Contrôle et rétention d’immigrés sans papier origine asiatique et kurde, imbroglio juridique et judiciaire
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Dans le droit fil de l’Inquisition
Propos recueillis par S. B., 02/09/1993
Me Stéphane Maugendre est président de la commission pénale du Syndicat des avocats de France. La garde à vue, cet avocat sait ce que c’est. Depuis la mise en place de la réforme Vauzelle, en mars dernier, il est en effet obligé, à l’instar de ses confrères, d’assurer des permanences et la défense des gardés à vue qui le demandent.
Le QUOTIDIEN. – Quel bilan avez- vous tiré de ces huit mois passés en concubinage avec la réforme Vauzelle?
Me Stéphane MAUGENDRE. – Disons que deux mondes — les avocats et les policiers — qui ne se connaissaient pas, se sont rencontrés. Et ça c’est très bien passé. L’accueil dans les commissariats était en général très sympathique. Les policiers, à mon avis, pensaient que c’était plutôt bien. Ils nous l’ont dit : «Enfin, vous voyez dans quel monde on travaille!». Certains ont même dit que, grâce à nos visites, ils se montraient plus attentifs.
Q. – A la mise en place de cette loi, vous, les avocats, avez un peu rechigné… Maintenant, vous ne voulez plus revenir sur cet acquis de la défense.
Me Stéphane MAUGENDRE. – Les avocats ont tenu un pari, en dépit d’une loi imparfaite. Tous les barreaux se sont organisés et ont assuré gratuitement ce service public. Ils ne sont pas rémunérés pour cela, il faut le rappeler ! Ça n’a pas été facile, mais on l’a fait.
Q. – La garde à vue, qu’est-ce que ça signifie pour vous ?
Me Stéphane MAUGENDRE. – Pour moi, c’est un lieu, un espace-temps de non-droit, qui se place dans le droit fil de l’Inquisition. Le but, c’est l’aveu. Jusqu’à la loi du 4 janvier 1993 (loi Vauzelle), il n’y avait aucun contrôle. Cette réforme a permis ce contrôle par l’avocat et par l’obligation pour les policiers d’avertir immédiatement le procureur de la garde à vue. La loi allait instaurer la venue de l’avocat dès la première heure, pour coller à tout ce qui ce fait en matière de garde à vue en Europe. C’était bien. Maintenant on revient là-dessus. Pour moi, la «réforme de la réforme» est un véritable coup de poignard dans le dos. Un coup dur pour la défense. Je ne comprends par ce retour en arrière.
La garde-à-vue est-elle attentatoire aux libertés?
La garde à vue appartient au système inquisitorial du Moyen Age: on y « pose la question ». Rien de plus. Son but unique est d’extorquer l’aveu, ce qui rejaillit inévitablement sur le futur procès. 90% des dossiers judiciaires sont traités par la seule police, et arrivent directement devant les tribunaux sans passer par le filtre du juge d’instruction: la loyauté du débat judiciaire s’en trouve donc affectée.
L’aveu prime, alors qu’un recours plus systématique aux investigations de la police scientifique permettrait d’en réduire l’importance. Au Canada, en Grande-Bretagne, les policiers ont pour seule mission de maintenir le « gardé à vue » à la disposition du juge, sans procéder à un quelconque interrogatoire. En Ecosse, la procédure ne dure pas plus de six heures, pour parfois deux jours chez nous. La pratique qui consiste à retenir de simples témoins dans des locaux de police est scandaleuse: elle constitue un moyen de pression intolérable sur des gens qui, le plus souvent, ne comprennent pas ce qui leur arrive. Avant de porter atteinte à la liberté d’une personne, on doit être sûr qu’elle détient des informations graves pouvant disparaître. Et si c’est le cas, du simple point de vue de la morale judiciaire, le juge se doit d’entendre lui-même ce témoin important.
Il faut réformer la garde à vue, en se mettant enfin en accord avec la Convention européenne des droits de l’homme, laquelle a fixé le principe d’une « arrestation en vue d’être conduit aussitôt devant le juge ». Ce dernier n’a pas le don d’ubiquité. Il doit être assisté par la police et lui déléguer certains de ses pouvoirs, mais point n’est besoin de priver un homme de sa liberté pour recevoir son témoignage. La France a déjà été condamnée par la Cour de Strasbourg pour mauvais traitement durant la garde à vue. Ceux qui soutiennent, malgré tout, que les garanties du droit suffisent à faire de la garde à vue une procédure parfaitement cadrée ne sont pas honnêtes. Je suis avocat et je sais de quoi je parle: j’affirme qu’on continue à y pratiquer, à l’occasion, le « tabassage ».
Stéphane Maugendre, Avocat, membre du bureau national du Syndicat des avocats de France.
Des avocats jugent le climat
Depuis l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure pénale, le 1er mars, les avocats peuvent assister leurs clients à partir de la vingtième heure de garde à vue. A ce titre, ils côtoient désormais de près les commissariats. Certains d’entre eux. inscrits sur la liste des volontaires à cette tâche, réagissent aux derniers événements.
Me Stéphane Maugendre, avocat au barreau de Bobigny, membre du bureau national du SAF (Syndicat des avocats de France): « Lors de la première cohabitation. il y a eu un deal de la part de Pasqua avec les policiers « je vous couvre ». Avec son retour. je pense franchement que les mauvais policiers se sentent couverts, je ne crois pas au hasard. Il y a des commissariats où on entend jamais parler de rien et d’autres où comme par hasard, il se passe toujours quelque chose, et on les connaît dans le monde judiciaire. Il faut que les commissariats qui se sentent visés sachent que l’avocat peut intervenir à tout moment. Nous allons demander l’ouverture d’informations judiciaires et ne pas nous contenter d’une enquête de l’IGS. L ‘analyse de mes confrères est la même, il est évident que même sans circulaire ou instruction, le fait que Pasqua soit revenu au ministère de l’Intérieur ne peut pas être indifférent ».
Me Christine Courrégé, avocat au barreau de Paris: « On ne peut pas s’empêcher d’avoir de mauvaises pensées, d’être troublé par tant de coïncidences, mais je ne veux pas y croire. Il ne revient qu’au ministre de l’Intérieur de faire taire ces pensées par une réaction énergique ».
Me Hervé Temime, avocat au barreau de Paris: «Depuis le 28 mars, nous avons remarqué le contentement de beaucoup de magistrats qui veulent que la réforme soit mise à plat. Et les déclarations du nouveau ministre de l’Intérieur après la mort d’un policier m’ont choqué. Ses déclarations ont dû être bien notées, car visiblement certains policiers ont l’air rassuré. J’ai peur qu’il s’agisse là d’un discours sécuritaire d’autant plus dangereux qu ‘il va succéder à une absence de politique judiciaire. Le ministre doit rappeler strictement le respect de la loi aux policiers. »
Me Gérard Tcholakian, avocat au barreau de Paris : « On peut se demander si les propos de Charles Pasqua tenus aux policiers, « on est là pour vous soutenir mais ayez de la maîtrise », n’apparaissent pas comme un langage codé, qui signifient « je vous couvre ». D’autant que son arrivée réconforte une profession qui n ‘a jamais vu d’un bon œil la gauche au ministère de l’Intérieur. et que l’appareil policier se sent réconforté avec l’espoir de l’abrogation d un certain nombre de dispositions de la réforme».
Me Edouard de Lamaze, président de l’ U.J.A (Union des jeunes avocats): «C’est vraiment l’ironie du sort. Au moment où an essaye de remettre en cause la présence de l’avocat lors de la garde à vue et donc d’interdire son accès aux commissariats, on s ’aperçoit qu’il arrive des bavures pareilles! Supprimer notre présence serait un acte politique grave et suicidaire.
Les juges en font toute une affaire
Alors que la fronde des juges d’instruction contre la nouvelle procédure pénale a gagné la plupart des grandes villes de France, Michel Vauzelle, le garde des Sceaux, a joué la sérénité en assurant que « le mouvement ne prendra pas d’ampleur »…
Avec la fronde des sept juges d’instruction du tribunal de Strasbourg, on pouvait encore parler d’acte isolé. Depuis hier, la grogne prend une ampleur sans précédent dans l’histoire de cette profession puisque l’appel de l’Association professionnelle des juges d’instruction (AFMI) reçoit un écho favorable dans de nombreux tribunaux.
A Caen, Toulouse, Béthune et partout en France, les magistrats instructeurs suivent l’exemple de leurs collègues strasbourgeois en demandant à être déchargés de leurs fonctions. Tandis qu’au tribunal de grande instance de Paris, la grande majorité des soixante-deux juges d’instruction se disent prêts « à demander à être déchargés de leurs fonctions ».
Pendant ce temps, le garde des Sceaux Michel Vauzelle consent enfin à s’exprimer sur le sujet. Résolument serein face à cette levée de boucliers, le ministre de la Justice assurait hier que « ce mouvement ne prendrait aucune ampleur» et que ce texte était « politiquement inattaquable». Michel Vauzelle est même allé jusqu’à faire un pari sur l’avenir, assurant qu’on ne toucherait pas à ce texte et souhaitant que «le peuple défende cette loi, car c’est une loi de libertés qui prend en compte les droits des victimes, les droits des innocents et les droits de la défense ».
Au vu de ces déclarations, on ne peut que constater une aggravation des divergences entre les magistrats et leur administration de tutelle. Les juges parisiens restent certes prudents puisqu’ils ne demandent pas officiellement à être déchargés mais constatent tout de même « le caractère parfaitement inapplicable de ce texte compte tenu de la multiplication des procédures qu’il instaure sans la mise en place de moyens budgétaires correspondants. (…)
Certaines dispositions de cette nouvelle loi entraîneront une inefficacité totale de la justice pénale, notamment dans les affaires de criminalité organisée, aboutissant ainsi à la mise en place d’une justice à deux vitesses et à l’impunité des grands délinquants ».
Reste à savoir si les juges d’instruction vont demeurer isolés dans la contestation. Alain Terrail, président de l’APM (Association professionnelle des magistrats), fait remarquer que « les greffiers suivent le sort des instructeurs puisqu’ils remplissent en quelque sorte la fonction de secrétariat logistique et de témoin privilégié de ces derniers. Ils seront donc mobilisables à tout moment et la multiplication des procédures va sans aucun doute leur demander de plus en plus de travail ».
Le sort des substituts au procureurs ne semble pas plus enviable puisque ces derniers devront immédiatement aviser une personne soupçonnée de l’ouverture d’un dossier sur elle. René Grouman, substitut au tribunal de grande instance de Paris, estime que cette nouvelle procédure «est tout simplement aberrante. Si on veut privilégier la défense, on utilise la meilleure méthode en permettant aux inculpés de détruire toutes les preuves à charges… »
Pour les substituts aussi les journées risquent de ne pas être assez longues pour remplir tous les nouveaux formulaires. « On perdra de plus en plus de temps à des futilités, confie René Grouman. Ainsi lorsque nous déciderons de déférer quelqu’un, il faudra se déplacer pour l’en aviser. Cela ne changera absolument rien pour la défense puisqu’il s’agira juste de rencontrer la personne physiquement. Ça n’a l’air de rien mais a Paris, 20 à 30 personnes sont chaque jour concernées par ce changement. »
Doit-on alors s’attendre à une fronde des substituts ? Peut-être dans les petits tribunaux où l’accumulation de travaux inutiles sans moyens supplémentaires risque de finir par en hériter plus d’un… Reste les avocats. Puisque la nouvelle réforme a pour but de renforcer les droits de la défense, ils ne se contentent plus de l’applaudir, préférant désormais donner des leçons de morale aux magistrats qui veulent l’enterrer. L’ADAP (Association des avocats pénalistes) par exemple, s’indigne de toutes ces manifestations de mécontentement, et se demande comment l’AFMI peut conseiller à ses adhérents de violer la loi alors que son rôle est de l’appliquer. «Cela manifeste curieusement le prix qu’elle attache au respect des libertés individuelles et publiques ».
Ces libertés qui sont prises en otage, estime Stéphane Maugendre, vice-président du Syndicat des Avocats de France : « Un certain nombre de magistrats affirment qu’ils lutteront contre la réforme par la mise en détention systématique. C’est tout simplement scandaleux. » Pour le responsable de ce syndicat, le nouveau texte est au contraire plein d’avancées, bien loin d’introduire une justice à deux vitesses : « Il ne faut pas raconter n’importe quoi. La grande délinquance sait depuis longtemps comment se comporter lors d’une garde à vue. La présence des avocats ne peut donc être favorable qu’aux plus faibles, les justiciables au quotidien qui n’ont bien souvent rien à se reprocher. »
Alors que l’on aurait pu croire le débat clos, il ne fait que commencer. D’autant que certains responsables politiques comme le député RPR Nicole Catala, estiment « qu’il appartiendra à l’opposition d’écarter cette mauvaise législation ».