Extrait du numéro 84, avril 2015 de la revue Causes Communes de la Cimade
Confrontées à la police dans leur parcours migratoire et en France, les personnes étrangères sont souvent les victimes d’une politique discriminatoire. La police joue un rôle incontournable dans la politique migratoire, quelle est sa responsabilité? Pourquoi des dérapages existent-ils et en quelles proportions?
Débat autour de ces questions à la bibliothèque Robert Desnos de Montreuil, entre Gaëtan Alibert, policier gardien de la paix, SUD Intérieur (Union syndicale Solidaires), Emmanuel Blanchard, maître de conférence à l’université de Versailles-Saint-Quentin et chercheur au Cesdip (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales), Stéphane Maugendre, avocat au barreau de Seine-Saint-Denis et président du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s), Denis Perais, préfecture de la Seine-Maritime, SUD Intérieur.
Dominique Chivot : Que prévoit la loi à propos des contrôles d’identité ? Qui peut-on contrôler ?
Stéphane Maugendre : Les contrôles d’identité doivent être faits quand il y a présomption d’infraction ou sur réquisition du procureur de la République pour une période et un endroit donnés, en raison de troubles à l’ordre public.
Emmanuel Blanchard : Ils renvoient au rôle historique de la police, créée pour identifier l’extranéité, non pas au sens juridique du terme (entre Français et étrangers) mais pour faire en sorte que des personnes qui ne se connaissent pas obéissent à des règles partagées. L’identification est donc au cœur du travail policier, mais le cadre juridique est très lâche, c’est pourquoi il y a tant de débats. Ce sont les contrôles d’identité qui cristallisent les frictions entre police et population.
Dominique Chivot : Les contrôles des étrangers sont-ils efficaces ? À quoi servent-ils ?
Gaëtan Alibert : Oui, dans la mesure où c’est le moyen le plus simple pour trouver les personnes sans titre de séjour : cela découle en fait de la pression mise sur les policiers pour atteindre les objectifs chiffrés donnés par l’administration, ce qu’on appelle la politique du chiffre. Il y a certes des services spécialisés qui ont d’autres méthodes, mais pour les patrouilles classiques –îlotage, police secours, brigade anti-criminalité– qui n’ont pas forcément connaissance des réseaux de passeurs, c’est leur connaissance du terrain qui les pousse à des contrôles d’identité dans tel ou tel quartier où il y a forcément plus de chances de trouver des gens en ILE (infraction à la législation des étrangers). La lutte contre les réseaux mafieux de passeurs passe par des investigations beaucoup plus longues et moins médiatisées. C’est elle pourtant qui doit être efficace, et non les contrôles d’identité qui ne servent qu’à faire du chiffre.
Denis Perais : S’il existe toujours une politique du chiffre, cela se fait aujourd’hui de façon assez sournoise. Les notes de service se contentent de dire «ces opérations se doivent d’être irréprochables aux yeux de nos directions zonales et centrales» sans donner de chiffre. L’injonction est beaucoup plus subtile, afin d’éviter ce qui pourrait faire scandale. Mais on mobilise beaucoup d’agents de la force publique pour ces contrôles, alors qu’on en mobilise beaucoup moins pour contrôler les fraudes, par exemple au code du travail. Les procédures d’urgence concernant les obligations de quitter le territoire français (OQTF) prennent une place prépondérante au détriment des autres missions. Cette pratique est particulièrement mise en évidence devant les tribunaux administratifs. Cela découle d’un choix politique en amont, dont la police est l’instrument visible. Depuis le milieu des années 1970, le choix politique est de faire de l’immigration un problème.
Emmanuel Blanchard : On peut élargir à la question: à quoi ça sert de vouloir contrôler les frontières? Aujourd’hui on assiste à un spectacle du contrôle des frontières, parce qu’un État qui s’est démis d’une partie de sa souveraineté, notamment en matière économique, s’il ne veut pas s’affaisser et se délégitimer totalement, doit montrer qu’il est actif sur d’autres domaines, comme la criminalité de rue ou les frontières. Alors même qu’elles sont de plus en plus effacées pour une partie de la population, il s’agit de montrer qu’on est capable de les contrôler. Sans ce spectacle, il n’y a plus d’État. La construction du mur est l’incarnation de ce spectacle. Mur qui va être contourné, mais il y a une mise en scène de la capacité d’agir, sans véritable débouché.
Dominique Chivot : Que pensez-vous des dérapages, comment les expliquez-vous ?
Gaëtan Alibert : C’est une toute petite partie. Mais c’est sur elle que se cristallisent les débats. Il y a de multiples raisons, dont certaines beaucoup plus profondes que les comportements individuels: la politique du chiffre, la façon dont on voit notre jeunesse, la manière dont on voit les étrangers, la manière dont les politiques instrumentalisent tout cela, etc. Les policiers appliquent une politique qui conduit à ce que certains contrôles se passent mal. Un sociologue comme Laurent Mucchielli parle d’engrenage: dans les quartiers populaires, les policiers sont dans un engrenage de violences symboliques, verbales ou physiques. Au bout d’un moment les situations sont explosives. Il faut bien sûr sanctionner des comportements, mais ce qu’il faut sanctionner avant tout, ce sont ces politiques sécuritaires liberticides qui opposent les gens, et dont les policiers, comme les migrants, comme les jeunes des quartiers populaires, sont prisonniers.
Stéphane Maugendre : La dérive du contrôle résulte non seulement des ordres du ministère de l’intérieur, mais aussi de la complicité de la justice: lorsqu’un procureur de la République demande aux services de police des contrôles systématiques devant le tribunal administratif et derrière la Cour nationale du droit d’asile, à l’heure des audiences où des étrangers viennent contester leur OQTF, on va bien évidemment faire du chiffre ! Mais lorsqu’on demande au parquet de bien vouloir nous donner les statistiques, le nombre de réquisitions données aux services de police, nous n’avons jamais aucune réponse.
Denis Perais : Le terme de «dérapage» ou de «bavure» laisse penser que c’est à la marge, alors que c’est le système qui génère les violences et les légitime.
Dominique Chivot : Les policiers français sont-ils suffisamment formés?
Gaëtan Alibert : La formation initiale dure un peu moins d’un an, avec seulement quelques cours, de quelques heures sur ces sujets, elle est donc forcément incomplète. La formation continue est difficilement possible et concentrée sur des aspects techniques et pas du tout sociologiques. Le constat est fait depuis très longtemps par l’ensemble des syndicats, il est partagé, y compris par le ministère.
Emmanuel Blanchard : Des enquêtes comparent les représentations des policiers avant qu’ils entrent sur le terrain et après quelques années de pratique. En gros, avant d’entrer dans la police, ces policiers sont représentatifs de la population française, avec ni plus ni moins de préjugés sur les étrangers. Mais ils en ont de plus en plus au fur et à mesure de la pratique professionnelle. Cela peut s’expliquer par le fait d’envoyer les jeunes gardiens de la paix sur des territoires dont ils n’ont aucune connaissance. Et s’il n’y a pas le travail de déconstruction sociologique, pour essayer de comprendre ce que sont ces territoires, les personnes qui y habitent, comment passer de la perception à l’analyse, cela génère des formes de préjugés racistes.
Gaëtan Alibert : C’est vrai aussi des jeunes gardiens de la paix eux-mêmes issus de minorités ethniques. Il n’y a pas que le policier blanc qui contrôle au faciès. On est dans une relation assez complexe à l ’autre.
Dominique Chivot : Quel est le rapport de forces entre la police et la justice ? Ou entre la police et les autres services du ministère de l’intérieur ?
Stéphane Maugendre : Depuis que la législation a changé, le fait d’être en situation irrégulière n’est plus un délit et ne peut donc pas motiver une garde à vue. Mais pendant une période, la police a continué à mettre en garde à vue les étrangers en situation irrégulière, en rajoutant un petit délit d’outrage, de jet de pierre, des petites choses… pour ne pas avoir à utiliser la procédure de vérification d’identité, qui ne permet de garder la personne que pendant quatre heures. Puis la loi Valls a fait passer ce temps de retenue judiciaire, d’abord à 10 heures, puis à 12 puis finalement 16 heures. De fait, on a finalement recréé une espèce de garde à vue pour étrangers. Sous la pression des policiers. Autre exemple du rapport entre police et immigration, significatif des dérives actuelles : la création d’une annexe du tribunal de grande instance de Meaux au Mesnil-Amelot, jouxtant le centre de rétention et construit avec les deniers du ministère de l’intérieur.
Emmanuel Blanchard : Selon les pays, la question de l’immigration est partagée entre différents ministères: intérieur, travail, affaires sociales, justice et affaires étrangères. Les équilibres sont variables, mais en France, la part de l’intérieur a toujours été bien plus importante. Les derniers changements sont liés à la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale qui a rapatrié les directions des autres ministères cités. Puis, avec la dissolution de ce ministère, tout est resté sous la tutelle de l’intérieur y compris l’asile et les visas.
Stéphane Maugendre : Avec le changement de majorité, on aurait pu s’attendre à un détricotage de cette opération menée par Nicolas Sarkozy en 2007.
Dominique Chivot : Y a-t-il des sanctions en cas de dérapage ?
Gaëtan Alibert : L’administration policière est celle qui est le plus contrôlée et où il y a le plus de sanctions prononcées. On compte en moyenne, ces dernières années, 2 500 policiers sanctionnés. Certains sont sanctionnés, parfois très durement, sur des faits peu importants, tandis qu’il y a des faits très graves et connus de la hiérarchie, qui ne sont pas sanctionnés. Cela dépend de ce qui s’ébruite : si on n’a pas pu empêcher la diffusion de l’information, on fait du fonctionnaire le bouc émissaire.
Stéphane Maugendre : Sur le plan pénal, j’ai eu à traiter trois affaires de décès lors de reconduites à la frontière. Résultats : une relaxe (après huit ans d’instruction), un non lieu et une condamnation à trois mois avec sursis pour homicide involontaire (après six ans d’instruction). Une quatrième instruction est en cours. Sur d’autres cas de violences policières, si l’IGPN ou l’IGS n’interviennent pas immédiatement, l’instruction dure des années et des années. Autre difficulté : la frilosité des juges d’instruction, qui ne veulent pas se mettre à dos les services de police dont ils peuvent ultérieurement avoir besoin pour d’autres affaires.
Débat animé par Dominique Chivot et retranscrit par Françoise Ballanger
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