Alain Vogelweith secrétaire général du Syndicat de la magistrature et Stéphane Maugendre, membre du bureau national du Syndicat des avocats de France., 07/07/1993
L’institution judiciaire n’a jamais véritablement assumé son rôle constitutionnel de gardienne des libertés. Mais, aujourd’hui, les projets du premier ministre, ou plus exactement de M. Pasqua, lui dénient totalement ce rôle pour la cantonner à celui de l’alibi, nous rappelant en cela une des périodes les plus sinistres de notre histoire. La magistrature et le barreau auront-ils le sursaut d’honneur qui leur fit alors défaut ? Les méprisables et dangereuses surenchères d’un certain Alain Marsaud, nouveau député et ancien magistrat, et le silence des avocats ne peuvent que nous en faire douter.
Justice alibi, d’abord parce qu’elle se trouve privée de la plupart de ses outils de contrôle de l’action policière, ensuite parce que ses moyens coercitifs ne sont renforcés que dans le but de servir une administration dont les désirs et besoins répressifs sont crois sants. La réforme des contrôles d’identité que l’on croyait impossible dans un sens plus répressif depuis que le législateur de 1986 avait repris mot pour mot les dispositions de la scélérate loi «sécurité et liberté» d’Alain Peyrefitte, que la gauche socialiste sans le moindre état d’âme avait maintenue, constitue une réponse à une des rares jurisprudences protectrices des libertés de la Cour de cassation. Loin de nous l’idée d’opposer le juge au législateur, mais il est légitime de penser qu’une liberté aussi fondamentale que celle d’aller et venir est pour toutes les institutions de l’État une référence intangible.
Les contrôles d’identité échapperont au droit, car ce n’est pas du droit que le législateur produit mais un outil incontrôlable, y compris pour tous ceux qui seront amenés à l’utiliser. Un outil dangereux pour la paix civile, par l’exacerbation qu’il va provoquer du sentiment d’exclusion dont souffre déjà la population de bon nombre de banlieues et quartiers.
Et ce ne sont pas les timides et tardives protestations de Pierre Méhaignerie et Simone Veil qui y changeront quelque chose… Surtout, lorsque celles-ci ne portent que sur un amendement qui, certes, incite Clairement à la discrimination raciale mais a au moins le «mérite» de faire apparaître au grand jour la vraie nature de toute cette réforme.
Enfin, précaution ultime, presque surabondante, du législateur : les contrôles d’identité, que quelques juges facétieux seraient encore tentés de déclarer illégaux, à la demande d’avocats perturbateurs, ne seront plus des causes de nullité des procédures subséquentes. L’illégalité sans sanction en quelque sorte. En matière de mariage, les officiers d’état civil neseront plus sous le contrôle du parquet et ce dernier plus sous celui d’un tribunal.
Exit le contrôle du tribunal, et les parquets se heurteront au nouveau pouvoir de certains maires qui s’arrogeront la faculté de surseoir à la célébration des mariages et disposeront des moyens de pression pour contraindre le procureur à effectuer des enquêtes.
Traquer l’étranger
La finalité de tout cela n’étant évidemment pas de faire obstacle au mariage de complaisance mais de traquer l’étranger et, par le biais de procédures administratives parallèles,d’obtenir à terme son expulsion, rendant ainsi impossible la célébration du mariage, et ce, malgré la sincérité des consentements.
Les commissions départementales de séjour des étrangers, composées de magistrats judiciaires et administratifs et devant lesquels les droits de la défense s’exercent contradictoirement, ne constitueront plus un filtre à des décisions arbitraires des préfectures, puisque leurs avis, devenus purement consultatifs, ne seront même plus sollicités pour les cas les plus délicats de délivrance ou de renouvellement des titres de séjour.
Bafouées les libertés d’aller et venir ou de se marier, bafoué le droit au respect de sa vie privée et familiale,impuissants tous ceux, magistrats et avocats, dont la mission – quoi qu’en pensent nos parlementaires – est dans un État de droit de garantir et faire respecter les libertés fondamentales. Non seulement la justice contrôlera moins que jamais l’action policière mais elle se voit assigner une nouvelle mission : relayer cette dernière.
Au sortir des dictatures de Franco et de Salazar, l’Espagne et le Portugal avaient permis et exigé la présence de l’avocat durant la garde à vue. Au sein de la CEE, la France, la dernière (à l’exception de la Belgique), sous la pression des condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme et de l’état du droit européen, a fini, le 4 janvier 1993, par permettre la venue de la défense dans les commissariats. Demain, cette garantie, ce droit pour une partie accusée ne s’exercera qu’avec l’autorisation de la partie adverse, l’accusation. Après-demain, les avocats ne seront-ils plus que des commissaires du gouvernement?
La création d’une mesure de rétention de trois mois que le tribunal correctionnel sera obligé de prononcer à l’encontre d’un étranger est aussi l’illustration la plus parfaite et la plus cynique de cette justice-relais. Il s’agit, ni plus ni moins, de valider la création de véritables camps d’internement où seront parqués, dans des conditions précaires, des étrangers, dans l’attente de leur trouver un avion ou un charter… ou plutôt, économie oblige, un train. Magistrats devenus des distributeurs automatiques de peines et avocats devenus les pantins de l’accusation.
Tous ces aspects de l’instrumentalisation du judiciaire comportent un point non seulement commun mais central, une volonté forcenée de répression. Le gouvernement Pasqua-Balladur la justifie par l’urgence, l’urgence de l’«immigration zéro», l’urgence de la lutte contre les clandestins et les toxicomanes.
Or, au-delà de l’immense responsabilité que prend le gouvernement d’une montée inéluctable du racisme, deux choses sont d’ores et déjà certaines : elles seront inefficaces et créeront des clandestins, ceux justement que l’on entend chasser.
Pour Charles Pasqua, la justice n’est qu’une empêcheuse de tourner en rond et les obligations nées de l’État de droit de sombres complots d’intellectuels ou de gauchistes. Il se trouve simplement que les conceptions de ce ministre ne sont pas les nôtres, ni celles de tout démocrate.
Si de telles conceptions devaient l’emporter, nous ne pourrions qu’appeler à la désobéissance civique. Avocats et magistrats seraient évidemment les premiers concernés, mais notre appel s’adresserait à chaque citoyen pour qui la démocratie ne repose pas forcément sur les errements d’une majorité.
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