Le cœur de Cheikha Rimitti a lâché. La mère du raï moderne est morte d’une crise cardiaque, lundi 15 mai à Paris, alors qu’elle avait donné samedi soir un concert au Zénith en compagnie de ces jeunes « cheb », aujourd’hui des hommes mûrs, qui l’avaient tant aimée, tant copiée, Khaled en tête. Cette Algérienne de 83 ans venait d’aborder un nouveau chapitre de sa longue carrière de chanteuse populaire.
Avec une énergie de jeune fille, celle qui avait accompagné en chansons plus d’un demi-siècle d’histoire algérienne multipliait les apparitions publiques, comme au Printemps de Bourges le 1er mai. Long collier de perles, ors, barrettes et peignes, robe rose brodée de roses roses, tatouages au henné, Rimitti parlait un arabe fleuri et chantait d’une voix rauque, ses cheveux noirs tombant aux reins.
Paysanne d’origine, née le 8 mai 1923 vers Oran, nourrie au chant rural, elle connaissait aussi sa dette envers les anciens, les chanteurs ambulants du raï bédouin. Toujours accompagnée par les ancestraux tambours guellal, circulaires, et flûtes gasba, en roseau et au son bas, Rimitti savait mieux que quiconque scander, pétrir des poèmes souvent provocants, cassés de mots français (J’en ai marre, j’en ai marre, ou encore Radgine fi la plage oui dirou fi l’amour).
D’elle, on connaît peu, hormis son prénom : Saïda. Rimitti n’a jamais donné son identité ni accepté les caméras de télévision et tolérait les photographes depuis peu, par superstition et pour protéger les siens en Algérie. Elle avait gagné son surnom lors d’une soirée de cabaret où elle ordonnait au patron : « Remettez, remettez ! » (une tournée) : « rimitti », avec l’accent. Elle fut d’abord une déclassée dans l’Algérie colonisée des années 1920, analphabète, orpheline allant de village en village.
« Je mangeais ce que l’on me donnait, je dormais chez les gens, ou dans les marabouts (les tombeaux des saints), racontait-elle. J’étais comme possédée. Il y avait les fêtes des saints, les musiciens dormaient là, je dansais. » Dans les années 1940, elle aborde la chanson à Relizane, Oran et Alger, après avoir servi le raï traditionnel, musique d’origine bédouine née à la fin du XIXe siècle.
Après l’indépendance, Rimitti provoqua à la fois le FLN et l’islam strict en présidant à des fêtes arrosées à la bière au nez et à la barbe des censeurs de l’Algérie post-révolutionnaire. A sa manière, y compris chez les jeunes Franco-Maghrébins, Rimitti était une héroïne de la liberté, boudée par l’Algérie officielle. Après les émeutes françaises de novembre 2005, elle avait pris fait et cause pour les fauteurs de trouble, confiant au Monde : « Je considère les jeunes de banlieue comme mes enfants. J’ai de la pitié. Ils sont au chômage, or ils sont français, ce ne sont pas des émigrés, ils ont droit au travail, aux appartements, à l’éducation et à l’école. J’ai vécu tout cela. Si eux souffrent, alors moi aussi. »
Rimitti est devenue célèbre en 1954 avec la sortie de Charrag, Gatta, son deuxième disque, irrévérent et sensuel, pour Pathé-Marconi, attaque contre le tabou de la virginité (« Il me broie, me bleuit/Il m’attise/Il m’abreuve »). Adepte du va-et-vient entre les deux rives de la Méditerranée, elle s’installe en France en 1978 mais passait toujours le ramadan en Algérie avec les siens, mari de son vivant, neveux, nièces, leurs enfants, une tribu rapportée.
PULSION RYTHMIQUE
Cette championne du double langage restera dans l’ombre communautaire jusqu’au Festival de Bobigny en 1986, qui lance la mode raï dans l’Hexagone. Elle eut un premier concert en 1994 à l’Institut du monde arabe. Plaisirs charnels, blessures d’amour, fantasmes féminins, noyades dans l’alcool, elle n’omet rien, raconte tout en s’appuyant sur sa mémoire – éléphantesque, selon la légende – de la culture arabo-berbère. Accents roulés, torrents de pulsion rythmique, de flûte, de youyous, elle compose aussi, commentant en chansons les facilités du TGV ou les surprises du téléphone.
Car Rimitti n’était pas femme à s’endormir. Elle avait touché un nouveau public à la fin des années 1990 en tentant des expériences, comme dans Sidi Mansour (1994) avec Robert Fripp et le bassiste des Red Hot Chili Peppers, ou dans le plus électronique N’ta Goudami (sorti chez BecauseMusic, le label d’Amadou et Mariam et de Manu Chao). « Après Bobigny, j’ai souffert, j’ai pleuré : ils avaient profité de moi pour lancer le rock (le pop raï), qui est un raï trafiqué. Alors, je me suis dit, puisque vous m’avez utilisée, je vais utiliser vos propres armes, la musique américaine. Et je les ai doublés ! », s’amusait Rimitti, dont l’album Nouar (2000) a obtenu le Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros. Avec son avocat, Me Stéphane Maugendre, elle venait de récupérer la propriété de ses enregistrements contre des producteurs indélicats et de régulariser sa situation à la Sacem française et à l’ONDA algérienne.
« Khaled et Safi Boutella m’avaient chipé La Camel (description des plaisirs de la chair vécus par les ouvriers du port méthanier d’Arzew dans les années 1960). Zavouania avait piqué Le Marabout, et puis l’ONB, Cheb Abdou, tous se sont servis. Mais on m’a rendu mon dû. Et Rimitti, c’est comme un palmier qui donne des dattes. Je suis là, et les jeunes se sont évaporés », constatait-elle en regrettant le manque de vigueur actuel du pop-raï, avant d’ajouter : « Zidane travaille avec ses pieds, Rimitti gagne en utilisant sa voix. »