L’attribution par le gouvernement de laissez-passer aux 910 naufragés Kurdes n’apparaît aujourd’hui que comme un chant de sirènes pour ces galériens des temps modernes et démontre que la politique d’immigration en Europe est vouée à l’échec. Chant de sirènes, car, à terme, ces enfants, ces femmes et ces hommes risquent de se retrouver comme au premier jour où ils ont posé le pied sur la plage de Fréjus.
L’analyse de ce choix politique ne peut se départir de l’analyse juridique, car, ayant posé le pied sur le sol français, l’administration ne pouvait pas les placer dans une «zone d’attente» créée postérieurement pour les besoins de la cause.
Le gouvernement, les deux pieds sur ce pont juridique pourri et naviguant ainsi vers le naufrage du ridicule, a choisi sa bouée de sauvetage habituelle: le cas par cas comme il l’avait fait pour les régularisations de juin 1997 en leur délivrant des laissez-passer au motif que leur demande d’asile n’était pas manifestement infondée. Là encore, les juristes et praticiens ne s’illusionnent pas. Chacun de ces naufragés se voyait dans l’obligation, dans les huit jours, d’aller auprès de la préfecture de son «choix», pour y faire une demande écrite, motivée et détaillée, en français, sur un formulaire de l’Ofpra (1), en y joignant les preuves de ses craintes pour sa vie ou sa santé et en y indiquant son adresse en France.
Durant ces huit jours, aucune structure suffisante, aucun moyen (interprètes, juristes…) adéquat ne sera mis en place pour leur venir en aide et ceux qui ont voulu, ou voudront, rejoindre un proche dans un autre pays européen pour trouver accueil et soutien ont été, ou seront, ramenés en France.
Sacrifiant ces familles sur l’autel du cas par cas, le gouvernement en a fait des proies pour les requins du trafic humain. Mais, après tout, nous dira-t-on, la loi s’applique! Mais laquelle? Celle que le ministère de l’Intérieur a choisie, dans laquelle il pouvait se parer d’humanité sans faire pour autant un vrai choix politique.
Cette histoire, comme celle du camp de Sangatte ou de la tragique fin de 50 Chinois à Douvres, nous enseigne que la politique de maîtrise des flux migratoires et de la fermeture utopique des frontières induisent: 1) la création de clandestins dont on sait qu’ils seront injectés dans des secteurs industriels et commerciaux demandeurs de main-d’oeuvre à bon marché, favorisant une économie parallèle; 2) l’élaboration de plus en plus sophistiquée de filières de passeurs; 3) par voie de conséquence, des systèmes juridiques et matériels de plus en plus répressifs, de plus en plus coûteux pour l’État, de plus en plus inhumains et dégradants pour ces exilés et donc une politique à son tour de plus en plus orientée à la fermeture. Le serpent de mer se mord la queue.
Le vrai courage politique et humain eût été d’abord de les accueillir au lieu de les parquer. Ensuite, par exemple, de leur délivrer une autorisation de séjour leur permettant de rejoindre leur famille en Europe, de choisir la procédure de demande de titre de séjour la mieux adaptée à leur situation (demande d’asile, de statut de réfugié, de carte de séjour…), de se faire assister par les associations ou des avocats (au lieu de les épuiser en une défense acharnée), d’aller et venir pour préparer cette nouvelle vie dans l’exil.
Que l’on ne nous brandisse pas la menace de l’«appel d’air». Pas plus que le rejet à la mer des boat-people albanais n’empêche l’immigration clandestine d’Albanais en Italie, pas plus l’accueil digne de ces Kurdes ne fera débarquer des hordes sur la Côte d’Azur. Cet autre choix pouvait être aussi l’amorce d’une autre politique migratoire.
(1) Office français de protection des réfugiés et apatrides.