C’est un procès déroutant. Les règles y sont chamboulées, à cause de l’état de l’accusé. Fou ? Pas si dingue que ça ? Peut-il être jugé ? Dans le box des assises de Bobigny, depuis mardi matin, Eric Kokoszka, 45 ans, meurtrier présumé d’un épicier d’Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, se tient à l’écart. Pull gris, cheveux ras, menton crispé, qui avance et recule sans maîtrise apparente. Et une voix qui monte dans les aigus, lance parfois un borborygme-gargouillis incompréhensible, aggravé parce qu’il est édenté. Parfois, pourtant, il semble cohérent, Eric. Le jour des faits, décrit par l’homme qui l’hébergeait :«C’était une belle journée, on avait enfin du soleil, il était joyeux, je ne sais pas ce qui lui a pris de faire ça.» Ça ? Porter des coups de couteau, le 4 septembre 2007, dont un mortel, à son «copain» l’épicier, en lui disant : «Tu as vendu mon âme au diable, tu vas le regretter.» Quand on lui demande pourquoi il l’a assassiné, il répond avoir entendu des voix qui le «persécutent» et lui susurrent des choses obscènes, le traitent de «pute», l’encouragent à tuer Ali.
Ali Zebboudj, 54 ans, l’épicier du quartier de La Source à Epinay. Ali n’est pas n’importe qui. Personnage central du documentaire Alimentation générale, diffusé en novembre 2006 sur la chaîne Planète, il apparaît comme un type sensationnel, qui accueille tout le monde, conseille qui veut, fait crédit à qui a besoin. Ali, un carrefour du quartier, un lien social dont les banlieues manquent tant. A La Source, un endroit plutôt calme, il est connu comme le loup blanc. Bon homme. Qui aimait lire, chanter, philosopher. Un sage, Ali.
Famille seule.«Pour moi, c’était un résistant. Il faisait vivre un lieu devenu presque trop essentiel», a dit Chantal Briet, la documentariste, citée à la barre par la partie civile. Plus loin, Chantal cherche une raison : «Il portait trop tout tout seul. Il devait combler beaucoup de manques dans la cité.» Au tribunal, la cité qui s’était manifestée au moment du décès est curieusement absente. Sa famille est soudée, mais bien seule. L’épouse d’Ali, ses enfants, ne se sont toujours pas remis de sa disparition soudaine. Après la ronde des psychiatres à la barre, un de ses enfants a lancé dans la salle des pas perdus : «Et nous, on nous demande si on a besoin d’assistance ? Quelqu’un s’occupe de notre état psychologique ?» David, à la barre, n’arrive pas à dire le nom du meurtrier de son père. Il l’appelle «l’accusé».
Eric Kokoszka a-t-il quelque chose à faire devant une cour d’assises ? Avant même le début des débats, une source judiciaire confiait : «On va surtout essayer de savoir si le prévenu est responsable de ses actes.» N’est-il pas un accusé bien dans l’air du temps imposé par Nicolas Sarkozy, qui avait décrété, à l’occasion du meurtre de deux employées de l’hôpital de Pau en 2004, que les «fous» devaient être jugés. Pour que les victimes aient, aussi, «droit» à un procès ? Tout au long des débats cette semaine, la question de l’irresponsabilité taraude l’assistance, chacun guettant un geste de l’accusé pour étayer son jugement. Alors, dément ou pas ?
Les jurés affichent un air circonspect. Le président vacille sur ses suppositions : le premier matin du procès, il était convaincu de la «responsabilité» de l’auteur. Après le passage des psychiatres, il semble moins sûr. Les journalistes, eux, ne savent pas trop à quels saints se vouer.
«Variations». Pendant l’audience, les avocats de la défense ne se penchent pas, comme à leur habitude, vers leur client pour lui faire des remarques, lui glisser un conseil, lui demander de changer d’attitude. «Il a assisté à son procès en spectateur», glisse Karen Azria, avocate de la défense avec Me Stéphane Maugendre. Il ne comprend pas toujours les questions. Lorsque le procureur l’interroge sur ses «variations» dans ses déclarations, il «varie» aussi dans ses réponses. L’avocat général cherche un mobile, une préméditation. Avant de lui demander : comment vous vous définiriez ? «Malade. Mais ça va, vu que je prends mon traitement», répond Eric.
Le mobile ? «Ali me rabaissait, me traitait de clochard, me disait que j’étais indigne de ne pas travailler.» Eric n’aurait pas supporté. La préméditation ? Six mois avant les faits, il est allé acheter un couteau à dépecer le gibier chez un armurier près de la gare de l’Est à Paris. «Pour me défendre», assure-t-il. Pourtant, Eric passait beaucoup de temps dans la boutique d’Ali, qui lui offrait parfois un sandwich, lui proposait de travailler de temps en temps. Existait-il entre les deux un contentieux ? On a cherché une explication : Ali n’aurait pas payé Eric pour un boulot qu’il a effectué ; Eric a jalousé Ali, parce qu’il était devenu une «star», qu’il trouvait qu’il se la pétait depuis «le film». Tout est plausible mais le plus convaincant concerne les conseils amicaux d’Ali qui ont apparemment tourné la tête d’Eric. L’épicier lui disait qu’il fallait qu’il travaille et se proposait de l’aider. «Quelqu’un qui lui tend la main est pris pour un ennemi qu’il faut abattre. Prendre de l’aide pour un danger, c’est une interprétation délirante», souligne le psychiatre Bernard Lachaux, de l’unité des malades difficiles de l’hôpital Paul-Guiraud à Villejuif (Val-de-Marne). Ce médecin insiste sur l’état clinique d’Eric. Il souffre de psychose, est traité au Risperdal, un neuroleptique qui sert à stabiliser les gens. Le psychiatre démonte aussi l’argumentaire de son confrère, le Dr Frantz Prosper, qui suggère qu’Eric Kokoszka pouvait mentir sur son état pour minimiser sa responsabilité. La compagne de l’accusé, Gina, avec qui il a une petite fille de 7 ans, confirme avec ses mots la thèse du Dr Lachaux : «Il a pris ce que disait Ali plus fort que des conseils, il le prenait avec disproportion.»
Pourtant, il y avait eu des alertes précédentes, lorsqu’Eric ne prenait plus son traitement, qu’il remplaçait par un cocktail bière-cannabis. Quelques mois avant le meurtre, Gina avait alerté sur l’état de dangerosité de son compagnon. Le directeur général des services de la mairie d’Epinay : en vain. Le commissariat : en vain. «Il faut attendre qu’il y ait un mort pour faire quelque chose», lui aurait-on répondu. Son médecin a demandé une «hospitalisation d’office». En vain. Gina a eu l’impression de «taper à toutes les portes et de heurter des murs».
«Fossilisation». Eric est né à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard (Val-de-Marne). Sa mère y était traitée pour schizophrénie. Elle était alcoolique. Comme son père. A l’adolescence, les quatre enfants se sont retrouvés «livrés à eux-mêmes». «C’était une vie avec des cris», a expliqué dans une déclaration Nadine, la sœur cadette, qui est graphiste dans la vie. «Eric est né quasiment en hôpital psychiatrique.» Nadine a décidé de ne pas avoir d’enfants par peur de «transmettre cette pathologie». Longtemps, elle a essayé de s’occuper de son frère, qui multipliait les petits boulots avant de toucher le RMI. Selon elle, son traitement médicamenteux le «fossilise». Le meurtre qu’il a commis, elle l’analyse comme ça : «Tuer quelqu’un et attendre la police, c’est une forme de suicide.»
Jeudi, le procureur, qui l’a jugé responsable de ses actes, a réclamé une peine de quinze ans de réclusion. Après trois heures de délibération, les jurés ont condamné Kokoszka à douze ans de prison et à une obligation de soins.
«Le problème, c’est qu’un acquittement par les jurés pour irresponsabilité au moment des faits risquerait de décevoir profondément les victimes», suggérait une source judiciaire à la veille du procès. On se rappelle aussi cette phrase prononcée par Nadine : «Selon moi, pour lui, la prison peut être un refuge. Mais il faut qu’il soit suivi psychiatriquement. Je pense qu’il pourrait se suicider en prison.»
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