Le Tribunal des Toubab

newlogohumanitefr-20140407-434Christian Ferrand, 20/06/1991.

Aux côtés de Mme Keita, l’exciseuse déjà condamnée à 5 ans fermes à Paris, huit couples maliens ou sénégalais se retrouvent dans le box de la Cour d’Assises de Bobigny.

Il y a comme un malaise: comme d’habitude lors d’un procès d’excision, on ne peut se départir d’un sentiment de gêne lorsque l’on arrive dans une Cour d’Assises ou les noirs occupent le banc d’infamie et les blancs, celui des juges. Mardi, c’était encore plus vrai à Bobigny, où la Cour d’Assises présidée par M. Yves Corneloup s’apprêtait à juger «en bloc» les parents de 16 enfants que Mme Aramata Keita est accusée d’avoir excisé entraînant la mort d’une petite fille des suites d’une hémorragie. Cette malienne de 48 ans, membre de la caste des «esclaves» et donc exciseuse, a déjà été condamnée à 5 ans de réclusion criminelle par la Cour d’Assises de Paris le 8 mars dernier, (voir les « Huma» des 7,8 et 9 mars dernier) dans une précédente affaire d’excision.

Le malaise s’accroit encore à l’aube de l’audience quand les pères inculpés évoquent leurs professions: «OS chez Citroën, manoeuvre, plongeur, nettoyeur à la RATP, éboueur…» Les femmes sont sans profession; l’une d’entre elles est installée dans un fauteuil: elle accouchera sans doute avant la fin du procès prévu sur dix jours.

Bref, la Justice française s’apprête à juger des travailleurs immigrés pour ce que les uns nomment «acte de barbarie» et les autres «pratique coutumière». Et comme tout cela génère quand même un malaise (on le saura), la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris a trouvé le joint en décidant le régime de la «publicité restreinte» sur les débats de la Cour d’Assises, au motif qu’une des mères inculpées était mineure au moment des faits.

Mardi donc, aucun public n’était admis dans la salle d’audience de Bobigny où l’on ne manquera pas pourtant d’évoquer «l’effet dissuasif d’une sanction pénale» sur la communauté africaine pour demander des peines de prison fermes contre certains des parents.

Car de procès d’école en hésitations jurisprudentielles, la justice française a finit par trancher dans le débat qui fait s’affronter régulièrement une poignée d’avocats autour du problème de l’excision qui, rappelons le, concerne au moins cent millions de femmes de part le monde.

D’un côté donc, des femmes: Mes Weil-Curiel et Zviloff respectivement pour les associations «SOS-Femmes-Alternatives» et «Enfance et Partage au secours de l’enfance meurtrie» qui ont déjà gagné plusieurs de leurs batailles judiciaires: lorsqu’elle ont réussi par exemple à convaincre les tribunaux de criminaliser l’excision considérée désormais comme «une mutilation d’un organe»; ou encore en janvier dernier lorsque la Cour d’Assises de Paris a condamné à 5 ans de réclusion criminelle Mme Keita, la première exciseuse exerçant en France qui ait abouti dans un box. «L’excision est une coutume barbare» dont les victimes sont des fillettes innocentes expliquent-elles. Les parents connaissent l’interdit qui frappe cette pratique «moyenâgeuse». Pour sauver des dizaines de milliers de petites filles noires, les tribunaux doivent condamner pour l’exemple.

De l’autre côté de la barre, des hommes: Mes Gerphagnon, Inschauspé, Sawadogo, Maugendre, Mikowski, Elbaze, Paraiso dont la ligne de défense varie peu vis à vis de leur clients, parents africains d’enfants excisés sur le sol français: ceux-ci, disent-ils n’ont jamais eu l’intention de nuire à leurs enfants; et quand bien même ils sont censés ne pas ignorer l’interdiction que leur fait la loi, ils sont «contraints» de faire exciser leurs filles, faute de tomber sous la condamnation de la «coutume».

Le débat n’est pas prêt de se tarir: car si tous ou presque sont en France d’accord pour condamner l’acte en lui-même, les divergences sont profondes quant à la façon la plus efficace d’éradiquer l’excision.

Confrontés à ce délicat problème, plusieurs pays d’Europe ont décidé d’élaborer des législations spécifiques. Mais à l’image de la Grande-Bretagne, les textes adoptés ne sont pas appliqués. La France, au contraire n’a procédé à aucun débat législatif. Par contre elle se distingue en étant le seul pays à avoir opté pour une répression judiciaire.

Ce parti pris de la politique du bâton, s’accompagne paradoxalement du refus d’accorder un statut de réfugiée politique à des femmes africaines menacées d’être excisées sous la contrainte dans leur pays d’origine. Enfin et surtout, ce choix semble être le reflet de cet embarras bien français qui consiste à cristalliser de délicates questions de sociétés dans des affrontements stériles; la justice étant chargée d’évacuer le problème par la répression.

Le risque est évident: outre le racisme latent que l’on développe en «déniant tout caractère culturel» à ce qui ne serait que «simples tortures» (1) perpétrées par des «sauvages», le risque est grand de rendre l’excision plus clandestine encore qu’elle ne l’est aujourd’hui en France. Ce qui ne dit rien, en outre, du temps qu’il faudra pour que les femmes africaines cessent de se voir nier le droit au plaisir dans les sociétés Sarakolè et Bambara, pour ne citer que les deux ethnies concernés par le procès de Bobigny.

1. Selon «Mutilations Sexuelles» de Michel Erlich, psychiatre de l’hopital Laënnec; Collection «Que sais-je», ed. Puf. On consultera également la revue «Droits et Cultures» dont le n° 20 traite de l’excision. En vente à la librairie de l’Harmattan.

⇒ Voir l’article