Les «élites tordues» dénoncées par Éric Besson sont partout. Partout en France, dans toutes les classes sociales, on trouve des «gens» prêts à se mobiliser, voire à enfreindre la loi, pour éviter l’expulsion d’un père de famille, d’un détenu ou d’un compagnon d’Emmaüs, pour cacher des enfants dont les parents sont menacés de reconduite à la frontière ou pour aider des personnes en situation irrégulière. Des militants et des citoyens «ordinaires» sont poursuivis et parfois condamnés pour avoir contesté, d’une manière ou d’une autre, le comportement de l’État à l’égard des étrangers sans papiers.
En salles à partir de mercredi 11 mars, le film Welcome est un marqueur de ce mouvement citoyen aux formes multiples. A charge contre la politique d’immigration, il retrace l’histoire d’un maître nageur de Calais venu en aide à un exilé kurde et mis en examen pour cela. Sur les plateaux télé, à la radio, dans les journaux, la promotion du film prend un tour politique. Vincent Lindon, acteur au côté de Firat Ayverdi, et Philippe Lioret, le réalisateur, inter¬pellent le ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire. Calmement mais avec détermination, ils se font l’écho de ces Français aux marges de la légalité, qui, un jour, décident d’héberger une personne en situa¬tion irrégulière, leur offrent un repas ou des vêtements, quitte à se retrouver en garde à vue.
Leur cible : l’article L622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers qui punit d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30.000 euros «toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France» . Devenus experts en droit des étrangers, Vincent Lindon et Philippe Lioret s’indignent de ce que ce texte ne fasse aucune différence entre les coups de main désintéressés et les «aides» à but lucratif.
Monique Pouille n’est pas actrice de cinéma mais bénévole à Terre d’errance et aux Restos du cœur. Elle vient de faire les frais de cette législation. Membre de la paroisse de Norrent-Fontes, près de Béthune, elle apporte de la nourriture aux migrants en partance vers l’Angleterre et recharge, chez elle, leurs téléphones portables. Interpellée fin février à son domicile, qui a été perquisitionné, elle a passé une dizaine d’heures en garde à vue à Coquelles «pour aide au séjour irrégulier en bande organisée» . Elle en est ressortie sans charges ni mise en examen, pour l’instant tout du moins, mais choquée par la méthode.
Le camp où elle se rend presque tous les jours depuis deux ans et demi se trouve à un kilomètre de chez elle. Des exilés, venus d’Irak ou d’Afghanistan, s’en servent de base arrière pour se rendre, chaque soir, sur l’aire d’autoroute où les camions s’arrêtent avant la traversée de la Manche. «Je n ’aurais jamais pensé en arriver là , dit-elle, évoquant sa garde à vue. Aider ces hommes et ces femmes, c ‘est illégal, je le sais. Qu ’ est-ce qu ’on peut faire, alors ? C’est impossible de les laisser comme ça. Hier, j’y suis allée, il y avait une gamine de 16 ans qui est arrivée sans pull ni chaussures, de Calais. On a une réserve, je lui ai trouvé des vêtements à se mettre. Tous les soirs, ils se rendent à pied à l’aire d’autoroute pour essayer de passer. Si les chauffeurs les trouvent, ils reviennent au camp et ils tentent leur chance le lendemain. Ils marchent beaucoup. Il y a une femme de 60 ans, ça fait onze fois qu’elle essaie. Quand j’ai été arrêtée, les policiers m’ont dit que je pouvais aider les malheureux mais pas les passeurs. Moi, je ne suis pas là pour faire le ménage dans le camp. Est-ce qu ‘ils ont fait ça pour nous intimider, nous les bénévoles ? Cela se pourrait. Maintenant, quand j’entends sonner à la porte, j’ai peur. Mais je continue d’y aller, même si pour l’instant je ne prends plus les portables. Ce qui est sûr, c ‘est qu ’on n ‘est pas aidé par Monsieur Besson. Il faudrait qu il revoie un peu tout ça.»
Peu après la garde à vue de Monique Pouille, la Ligue des droits de l’Homme a exprimé «son entier soutien aux militants de la solidarité de plus en plus souvent menacés et poursuivis pénalement pour avoir obéi à leur conscience en secourant les victimes de la chasse aux migrants» , appelant «tous les citoyens de ce pays à se faire eux aussi ?délinquants de la solidarité’ pour ne pas laisser traiter comme des criminels celles et ceux qui défendent les droits fondamentaux et la dignité humaine» .
Debré et le manifeste des 66 cinéastes
Sur la défensive, Éric Besson évite de s’exprimer sur cette affaire. Plus généralement, il minimise l’impact de la loi. Face à Vincent Lindon, lundi 2 mars sur France 3 (voir la vidéo sous l’onglet Prolonger), il a soutenu qu’en «soixante ans», l’article incriminé n’avait abouti à la condamnation «que» de deux personnes qui «s’étaient inscrites dans la chaîne de la filière clandestine» . Autrement dit, la législation serait trop rarement mise en œuvre pour que l’on puisse s’en offusquer.
Présente sur le plateau, la juriste Danièle Lochak a dénoncé une «politique de la peur» , rappelant le cas de Jacqueline Deltombe, interpellée sur son lieu de travail en novembre 1996 pour avoir accueilli chez elle un ami zaïrois en situation irrégulière. A la suite de sa condamnation, un manifeste avait été lancé par 66 cinéastes. Entre autres, Arnaud Desplechin, Claire Denis et Pascale Ferran s’y déclaraient «coupables d’avoir hébergé récemment des étrangers en situation irrégulière» . «Suite au jugement rendu , ajoutaient-ils, nous demandons à être mis en examen et jugés nous aussi.»
Cette campagne de désobéissance civile menée contre l’obligation prévue dans le projet de loi Debré, pour toute personne ayant signé un certificat d’hébergement, d’informer la préfecture du départ de l’étranger, avait obligé le gouvernement à reculer.
Mais le dispositif n’en a pas moins été durci six ans plus tard par la loi Sarkozy de novembre 2003. Alors qu’une directive européenne de 2002 est venue préciser que l’infraction devait être commise dans un but lucratif, la réglementation actuelle ne reprend pas cette exigence. Son champ est si large, malgré les immunités protégeant les proches parents et sous certaines conditions les associations, que les interpellations se multiplient. Mis en examen pour «aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière, en bande organisée» , Jean- Claude Lenoir, par exemple, de l’association Salam à Calais, a été condamné (mais dispensé de peine), en août 2004, pour avoir retiré des mandats postaux pour le compte de réfugiés.
«Entrave à la circulation d’un aéronef»
Avec la hausse des expulsions depuis 2002, un autre «délit de solidarité» se développe. Il concerne ces passagers, de plus en plus nombreux, poursuivis pour «provocation à la rébellion et entrave à la navigation d’un aéronef» . Mediapart a décrit, en octobre 2008. le cas de trois Français et d’un Marocain, débarqués d’un vol de la Royal Air Maroc puis condamnés (à une amende avec sursis) après avoir dénoncé les conditions du retour forcé de deux sans-papiers. Ni militants, ni politisés, ils s’étaient indignés de la manière dont ces hommes étaient traités par les forces de l’ordre.
D’autres exemples : en décembre 2008, trois professeurs de philosophie ont été placés en garde à vue, alors qu’ils se rendaient à Kinshasa, en République démocratique du Congo, afin d’y participer à un colloque universitaire sur «la culture du dialogue et le passage des frontières». Leur tort : avoir protesté, «pacifiquement» disent-ils, contre les modalités de l’expulsion de trois sans-papiers retenus dans l’avion. Pierre Lauret a été «violemment» contraint de quitter l’avion, tandis qu’Yves Cusset et Sophie Foch-Rémusat ont été arrêtés à leur retour. Le président d’Agir ensemble pour les droits de l’homme, André Barthélémy, est, lui, en attente de jugement, après s’être opposé, en avril 2008 sur un vol pour Brazzaville, aux conditions de reconduite à la frontière de deux ressortissants congolais.
Depuis quelques années, les chefs d’inculpation se diversifient à l’encontre des personnes mettant en cause les pratiques de l’État à l’égard des étrangers. Le président du Gisti, Stéphane Maugendre, dénonce «des tentatives d’intimidation tous azimuts» en direction «non seulement des militants, des bénévoles mais aussi des simples citoyens» . Encore des exemples : une militante de RESF a fait l’objet de poursuite pour avoir protégé les enfants de sans-papiers; une directrice a été inquiétée parce qu’elle a contesté l’interpellation près de son école du grand-père de l’un de ses élèves ; des personnes sont poursuivies pour outrage pour avoir envoyé des mails à des préfets comparant leurs méthodes «à ce qui se passait sous Vichy» . «Cela va au-delà du délit de solidarité stricto sensu» , indique Stéphane Maugendre. «Le pire , ajoute-t-il, c’est que, parfois, ça marche. Certaines personnes n ‘osent plus aller manifester autour des centres de rétention administrative par exemple. Le risque est qu’une sorte d’autocensure s’installe.»
Après la parution du livre collectif Cette France-là , qui dresse un état des lieux cinglant de la politique migratoire française, Welcome est une mauvaise publicité supplémentaire pour le ministère de l’immigration. Eric Besson contre-attaque en accusant le réalisateur du film d’avoir «franchi la ligne jaune (…) lorsqu’il dit que les clandestins de Calais sont l’équivalent des juifs en 43’» . Pour le ministre, interrogé samedi sur RTL, «cette petite musique- là est absolument insupportable» . «Suggérer que la police française, c ’est la police de Vichy, que les Afghans sont traqués, qu ‘ils sont l’objet de rafles… c’est insupportable» , insiste-t-il. Dans une lettre ouverte publiée dans Le Monde , Philippe Lioret lui répond en affirmant qu’il ne met «pas en parallèle la traque des juifs et la Shoah, avec les persécutions dont sont victimes les migrants du Calaisis et les bénévoles qui tentent de leur venir en aide, mais les mécanismes répressifs qui y ressemblent étrangement ainsi que les comportements d’hommes et de femmes face à cette répression» .
À la fois pour faire diversion et marquer son attachement à la politique d’immigration «choisie» de Nicolas Sarkozy, le ministre a retenu le jour de la sortie du film, ce mercredi, pour remettre un titre de séjour à Sharif Hassanza, ce jeune Afghan sans papiers devenu champion de France espoir de boxe
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