Justice pour Catherine

logo nouveau detective Michel Mary, 13/09/2000

La jeune femme policier a baissé sa vitre. Elle a souri à l’automobiliste qui venait de s’arrêter à sa hauteur. Et elle a reçu une décharge de chevrotine dans le cou…

dessinParis, 20 février 1991. Il est 1 h 20 du matin. Cette nuit, se sont deux jeunes gardiens de la paix parisiens, Emile Hubbel et Catherine Choukroun, qui sont chargés de surveiller le radar placé à la hauteur de la porte de Clignancourt, sur le boulevard périphérique. Leur 405 frappée du sigle de la police est stationnée en contrebas sur la bretelle d’accès au « périph ». A l’intérieur, Catherine Choukroun, une jolie jeune femme de 25 ans au visage rond et aux grands yeux rieurs, est en train d’expliquer à son collègue qu’elle a hâte que l’aube se lève. Elle rentre en effet tout juste de son congé de maternité, et, pour satisfaire à ses obligations professionnelles, elle a laissé son bébé de cinq mois à la garde de son mari. Elle est évidemment très impatiente de les retrouver tous les deux.

A ce moment, une voiture de couleur sombre se rapproche à petite allure sur la droite du véhicule de police. Instinctivement, Emile Hubbel jette un œil dans son rétroviseur. C’est peut-être un automobiliste tout récemment « flashé » qui vient leur demander l’indulgence ? Effective¬ment la voiture sombre ralentit encore, puis s’arrête à leur hauteur. Tout naturellement Catherine Choukroun baisse sa vitre et penche la tête à l’extérieur en direction du pilote de l’autre véhicule. Curieusement elle sourit étonné, Emile Hubbel lui demande :
—Tu les connais ?
Mais à cette question, hélas, sa jeune collègue ne répondra jamais…

« J’étais tellement affolé que je me suis mis à parler en créole »

— Une détonation a retenti et elle s’est écroulée. Elle était pleine de sang…

Cour d’assises de Paris. Ce lundi 4 septembre 2000, neuf longues années après le drame, l’agent de police Emile Hubbel raconte à la cour, présidée par Mme Varin, la terrible nuit au cours de laquelle sa collègue Catherine Choukroun a été assassinée. Petit, trapu, légèrement dégarni, une petite barbe, Emile Hubbel -lui-même blessé cette nuit-là- est extrêmement ému. Et c’est d’une voix pleine de larmes contenues qu’il termine sa déposition.

—Je me suis alors emparé de la radio pour appeler les secours, dit-il. Au commissariat, ils ont cru à un canular. Et moi, j’étais tellement affolé que je me suis mis à parler la langue de mon île natale : le créole… Depuis, j’ai presque en permanence dans la mémoire ce « flash » horrible : le bruit de la détonation, puis Catherine qui s’effondre sur moi.

Sur la piste des passagers d’une Austin noire

La carotide sectionnée, la jeune femme meurt sur-le-champ. Son décès provoque dans tout le pays une intense émotion. Catherine Choukroun, policier exemplaire qui comptait cinq ans de métier, est en effet la première femme gardien de la paix tuée dans l’exercice de ses fonctions. Ses collègues de la « Crim’ », saisis de l’affaire, se sont juré de démasquer ses assassins. Mais l’enquête s’annonce très difficile.

— Au départ, nous ne disposions d’aucun élément permettant d’arrêter les coupables, explique à la cour le commandant de police Alain Vasquez, chef de groupe à la brigade criminelle.
Debout à la barre des témoins, cet homme d’une cinquantaine d’an¬nées, élégant dans son costume vert, s’interrompt un instant. Puis reprend, détachant bien ses mots :
— Catherine Choukroun a été tuée avec de la chevrotine, un projectile qui rend impossible toute expertise balistique. Quant à Emile Hubbel, il ne savait pas si la voiture de ses agresseurs était une R 5, une Austin ou une Peugeot 205. Il n’avait même pas vu le conducteur…
En fait, à l’heure où les investigations commencent, les policiers de la « Crim’ » disposent d’un seul élément : le témoignage d’un chauffeur de taxi. L’homme, un certain Haïm, est décédé depuis. Mais la présidente Varin lit sa déposition :
— Dans la nuit du 20 février 1991, vers 1 h 45, je roulais sur le périphérique entre les portes de Clignancourt et de Saint-Ouen, quand j’ai été « doublé par une,petite voiture noire, une Austin Métro nerveuse et puissante. Elle roulait tous feux éteints. A, l’arrière, il y avait une fille entre 20 et 25 ans aux cheveux blonds. A l’avant, un passager brun aux sourcils fournis avec, autour du cou, un foulard de type palestinien à carreaux rouges et blancs. J’ai été frappé par le rictus de son visage, qui exprimait la haine, le mépris et la méchanceté. La voiture a emprunté la sortie de la porte de Saint-Ouen ».

Ce véhicule est-il celui des assassins de Catherine Choukroun ? Il semble bien que oui. En effet, quelques jours après le drame, l’un des policiers chargés de cette affaire, le commissaire Eric Guillet, reçoit un coup de téléphone anonyme. Selon ce mystérieux informateur, le crime aurait été commis par un homme roulant à bord d’une Austin noire dont la plaque d’immatriculation se termine par T 92.

« Dans un bar de Montreuil, j’ai retrouvé Simone »

Forts de ce renseignement, les policiers convoquent alors les cinq cents automobilistes « flashés » cette nuit-là par le radar de la porte de Clignancourt, et ils les interrogent. Ils répertorient également les Austin noires immatriculées dans les Hauts-de-Seine. Mais ce travail de fourmi n’aboutit à rien. Et six longues années passent…

31 décembre 1997. Ce soîr-là, Henri Seghair, policier affecté à la brigade des stupéfiants de Seine-Saint-Denis, est de service. Mais en compagnie d’un couple ami, il va tout de même dîner dans un petit restaurant de Montreuil où il a ses habitudes. Ce qui se passe ensuite, il le raconte maintenant à la cour :
—Dans ce restaurant se trouvait Simone, une femme avec qui j’avais déjà bavardé à plusieurs reprises, dit ce jeune policier brun aux cheveux frisés. La fille de Simone était toxicomane et elle me demandait des conseils. Ce soir-là, elle était seule et elle avait l’air triste. Mes amis et moi, nous l’avons invitée à boire une coupe de champagne. Elle m’a alors fait des confidences…
Des confidences, en effet. Et pas n’importe lesquelles. Car Simone, sous ses dehors innocents, est en réalité une « mère maquerelle » qui loue des studios aux filles de la rue Saint-Denis. Et elle en sait beaucoup, apparemment sur l’affaire Choukroun…
— Elle m’a dit : «Je vais te faire un cadeau », poursuit Henri Seghair. Puis elle m’a expliqué que Catherine Choukroun avait été tuée par deux videurs de la rue Saint-Denis qui, ce soir-là, allaient chercher de la drogue sur les boulevards des Maréchaux en compagnie d’une prostituée surnommée « Johanna ». Ils étaient à bord d’une Austin noire dont elle m’a donné le numéro d’immatricula¬tion. Celui-ci se terminait par T 92…

Le jeune policier en a terminé. Le silence se fait

« C’est vrai, j’étais là, ce qui s’est passé est ignoble »
Tous les regards se tournent à pré¬sent vers le box des accusés dans lequel sont assis Nathalie Delhomme, une ancienne prostituée surnommée précisément « Johanna », et ses deux coïnculpés: Aziz Oulamara, 39ans, déjà condamné à plusieurs reprises pour vol et proxénétisme, et Marc Petaux, 41 ans, dit « Marco le Légionnaire», dont le casier judi¬ciaire est également très chargé.
C’est Nathalie Delhomme qui se lève la première pour répondre aux questions de la présidente. Petite, bien en chair, le cheveu roux et frisé, le visage rond, elle est vêtue d’un simple pull blanc. Après avoir précisé qu’elle est née le 20 juillet 1967 dans l’Eure, elle poursuit :
— Mes parents avaient neuf enfants chacun quand ils se sont rencontrés. L’un de mes frères m’a agressée sexuellement alors que j’avais 8 ans. Quant à mon père, il buvait… Dans ces conditions, on comprend pourquoi Nathalie, alors qu’elle vient tout juste de fêter ses 17 ans, n’ait rien de plus pressé que de fuir sa famille et de monter à Paris. La jeune fille a un diplôme d’esthéticienne en poche. Mais elle ne s’en servira pas, préférant devenir serveuse dans un bar du XlVe arrondissement
—Quelques semaines plus tard, dit- elle, j’ai rencontré mon premier amour : Abdel. Pour lui, je me suis mise à faire le trottoir. Ma première passe, je l’ai faite rue Blondel, le jour de mes 18 ans.

Mars 1987. Abdel est découvert assassiné dans la forêt de Sénart. Qui l’a tué? Nathalie Delhomme, un moment soupçonnée, est relâchée faute de preuves. Et tout naturellement pourrait-on dire, elle retrouve le trottoir. Sous le contrôle d’un nouveau proxénète, un certain José Da Silva.

—A cette époque, reconnaît la jeune femme, je me droguais. Il me fallait près de 2 000 francs par jour pour ma came. Ce n’est qu’en 1996, quand j’ai accouché de Tony, mon petit garçon, que j’ai cherché à m’en sortir. Je suis alors partie en Normandie et je me suis inscrite au RMI. Ensuite, j’ai décidé de fonder une entreprise de retouches.

Cette nouvelle vie ne durera guère. Au mois de juin 1997, en effet à la suite des révélations de Simone, les policiers décident d’interpeller Nathalie Delhomme. C’est un jeune lieutenant Marc Guillemois, qui parvient enfin à la localiser. Mais, une fois en sa présence, il constate qu’elle a beaucoup changé.

—Je cherchais une prostituée, explique ce policier râblé, vêtu d’un jean et d’un blazer. J’ai été surpris de tomber sur une hon¬nête mère de famille. Nous sommes remontés à Paris dans ma voiture. Je me souviens parfaitement que lors d’un arrêt à une station-service, je lui ai parlé de Catherine Choukroun. Je lui ai dit: «La pauvre femme, elle avait un bébé de cinq mois… » Nathalie Delhomme a alors fondu en larmes. Et elle m’a dit : « D’accord, c’est vrai. J’étais là au moment elle a été tuée. Ce qui s’est passé est ignoble. »

« Si j’ai avoué, c’est parce qu’ils m’ont menacée »

Lors de sa garde à vue, Nathalie Delhomme réitère ses aveux. Elle dénonce même l’un de ses complices présumés : un certain Aziz, qui exerce la profession de videur rue Saint-Denis. Mais aujourd’hui la position de la jeune femme est bien différente.

—Tout ce que j’ai raconté aux policiers était faux! proteste-t-elle dans un sanglot Si j’ai avoué, c’est parce qu’ils m’ont menacée de m’envoyer en prison pour le reste de ma vie. Je ne voulais pas que mon fils aille à la Ddass.

-Alors, insiste la présidente, vous n’étiez donc pas sur le périphérique en compagnie d’Aziz Oulamara au cours de la nuit du drame ?
— Non !

A côté d’elle, Oulamara acquiesce vivement. Puis, sur un signe de la magistrate, ce petit homme de 39 ans au visage mou, vêtu d’un sweat blanc et gris à rayures, se lève. Et s’exclame :
— Moi, je n’ai jamais tué de policier. Les policiers, je les aime bien. Le week-end, je jouais même avec eux à la pétanque !
Un silence.
—Vous avez tout de même été condamné neuf fois pour proxénétisme et vol avec violence, fait remarquer Mme Varin.
— Peut-être, réplique Oulamara, mais j’ai toujours travaillé. Il fallait bien, d’ailleurs ! En 1983, mon père a tué ma mère et il s’est retrouvé en prison. J’ai dû élever mes quatre frères et sœurs. Je devais acheter les fournitures scolaires, la nourriture, payer pour les vacances de tout le monde. C’est comme ça que je suis devenu videur rue Saint-Denis…
— En quoi consistait votre travail ?
— Je veillais à ce que les filles n’aient pas de problème avec leurs clients. Ça me rapportait 1 500 francs par fille et par nuit.
— M. Oulamara, dit la présidente, revenons en aux faits qui vous sont reprochés…
—Je suis innocent !
—Vous avez pourtant passé des aveux détaillés… |
— Pendant ma garde à vue, les policiers m’ont frappé et j’ai eu des côtes cassées, un traumatisme crânien.
A cet instant à l’appui de ces déclarations,
Me Françoise Luneau, l’avocate d’Oulamara, brandit une photo prise à l’issue de sa garde à vue. Et tous peuvent constater que l’accusé est en effet couvert d’ecchymoses.
— M. Oulamara, reprend Mme Varin, je constate pourtant qu’en novembre 1997, soit six mois plus tard, vous expliquez au juge d’instruction que le soir du drame vous étiez sur le périphérique, au volant d’une Austin noire volée. Vous admettez aussi que vous portiez un foulard palestinien.
— Un foulard palestinien? s’exclame Oulamara, méprisant. Et pourquoi pas des babouches et un tchador !
La présidente attend quelques secondes. Puis enfonce le clou :
—Vous avez aussi accusé votre ami Marc Petaux d’avoir occupé le siège passager et d’être l’auteur des coups de feu tirés sur Mme Choukroun.

Tous les regards se tournent alors vers le troisième accusé, Marc Petaux, 41 ans, alias « Marco te Légionnaire ». Grand, le visage taillé au couteau, les yeux clairs, il se dresse, très maigre dans son polo blanc Puis cet ancien engagé au Tchad, devenu lui aussi videur rue Saint-Denis, déclare, la main sur le cœur :
— Je vous donne ma parole d’homme que je suis innocent. Jamais je n’ai participé à cette abomination.

Il se tourne vers Oulamara, le fusillant du regard :
— Celui-là, dit-il, il m’a tué avec sa langue ! Et il n’a eu besoin d’aucun fusil !
— Je suis désolé de t’avoir dénoncé, bredouille alors Oulamara, gêné. Mais j’avais les nerfs parce que tu voulais mettre ma sœur sur le trottoir.
Et de conclure, regard fixé sur les jurés :
— Mais Marco n’y est pour rien, je vous assure. Pas davantage que moi. Si on est là, c’est à cause des racontars d’une mère maquerelle…
C’est la fin de cette audience. Il reste un témoin à entendre. Un petit homme brun et sec, vêtu d’une veste grise, d’un pantalon de flanelle noir et d’une chemise d’un bleu éclatant. II s’appelle José da Silva. Au moment des faits, il était le souteneur de Nathalie Delhomme.
—J’étais incarcéré à Saint-Martin-de-Ré quand c’est arrivé, dit- il. Heureusement d’ailleurs! Sinon, je crois bien qu’aujourd’hui je serais dans le box !
Un silence. Puis da Silva développe sa vision de l’affaire.
— On raconte que Johanna, Aziz et Marco seraient allés chercher de la came cette nuit- là. Mais c’est idiot ! De la came, ils n’avaient pas besoin d’aller sur les boulevards des Maréchaux pour en trouver.

Un silence.

— Il parait aussi qu’Aziz se serait vanté d’avoir « fumé » une femme policier, reprend-il. Mais si c’était vrai, les policiers de la brigade criminelle l’auraient appris dans l’instant par leurs informateurs ! Ils n’auraient pas attendu six ans pour le coffrer ! Il y a eu une erreur…

Vrai ou faux ?

Espérons que la suite des débats, qui aura lieu la semaine prochaine – avec notamment le témoignage de Simone, la fameuse « mère maquerelle » de la rue Saint-Denis – permettra de répondre à cette question…