Il y a dix fois plus de familles logées à l’hôtel qu’en 2005, année où plusieurs dizaines de personnes ont trouvé la mort dans des établissements parisiens. Aucun progrès dans l’hébergement, et la justice toujours pas rendue sur l’incendie du Paris-Opéra, s’indignent Aomar Ikhlef, vice-président de l’Association des familles des victimes, Claire Lévy-Vroelant, sociologue, et Stéphane Maugendre, président du Gisti.
Un procès qui s’éternise dans l’indifférence, détruit les victimes : impossible de faire son deuil lorsque justice n’est pas rendue. Dimanche 12 avril prochain, comme tous les ans, square de la Trinité (Paris IXe), à deux pas de l’hôtel toujours inoccupé, les familles rendront hommage à leurs 24 morts, dont 11 enfants en bas âge. Depuis 2012, une stèle rappelle leur nom et leur âge. Comme tous les ans, les associations seront présentes pour les soutenir. Mais cette année, ce sera le dixième anniversaire. Sans que le procès ne soit terminé. Fatima Tahrour, qui avait provoqué l’incendie, a fait appel de sa condamnation à trois ans de prison, et le procès civil a été confié à une nouvelle chambre, qui, lors de la dernière audience, le 4 mars 2015, semblait ignorer tout ou presque de l’affaire à juger.
Dès les premières heures de ce drame, arrivent sur place les plus hautes autorités de la ville et de la République, le maire du IXe arrondissement met des salles de la mairie à disposition. Toute la nuit du 14 au 15 avril 2005, les associations (DAL, Comité Action logement, Gisti, Mrap) font le tour des hôpitaux afin de connaître la situation des blessés, aident les familles à connaître le sort de leurs proches, agissent auprès de la cellule d’urgence avec les psychologues, évitent la séparation des survivants et aident à leur hébergement dans un hôtel proche de la porte de Versailles.
Le soutien aux endeuillés ne s’est pas limité au lendemain de l’incendie: visites régulières aux blessés dont certains seront handicapés à vie, aide administrative pour les papiers et le relogement qu’il a fallu obtenir de haute lutte, courriers au plus haut niveau de l’État pour obtenir que les corps de plusieurs des victimes soient rendus à leurs familles. La lenteur de la justice se combinant avec les caprices de l’administration, les victimes ont vite replongé dans leur statut de sans-droits : obstacles à la mise à disposition de logements adaptés pour les personnes handicapées, rejet des demandes de regroupement familial notamment.
Au-delà des souffrances physiques et morales éprouvées par les survivants, des formes de résilience qu’ils ont pu développer pour survivre, ce sont les enjeux sous-jacents qu’il convient de mettre en lumière. Ceux, d’abord, qui concernent la marche de la justice dans cette affaire; ceux, ensuite, qui ont trait au lancinant problème de l’hébergement d’urgence, par l’intermédiaire du 115, des familles précaires dans les hôtels sociaux, notamment parisiens.
Concernant la justice, un simple rappel de la chronologie est édifiant. Après le drame, les familles des victimes devront attendre près de deux ans pour être reçues par la Justice (le juge d’instruction), quatre ans pour que les expertises techniques soient rendues, cinq ans pour la mise en examen des gérants (suite à l’interpellation de la juge par leurs avocats), sept pour celle du veilleur de nuit, huit ans pour voir se terminer l’instruction et neuf pour qu’un procès démarre. Neuf années, jalonnées de nombreux temps morts, au cours desquelles les nerfs des familles sont mis à rude épreuve : le procès s’ouvre le 14 novembre 2013, pendant lequel les familles, qui ont pu exposer enfin leurs souffrances et leur douleur, retrouvent l’espoir, en dépit du fait que la responsabilité de l’État, représenté par la Préfecture de police et le Samu social, a été écartée.
Le jugement rendu le 23 janvier 2014 à l’encontre des prévenus reconnaît la culpabilité du gérant, du veilleur de nuit et de sa compagne Fatima Tahrour mais refuse de se prononcer, non seulement sur les demandes de réparation des victimes, mais surtout sur la recevabilité de leur constitution de partie civile. Et, ainsi étant l’organisation de la justice, ces deux questions sont renvoyées à la 19e chambre du TGI de Paris, spécialisée dans les questions de réparation des préjudices.
Le refus de juger de la recevabilité de la constitution des parties civiles a pour effet de priver celles-ci, d’une part, de la possibilité de faire appel et, d’autre part, en cas d’appel de la seule part des personnes reconnues coupables ou du Procureur de la République, d’être partie au procès en appel. Ce qui devait arriver est arrivé puisque l’un des prévenus, Fatima Tahrour, a fait appel.
Résultat, le dossier se retrouve saucissonné entre une Chambre d’appel pour que soit jugé de la culpabilité de cette personne, sans partie civile, et une 19e Chambre du Tribunal devant laquelle des parties civiles attendent de voir si elles sont recevables à être parties au procès contre ceux qui n’ont pas fait appel, à savoir les gérants et leur fils.
Pour accroître la douleur de l’attente, il faudra patienter encore 14 mois pour qu’une audience soit fixée par-devant la 19e chambre, à disposition de laquelle aucun moyen n’est mis pour juger d’une telle affaire et qui se retrouve d’évidence dans l’obligation de bricoler, d’aucuns pensant même qu’elle ne possède pas de double du dossier.
À la demande des avocats des parties civiles, la 19e chambre a fini par concéder une seule audience intermédiaire (nommée ainsi car dans l’attente du résultat de l’appel de l’un des prévenus), le 4 mars 2015, pour examiner la recevabilité de l’ensemble des parties civiles ainsi que les demandes de provision et d’expertise. Quelle n’a pas été la stupeur des familles et de leurs avocats de constater à cette occasion que la 19e chambre n’avait même pas en sa possession les conclusions que les parties civiles avaient déposées à l’ouverture du premier procès en novembre 2013 ! La Justice avait-elle oublié leurs souffrances et leurs morts ? De cette audience, les justiciables ressortiront sans aucune avancée. Le fait que les conclusions des parties civiles déposées en janvier 2014 devant la 14e chambre ne soient toujours pas en possession de la 19e signe une impréparation aggravée, pour les justiciables, par la position de l’assureur des gérants de l’hôtel : sans doute encouragée par la lenteur de la procédure, la compagnie Axa campe sur sa méthode de négociation individuelle, refusant la demande des parties civiles, à savoir que les préjudices spécifiques des victimes fassent l’objet d’une discussion unique et commune à toutes les parties.
« De minimis non curat praetor » (ou une pauvre justice pour les pauvres ?)
Comment ne pas penser que ce traitement judiciaire insatisfaisant à tant d’égards est en rapport avec le statut social et administratif précaire des victimes ? On aurait pu croire qu’après un tel drame, aggravé par d’autres – au cours de l’été 2005, ce sont 52 personnes, dont 33 enfants qui ont péri dans des hôtels parisiens – l’hébergement d’urgence serait repensé de fond en comble. Pourtant, si les victimes ont été relogées dans des logements dignes de ce nom notamment grâce au soutien des associations, le placement des familles à l’hôtel, cette aberration humaine, sociale et économique, non seulement perdure, mais prend chaque année plus d’ampleur : 2 500 personnes étaient hébergées en 2004, elles sont 29 000 aujourd’hui. Chaque soir, environ 8 500 familles, avec plus de 13 200 enfants mineurs, sont hébergées par le Samu social de Paris.
Les effets délétères de la vie à l’hôtel pour les familles sont connus depuis longtemps. Ils ont été documentés précisément par l’enquête ENFAMS (Enfants et Familles sans logement), réalisée par l’observatoire du Samu social de Paris et rendue publique en octobre 2014 (pdf ici). S’appuyant sur un échantillon de 801 familles, hébergées en Ile-de-France, dans un « hôtel social », un centre d’hébergement d’urgence (CHU), de réinsertion sociale (CHRS) ou un centre pour les demandeurs d’asile (CADA), cette enquête dresse un tableau particulièrement alarmant des conséquences de la vie à l’hôtel. Souffrant d’une forte insécurité alimentaire (8 familles sur 10 et 2 enfants sur 3), elles sont de plus fragilisées par une prise en charge insuffisante et inadaptée, en particulier dans les hôtels qui représentent 95% des hébergements d’urgence. Isolement, difficultés d’accès aux droits, entrave à la scolarité pour les enfants, sont le lot commun aggravé par l’absence de perspective. Comme celles qui se trouvaient à l’hôtel Paris Opéra la nuit du 14 avril 2005, très souvent d’origine étrangère, ces personnes ont été poussées à l’exil par les conflits, les maltraitances, la pauvreté.
Est-ce à dire qu’il faudrait fermer les hôtels et laisser les personnes à la rue sans recours ? Regardons plutôt en face la fabrique de cette misère : l’absence d’une situation administrative stable au regard du séjour d’abord, avec l’interdiction de travail qui s’ensuit, l’insuffisance de logements abordables et la carence de l’État ensuite, les discriminations de tous ordres, enfin, génèrent une population d’exclus réduits à l’assistance. Or, aucun de ces trois facteurs de désordre social n’est une fatalité, pas plus que le florissant marché profitant surtout aux hôteliers et aux intermédiaires et que les pouvoirs publics nourrissent. Des solutions adaptées et moins coûteuses existent : elles passent par le développement de formes d’hébergement et de logement solidaires et participatives, par une politique de droit au séjour généreuse et adaptée, et par une prévention et une pénalisation des discriminations à l’emploi et au logement à l’encontre des étrangers et des pauvres : c’est la seule voie réaliste pour en finir avec cette forme périlleuse autant que coûteuse d’exclusion programmée.
Aomar Ikhlef, vice-président de l’Association des familles des victimes de l’incendie Paris-Opéra (Avipo)
Claire Lévy-Vroelant, professeure de sociologie à Paris 8, Centre de recherche sur l’habitat (CNRS), auteure de plusieurs ouvrages sur les hôtels meublés
Stéphane Maugendre, président du Groupe de soutien aux travailleurs immigrés (Gisti)
⇒ Voir l’article