de nombreuses années.

En effet, la loi du 26 novembre 2003 laisse entière la double peine (L’ITF peut toujours être prononcée pour environ 270 crimes et délits. Quant à l’expulsion, elle peut toujours : être décidée par l’administration, quelle que soit la situation privée ou familiale de l’étranger ; être prononcée par l’administration, sans débat préalable devant une commission, en cas d’urgence absolue, alors même que cette urgence a parfois été provoquée par la négligence des services concernés ; enfin et surtout, être la conséquence directe d’une condamnation pénale).

Le délit de solidarité : un même tour de passe-passe

La condamnation de Madame Deltombe par le Tribunal Correctionnel de Lille, le 4 février 1997 (3), pour avoir prêté les clefs de son appartement en son absence à un étranger en situation irrégulière, a déclenché, à l’initiative des gens du cinéma, une vague de signatures par dizaines de milliers d’une pétition pour l’abrogation du délit de solidarité (4).

Régulièrement des gens (directrice d’école, membres de collectif… frères, soeurs époux…) apportant leur soutien à des étrangers en situation irrégulière sont inquiétés par la police ou la justice. Face aux attaques d’un ministre de l’Immigration qui affirmait, le 7 avril 2009, que « Toute personne, particulier, bénévole, association, qui s’est limitée à accueillir, accompagner, héberger des clandestins en situation de détresse, n’est donc pas concernée par ce délit. Et j’observe qu’en 65 années d’application de cette loi, personne en France n’a jamais été condamné pour avoir seulement accueilli, accompagné ou hébergé un étranger en situation irrégulière » (5), le Gisti avait dressé une liste de condamnations prononcées depuis 1986 contre des personnes ayant apporté une aide à des étrangers sans papiers. Récemment, le Ministre de l’Intérieur a annoncé, à grand renfort des médias, que, par la loi dite « Valls » du 31 décembre 2012, le délit de solidarité est abrogé. Et tout le monde en est, aujourd’hui, persuadé.

Or, tel n’est pas le cas puisque l’article L 622-1 du Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile (CESEDA) est toujours applicable et permet encore de poursuivre les aidants aux sans-papiers (6).

La double peine et le délit de solidarité sont bien des violences (même si elles sont légales) mais, alors qu’elles étaient visibles et connues, de véritables plans média politico-mensongers les trempent dans un filtre magique d’invisibilité alors qu’elles existent encore.

La précarisation du droit au séjour des étrangers en France

Le 15 octobre 1983 partait de Marseille la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite « la Marche des beurs », pour s’achever par un défilé de plus de 100 000 personnes à Paris le 3 décembre. Une délégation rencontre François Mitterrand qui promet l’instauration d’une carte de séjour et de travail valable pour dix ans, ancienne revendication des organisations de défense des droits des immigrés.

Le 17 juillet 1984 était promulguée la loi sur la carte de résident, titre unique de séjour et de travail, valable dix ans et renouvelable automatiquement. Il est important de souligner que cette loi avait été votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale. « Cette loi avait une portée majeure, à la fois pratique, symbolique et politique, et faisait date dans l’histoire du droit de l’immigration.
– Une portée pratique car elle supprimait les multiples obstacles administratifs qui existaient jusqu’alors pour l’obtention ou le renouvellement des titres de séjour de un an, trois ans, puis dix ans, qui devaient être accompagnés d’une carte de travail valable un an, trois ans ou dix ans… La délivrance de la carte de résident, valant autorisation de séjour et de travail, renouvelée automatiquement, libérait des multiples rendez-vous en préfecture et préservait par la même occasion des interruptions temporaires de droits et de l’insécurité qu’elles engendraient.
– Une portée symbolique aussi car, délivrée « de plein droit » à tous ceux et celles ayant des attaches en France (liens familiaux ou ancienneté de séjour), elle traduisait en actes le message que le gouvernement voulait adresser à l’opinion comme à la population étrangère : les personnes immigrées venues en France pour travailler ne pouvaient plus être reléguées au rang de supplétifs ; avec leurs familles, elles faisaient partie intégrante de la société française. Elles pouvaient, sans crainte d’une décision arbitraire de l’administration, construire leur avenir en France. Sécurité et stabilité formaient le socle qui devait leur permettre de s’insérer et de vivre comme tout un chacun.
– Une portée politique enfin car, en instaurant un titre de dix ans renouvelable de plein droit, le législateur réalisait un pas en avant vers l’égalité des droits avec les nationaux. Face aux discours d’exclusion semés par l’extrême droite, la loi du 17 juillet 1984 entendait en finir avec la suspicion permanente et le contrôle tatillon dont les personnes étrangères étaient précédemment les otages. La réforme était un message clair opposé au populisme et à la xénophobie. »  (7)

Sauf que depuis trente années toutes les lois sur l’immigration ont petit à petit réduit à quasi néant ce dispositif puisque la carte de séjour temporaire d’une année est devenue la norme. Mais de quelle violence s’agit-il ? et en quoi est-elle invisible ? Elle est invisible car elle ne semble être que tracasserie administrative, que de demander à l’étranger de renouveler son titre de séjour tous les ans. En pratique ce sont 2, 3 voire 4 rendez-vous en préfecture car il manque toujours un document pour compléter le dossier, donc 2, 3 voire 4 jours d’absence au travail (8). En pratique, ce sont des rendez-vous qui obligent à être présent devant la préfecture longtemps avant le lever du soleil. En pratique ce sont des cartes de séjour qui empêchent embauche à durée indéterminée, obtention d’un crédit, signature d’un bail locatif ou accès à de nombreux droits sociaux et donc précarisent la vie professionnelle, sociale et économique. En pratique ce sont des parents au séjour, à la vie professionnelle, sociale et économique précaire, alors que leurs enfants ont vocation à devenir français ou sont français et ont, donc, des rapports parentaux faussés. En pratique, ces précarités plongent les étrangers dans l’incertitude quant à leur avenir, les empêchent de participer à la vie sociale, politique, économique et culturelle, bref de se comporter en citoyens. Ainsi derrière cette carte de séjour se cachent nombre de violences à nos yeux invisibles. Le rapport Fekl remis au gouvernement en mai 2013 (9) faisait ce même constat. Aujourd’hui, le même tour de passe-passe que celui dont ont été victimes la double peine et le délit de solidarité se prépare, puisque un projet de loi sur l’immigration, présenté comme un texte visant à stabiliser le séjour des étrangers en France, prévoit la création d’un titre pluriannuel d’une durée maximum de quatre ans (10).

Or, ce texte non seulement conserve la logique de désintégration amorcée depuis 30 ans par les textes successifs mais crée une véritable « usine à gaz » pour l’obtention de ces titres de séjour pluriannuels et dont la délivrance peut être remise en cause ou le retrait peut être décidé, à tout moment (11). Que le bruit médiatique que ne manquera pas de faire le gouvernement autour de ce texte en affirmant qu’il est «humain mais ferme» (comme ceux d’avant 2012 qui affirmaient être «ferme mais humain») ne nous aveugle pas.

 

1. Voir Dossier du Gisti « Les Roms ».
2. « Aircraft carrier left us to die, say migrants », Jack Shenker, 8 May 2011.
3. Voir l’arrêt confirmatif de la Cour d’appel de Douai en date du 17 décembre 1997.
4. Voir notamment « Contre la loi Debré », Libération, 19 février 1997.
5. Voir la lettre en date du 7 avril 2009 de Monsieur Besson adressée à toutes les organisations de la campagne pour l’abolition du délit de solidarité.
6. « Sans-papiers : la solidarité n’est plus un délit », Le Nouvel Obs, 02 janvier 2013 ; « Sans-papiers : le délit de solidarité supprimé », RFI, 3 janvier 2013 ; « Sans-papiers : La fin du délit de solidarité », 20 Minutes, 29 janv. 2014 ; « Droit en France : suppression du ‘délit de solidarité’», Wikinews.
7. Histoire de la carte de résident sur le site « rendez-nous la carte de résident ».
8. « Surveiller et punir plutôt qu’accueillir », L’Humanité, Émilien Urbach, Mercredi, 23 juillet, 2014 ; « Immigration : ‘Ça ne change pas. L’étranger est toujours suspect », Le Nouvel Obs, Céline Rastello Publié le 23-07-2014.
9. Sécurisation des parcours des ressortissants étrangers en France, rapport au premier ministre par Matthias Fekl, parlementaire en mission auprès du ministre de l’intérieur.
10. Voir le dossier du Gisti « Projet de réforme du droit des étrangers en France ».