C’était un procès très attendu. Derrière ce qui ressemble à une banale histoire de proxénétisme, se jouait lundi et hier à Bobigny une affaire qui a remué le monde judiciaire de Seine-Saint-Denis.
Embarrassante affaire
Tracy, Joy, Déborah, Bridget, Helen, Pat, Cynthia… ces prénoms, égrenés à l’audience de la 13e chambre correctionnelle à Bobigny lundi et mardi avaient un écho particulier. Car ces jeunes filles, dont la plupart ont aujourd’hui disparu, sont toutes passées après leur arrivée à Roissy devant le juge de Bobigny. Puis ont été recrutées, mineures, par des rabatteurs.
Les scènes décrites à l’audience, à l’occasion du procès de dix prévenus, se jouaient ici même dans l’enceinte du tribunal, et aux alentours. La présidente, Françoise Bouthier-Vergez, ainsi que ses deux assesseurs ont pu eux-mêmes constater ces manèges bien huilés lors de leurs permanences à l’audience des étrangers (dite du 35 quater). Cette proximité embarrassante a sans doute motivé la gravité des peines requises par le procureur, de trois à dix ans de prison, la peine maximale pour le cerveau du réseau, une Nigériane, nommée Edith, actuellement en cavale. Ce sont ces manoeuvres qui ont suscité, en 2001, une plainte déposée par le Gisti (1) (Libération du 31 octobre 2001). «Tout le monde savait», a rappelé à l’audience Me Stéphane Maugendre, partie civile pour le Gisti et le Mrap. «La procédure elle-même poussait ces jeunes filles sur le trottoir.»
Trois prostituées
Le deuxième volet de l’affaire est parisien : il fait suite à la plainte déposée en novembre 2001 par trois jeunes filles, absentes de l’audience. Rose, Grace et Victoria, jeunes prostituées, racontent alors à la police qu’elles ont été recrutées en Afrique par Edith, qui leur a procuré des documents de voyage et les a convoyées jusqu’en France. Elles ont été défendues au tribunal de Bobigny par un avocat choisi, qui a obtenu leur entrée sur le territoire. Elles déclarent alors résider chez un couple de Ghanéens : les Opoku, qui comparaissaient hier. Victoria, Rose et Grace rapportent, à tour de rôle, aux enquêteurs qu’Edith et Herod Opoku les ont accompagnées sur leur lieu de travail, porte de Vincennes. Elles devaient régler 50 000 dollars pour rembourser leurs frais d’entrée en France par versements hebdomadaires. «Edith expliquait la procédure, disait qu’il fallait se dire de la Sierra Leone, et ne pas donner son nom ghanéen, raconte Victoria aux policiers. Elle a beaucoup d’argent, elle achètera d’autres avocats.»
La présidente cite une étude de la brigade des mineurs de Paris : sur 44 enfants sierra-léonaises placées à l’Aide sociale à l’enfance, en 1999, 24 ont fugué. «Toutes les jeunes filles ont un numéro de téléphone quand elles arrivent, explique le directeur d’un foyer à la police. Elles sont soit très coquettes habillées à l’européenne, ou très simplement. Elles n’ont pas de bagages.» Et disparaissent en quelques jours. En 2000 et 2001, on compte encore 55 fugues. Lundi et mardi, quelques maillons de cette chaîne étaient donc jugés. Dix prévenus, accusés de proxénétisme, dont deux absents du box. Le couple Opoku reconnaît avoir hébergé Rose, Grace et Victoria. «Elles étaient en galère et n’avaient pas d’endroit où dormir», dit le mari. «C’est la seule chose que l’on peut reprocher à mes clients», estime leur avocate Me Yamina Belajouza, qui déplore les huit années de prison requises contre eux. «J’ignore ce qu’elles font», tente de se défendre l’épouse. «Mais elles s’absentaient la nuit, et ne revenaient qu’au petit matin, tous les jours !», s’étonne la juge. A Arron Kodua, un ancien petit ami d’Edith, la magistrate demande des explications qu’il est bien en peine de fournir. Pourquoi est-il allé déjeuner en compagnie d’une assistante sociale avec deux jeunes filles mineures qu’il ne connaissait pas, qu’il devait accompagner à la gare St-Lazare et qu’on n’a plus jamais revues ? Pourquoi a-t-il eu des contacts téléphoniques avec des prostituées notoires ? Que faisaient chez lui des documents officiels vierges dont des ordonnances judiciaires ? Pourquoi a-t-il envoyé en Espagne, au Bénin, au Sénégal, au Niger et en Italie, par le biais de la Western Union, 443 100 francs entre janvier 1999 et le milieu de l’année 2000 ?
Le fantôme Edith
Mais la grande absente, le «fantôme de ce procès» selon le procureur, demeure Edith. Une femme que la présidente décrit comme élégante, couverte de bijoux et que certains prévenus appellent «le boss», la «mother», ou «la maquerelle». «Je pense qu’il y a une structure beaucoup plus solide qui n’a pas été démantelée. La preuve en est que des filles sont toujours sur les trottoirs à Paris», a commenté l’avocate du couple. «Cette affaire n’est pas vraiment un aboutissement mais plutôt un commencement…», a estimé Me Simon Foreman, qui au nom de la Cimade et de l’Anafé (2) a engagé le parquet à se montrer vigilant face au sort des mineures étrangères. Hier soir, le compagnon d’Edith a été condamné à huit ans et demi de prison et à l’interdiction définitive du territoire. Le couple ghanéen s’est vu infliger sept ans de prison pour le mari et cinq ans et demi pour la femme. Ils veulent faire appel. Les autres prévenus ont pris des peines de quinze mois à cinq ans et demi. A côté, de la salle d’audience, défilent Chinois, Africains, femmes et hommes, escortés par la police. Peut-être encore suivis par l’ombre d’autres proxénètes.
(1) Groupe d’information et de soutien des immigrés.
(2) Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers.
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