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Les enfants de la double peine

images Isabelle Monnin, 31/10/2002

En ajoutant l’expulsion à la prison, on contraint les délinquants étrangers à la clandestinité et on fait souffrir tous ceux qui leur sont chers.

Florence Guillemain
Florence Guillemain

Lætitia a beau tourner les choses dans sa tête, ça ne colle pas. Cette vie, cette destinée n’est pas pour elle, elle en est sûre. « Ça ne lui correspond pas. « Ça », c’est avoir 23 ans et croire que plus rien n’est possible. « Ça », c’est en vouloir au monde entier de ce que l’on est et, surtout, de ce que l’on n’est pas. « Ça », c’est être une fille de double-peine. Fille de banni.

La moitié des gens frappés par la double peine ont des enfants. Étrangers, oui ; condamnés, oui ; mais surtout parents (et pères, dans 98% des cas). Alors que la Convention européenne des Droits de l’Homme impose le respect de la vie familiale, alors que l’article 25 de l’ordonnance de 1945 sur le droit des étrangers protège de l’expulsion les parents d’enfants français, les tribunaux et le ministère de l’Intérieur prennent chaque année des mesures d’éloignement du territoire par milliers. Car la loi, dans son article 26, l’autorise en cas de « trouble à l’ordre public », sans qu’elle définisse celui-ci. C’est cela, la double peine : quand un délinquant est étranger, le juge ou le préfet peu¬vent assortir la peine de prison d’une interdiction du territoire et d’une expulsion. Même si, comme le père de Laetitia, on est né en France, dans une famille installée ici depuis 1945, et qu’on ne connaît rien de « son » pays. Le coût à payer pour un délit n’est pas le même selon que l’on est français ou étranger. Près de 20 000 personnes ont ainsi été expulsées de¬puis quinze ans. Certaines sont restées dans ce pays d’exil, souvent inconnu ; la plupart reviennent clandestinement en France et deviennent des sans-papiers dans leur pays. En ajoutant les proches de ces condamnés, on estime que 200 000 personnes subissent plus ou moins directement les conséquences de cette mesure. Après l’incarcération, l’éloignement d’un être aimé. Fratries, familles et couples en sortent souvent explosés. Des « dommages collatéraux » qui poussent certains politiques et associatifs à demander la suppression de « cette peine de vie », comme l’appelle l’avocat Stéphane Maugendre.

Elle est en colère, terriblement, Laetitia. De cette histoire qu’on lui a collée sur le dos parce que son père, né en France mais de nationalité algérienne, a glissé dans la délinquance. Son premier parloir de prison, elle l’a connu à 8 mois. Pendant dix ans, elle y est allée toutes les semaines voir son père Mohamed. » J’étais habituée, je retrouvais des copines et les surveillants nous connaissaient. » Ce n’est pas que ça lui plaisait, mais c’était comme ça. Et puis son père est sorti. Et puis il a replongé, « parce que la réinsertion, c’est de la merde ». Elle avait 11 ans. Elle se souvient très bien de l’arrestation. Sous ses yeux, « le père frappé, la grand-mère insultée, la famille humiliée ». Il reprend deux ans. Et ce qui était normal pour Laetitia devient inacceptable. Elle est en sixième. Plutôt bonne élève jusque-là, elle lâche. « Ils ont voulu me faire redoubler, je n’ai plus rien fait, je ne supportais pas qu’on me donne des ordres. C’est le début de l’errance scolaire, le début des conflits avec sa mère, dépassée. En fait, le début du n’importe quoi.

L’été de ses 14 ans, elle part en vacances en Tunisie. Un coup de téléphone de Martine, sa mère. « Ton père a été expulsé en Algérie. «Ça m’a fait mal, dit Laetitia, je n’ai pas compris. Mais en même temps, ils m’avaient fait prendre l’habitude de vivre sans lui. La différence, c’est qu’on ne savait pas pour combien de temps il était parti. » Le premier exil de Mohamed dure deux mois. Le retour, forcément clandestin, signe le départ d’une nouvelle vie pour la famille. Dans l’ombre. Pendant cinq ans, Mohamed, si costaud, si fier, ne quitte guère l’appartement. Il a trop peur d’être expulsé au premier contrôle de police. C’est Laetitia qui avec sa mère gère. Tous les midi, alors qu’elle aurait aimé déjeuner à la cantine avec ses copains, elle doit rentrer à la maison, apporter une baguette pour son père, partager son repas. » Ça me saoulait, mais en même temps j’étais tellement frère de lui, tellement bien avec lui. Je l’aime plus que tout. » A Martine la crise d’ado, à Mohamed les câlins de la petite fille qu’il n’a pas connue quand il était en prison : la famille tente de se reconstruire sur les ruines, dormant chez les uns, chez les autres, vivotant, survivant. En 1998, Mohamed va acheter des cigarettes. Comme dans les mauvais films, il se fait arrêter au bureau de tabac et conduire à Marseille. Bateau, Algérie, rebelote. Martine part le chercher. La galère reprend. Il travaille au noir. Sa mère est déprimée. L’angoisse est là, tout le temps. Laetitia baisse les bras. « Je voulais être avocate, mais je suis tombée dans l’engrenage. Je n ’ai rien demandé à personne, pourquoi me fait-on subir ça ? » Alors elle cherche du boulot, mais ne reste jamais.
« Je ne supporte pas qu’on me commande. Je ne suis pas une rebelle à la base, mais on m’a poussée à devenir comme ça. » Mine boudeuse, la jolie Laetitia fait penser à Adjani jeune. A ces filles qui claquent la porte pour aller pleurer sans que personne le sache. Depuis quelque temps déjà, elle multiplie les crises d’angoisse et de spasmophilie, assure que « dès lundi » elle prend sa vie en main, mais va se consoler dans les bras des voyous du quartier qu’elle visite à leur tour en prison, leur faisant la morale : « La prison, j’ai donné. Ce n’est pas une tradition familiale ! » Elle aussi a déjà été condamnée. Une grosse amende pour outrage à policiers : « Dès que je vois un habit bleu, ça part en sucette. » Difficile d’entendre la parole des juges quand on se sent victime d’une injustice. Difficile de se mesurer à l’autorité du père quand celui-ci est proscrit.

Jean-Michel Delage
Jean-Michel Delage

Hosni a la quinzaine très sage. Fils d’un double-peine originaire de Tunisie, que sait-il de ce pays sinon qu’on y passe d’agréables vacances ? Rien. Samir, son père, ne lui a rien dit de la période coloniale, rien des conditions dans lesquelles il est arrivé. « C’est l’histoire de mes parents, pas tellement la mienne », dit-il en fronçant les sourcils. D ne parle pas beaucoup, d’ailleurs il ne parle « jamais à personne » de la double peine de son père. Colère rentrée ? Honte ? Ras le bol de ces trucs d’adultes ?

Hosni ne laisse rien paraître. Comme s’il se te-nait à carreau. Comme s’il avait compris qu’à lui, pourtant français, on demandera toujours plus. Je dois être irréprochable, souffle-t-il. Pour l’honneur de mon père. » Alors il travaille bien à l’école, ne rate jamais les félicitations, se tient bien, et ne manque jamais d’accompagner son père quand celui-ci a une course à faire : « Quand on est avec des gosses, on se fait moins contrôler par la police », explique son père Samir, tout en préparant la pizza que les policiers du quartier viennent chercher tous les soirs dans son restaurant…

Le traumatisme de l’incarcération d’un parent n’est pas facile à assumer pour ses enfants. Mais un père banni, un père menacé d’être envoyé « là-bas », dans un autre pays que le sien, c’est incompréhensible. Parce qu’on avait fini par oublier qu’il n’était pas français, ce père grandi auprès de frères et sœurs parfois français, éduqué à l’école de la République, enfant de France. Parce qu’on n’aurait pas pu imaginer qu’un jour ce serait la nationalité officielle qui ferait foi. On n’aurait pas pu croire que fauter n’était permis qu’aux français de papiers ».

C’est ce qui a été le plus difficile à accepter pour Moussah, ce Lyonnais de 50 ans qui n’était jamais allé en Algérie bien qu’il en ait la nationalité : qu’on le désigne comme étranger aux yeux de ses enfants. « Mon grand-père a été résistant, j’ai toujours élevé mes enfants dans les valeurs de la République. Pour eux, l’Algérie représentait les Maghrébins, avec ce qu’on en dit ici. Ça m’a fait mal d’être montré comme différent.

Ils avaient presque oublié qu’ils étaient étrangers, ancrés comme ils l’étaient dans la société française et ses fractures. Or c’est bien cette question de nationalité, la plupart du temps due au hasard ou au choix des parents, qui est au cœur même de la double peine. Et de celle, solitaire, de Benoît. Il a 28 ans aujourd’hui. C’est un graffeur reconnu qui préfère qu’on masque son vrai prénom. Long-temps il a vécu sans père, sans une histoire à coller sur ses origines. Sa mère restait muette. Jusqu’au jour où à 20 ans Benoît l’a mise au pied du mur : « Tu me dis tout ou nous ne nous revoyons jamais. » Elle a alors commencé à raconter. Assez rapidement elle a parlé de la prison. Mais restait une chose plus difficile à dire, pour elle. Au bout de trois heures, elle a lâché le morceau. « Voilà : un Algérien, qui a été incarcéré quand tu avais un an, puis expulsé en Algérie, puis qui est revenu, mais je n’ai jamais voulu qu’il te revoie. » Elle avait peur du racisme, ne voulait pas qu’il soit dit que son Benoît était le fils d’un Arabe. Lui a immédiatement traversé la France pour retrouver ce père inconnu.

Ila rencontré un homme abîmé, RMIste, solitaire, qui traîne sa vie. Un genre d’autiste. Qui répète que la vie est mal faite, qui n’assume pas ce qui est arrivé. Cassé, le père. Mais surtout Benoît a trouvé une famille, avec sa culture, sa chaleur, ses histoires et ses blessures. Des gens qui vivent en cité. Tout ce que sa mère avait voulu lui éviter lui revient en pleine figure : un cousin mort en prison, un autre d’overdose, la galère et les embrouilles pour tous. De ça, il nourrit son art. Régulièrement il va là-bas goûter à cette drôle de vie de famille, tenter de comprendre comment elle fonctionne et essayer en « militant familial » de désamorcer les microbombes qui couvent dans le quartier : « C’est ailleurs, ce n’est pas chez moi, et en même temps ce sont les miens. J’ai les éléments de l’histoire. C’est comme si ma tête se refermait enfin. »

Tellement d’espoir…

Florence Guillemain
Florence Guillemain

Un peu d’optimisme, beaucoup de vigilance. C’est le message qu’ont voulu lancer samedi les participants à un meeting réunissant 3 500 personnes au Zénith de Paris en clôture de la campagne « Une peine, point barre » lancée il y a un an. La veille, Nicolas Sarkozy avait en effet ouvert des perspectives quant à la suppression de cette mesure en déclarant à France- Inter, à propos du cas de Chérif Bouchelaleg, père de six enfants nés en France : « Il est difficile, y compris pour des gens qui ont un passé judiciaire chargé, d’aller les mettre dehors alors qu’ils ont six enfants, qu’ils ont quitté l’Algérie en l’espèce à l’âge de 3 ans et qu’ils ont créé des liens dans notre pays.Le débat sur la double peine est ouvert ». De quoi satisfaire Etienne Pinte, maire UMP de Versailles, un des artisans (avec François Bayrou, de l’UDF, et Jack Lang pour le PS) de cette ouverture : « Ma ligne de conduite est claine : on ne sépare pas les parents de leurs enfants. Que quelqu’un qui commet un délit soit puni est normal. Mais une fois sa peine purgée, on ne va pas lui infliger une peine supplémentaire au prétexte qu ’il est étranger. Est-ce qu’on enverrait un Français à Cayenne. C’est une forme moderne du bagne, c’est impensable. » Un impensable qui, en attendant une éventuelle modification législative, est prononcé tous les jours dans les tribunaux et dans les préfectures de France.

L’interdiction du territoire français ou la citoyenneté bannie

Par Stéphane Maugendre*

À mon père.

LA DOUBLE PEINE, c’est le fait de sanctionner, soit administrativement par un arrêté ministériel d’expulsion (AME), soit judiciairement par une interdiction du territoire français (ITF), une personne de nationalité étrangère, à l’issue de sa peine de prison, à ne plus résider sur le territoire français, soit pour un temps déterminé soit définitivement. Cette froide définition, qui pourrait apparaître comme anodine au détour d’un traité de droit, recouvre, depuis plu­sieurs années, une réalité particulièrement odieuse que les films de Valérie Casalta, Jean-Pierre Thorn ou Bertrand Tavernier illustrent parfaitement.[2]

Partant de ce constat, de cette réalité vécue par des milliers de personnes [3] issues de la première, deuxiè­me, voire de la troisième génération et leurs familles, il convient de revenir à l’analyse juridique de l’ITF. Celle-ci montre que nous sommes face à une vérita­ble rupture d’égalité au regard de la loi pénale, du juge et de la peine et que cette rupture ne peut conduire qu’à l’abandon de la notion de citoyenneté par la République.

Un peu d’histoire permet de comprendre la mon­tée en puissance de cette peine dans l’arsenal répressif depuis ces dernières années et de ne pas oublier que si c’est la droite qui a enclenché ce pro­cessus, c’est la gauche qui l’a dynamisé. Cette peine apparaît à la fin du XIXe siècle [4], mais c’est surtout la loi du 31 décembre 1970, dite loi Chalandon, qui crée le premier essor de l’interdiction du territoire puis qu’elle peut être prononcée contre tout étranger condamné pour usage ou trafic de stupéfiants.[5] Ce sont ensuite les lois des 29 octobre 1981, 3 janvier 1985 et 9 septembre 1986 modifiant l’ordonnance du 2 novembre 1945, relatives à l’entrée et au séjour des étrangers sur le territoire français, qui, non seu­lement créent les délits liés à l’entrée sur le territoi­re national et le séjour, mais qui en plus accroissent considérablement les possibilités de prononcer des ITF relativement à ces délits.

La loi du 31 décembre 1991, dite loi Sapin, cons­titue un coup d’arrêt à cette montée en puissance puisqu’elle instaure des catégories d’étrangers pro­tégés contre l’interdiction du territoire français. L’article 131-30 du nouveau Code pénal reprend en grande partie cette protection, mais ce nouveau code augmente démesurément le nombre d’infractions pour lesquelles un étranger peut voir prononcer contre lui une interdiction du territoire français, actuellement plus de deux cents crimes et délits peu­vent être sanctionnés par cette peine.[6]

Tandis que la loi du 24 août 1993, dite loi Pasqua (modifiant l’article 131-30 du nouveau Code pénal avant même qu’il n’entre en vigueur), supprime les catégories d’étrangers protégés contre l’interdiction du territoire français et édicte des normes draconiennes pour l’effacement de cette peine la loi du 24 avril 1997, dite loi Debré, renforce le régime d’exécution de l’ITF. La loi du 11 mai 1998 dite loi Chevènement (ou Réséda), non seulement ne revient pas sur les lois Pasqua mais ne modifie qu’à peine l’article 131-30 du Code pénal.[7] Ce rappel historique ne peut aller sans la connaissance du régime juri­dique de cette peine qui est particulièrement com­plexe et méconnue.[8]

Le Code pénal nous enseigne que l’ITF est une peine complémentaire. Cependant, cette étiquette juridique, collée par le législateur pour les besoins de la cause – en bref du discours « immigrés = délin­quants » -, entre en contradiction avec les principes fondateurs du droit et de la procédure pénale. À pro­pos de ce discours, remarquons que les crimes et délits sanctionnés à titre complémentaire de l’ITF ne touchent jamais la délinquance en col blanc. Ainsi, le plus gros escroc du monde ne pourra se voir judi­ciairement interdit du territoire français. Est-ce à dire qu’il y a de « mauvais » délinquants étrangers auxquels on réserve une peine supplémentaire et de « bons » délinquants étrangers qui en sont dispenses? Considère-t-on ainsi que ces derniers, compte tenu de leur délit, sont mieux intégrés et donc non éloignables du territoire français ou plutôt que les étrangers ne peuvent commettre que terrorisme ou atteintes aux personnes? La preuve est faite que cette peine est bien attachée à un discours fantas­magorique.

1/ Contradiction avec le principe de non-discrimination

Toute peine n’existe qu’à raison de l’infraction à sanctionner et de la personnalité du délinquant. À aucun moment ne doit être pris en considération, le sexe, la religion, l’appartenance politique ou syndi­cale, l’origine régionale, ethnique au risque de dis­crimination, de rupture d’égalité devant la loi. Or l’ITF, unique cas du Code pénal, écartant toute réfé­rence à l’acte répréhensible ou au principe de la per­sonnalisation des peines, n’a pour seul fondement que l’extranéité du délinquant. Il convient de s’arrê­ter quelques instants sur cette affirmation, car les tenants du maintien de cette peine la contredisent.

D’abord, ils soutiennent qu’il est inexact d’affir­mer qu’il y a égalité devant la loi pénale, puisque le mineur délinquant pourra voir sa peine divisée par deux en application de l’excuse de minorité ou le fou pourra être partiellement ou complètement considé­ré comme pénalement irresponsable. L’argument ne tient pas car, d’une part, dans ces exemples, la mino­ration de la peine ou de la responsabilité existe au regard d’un élément de la personnalité du délinquant – l’âge ou l’état psychiatrique – et, d’autre part, c’est dans le sens de l’atténuation de la peine et non dans celui de son aggravation que le législateur guide le juge.

Toujours dans la même veine, les partisans de la double peine affirment la normalité de la discrimina­tion au motif que les étrangers échappent à l’appli­cation de certaines peines, telles que l’interdiction de voter. Faux, hors les cas où l’application de l’ITF exclut le prononcé de certaines peines (voir infra), il n’existe aucune peine non applicable aux étrangers. Concernant le droit de vote, l’argument est falla­cieux puisque les étrangers n’ont pas le droit de vote, d’une part, et que, d’autre part, celui-ci n’est qu’une composante des droits civiques que les étran­gers peuvent se voir interdire.

Enfin, ces mêmes tenants du maintien de la dou­ble peine clament l’indispensable nécessité de faire application du principe de réalité, celui de la lutte contre la délinquance des étrangers. Là encore, l’argument ne tient pas car on ne peut :

  • ni ériger le principe de réalité en un principe de droit pénal. D’abord parce que cette réalité est tou­jours celle du discours politicien fluctuant au gré des élections ou des pressions. Ensuite, parce que cela se fait toujours au détriment de la sécurité juridique. Comme si aujourd’hui, sous prétexte d’évocation quotidienne de la mise à feu de voitures, il était créé un délit spécifique, alors que le délit de destruction de bien appartenant à autrui par substance incen­diaire remplit parfaitement sa fonction;
  • ni affirmer qu’il y a une réalité d’une délin­quance des étrangers, les chiffres prouvent le contraire, ou poser le principe selon lequel la délin­quance des Français serait différente de celle des étrangers. On pourrait alors poser, pour les besoins de la cause, qu’il y aimait une délinquance spécifique aux Bretons différente de celle des Alsaciens, ou que celle des Wallons différerait de celle des Flamands, à raison d’un lieu de naissance. On ne peut donc éri­ger en un type la délinquance des étrangers -alors qu’il existe bien un type de délinquance «routière» ou «économique»-, ni dire que l’extranéité fait par­tie intégrante de l’acte délinquant.

2/ Une peine qui rompt avec le principe de l’amendement

Un des principes fondamentaux de la peine d’em­prisonnement est l’amendement voire la réinsertion sociale du condamné. En clair, pendant que le condamné purge sa peine et donc paye sa dette à la société, il s’amende afin qu’à l’issue de celle-ci il regagne les rangs de la société. Or la peine d’ITF annule ce but puisque, au bout de l’exécution de la peine ferme, il y a une exclusion de la famille, du tra­vail, de la société, en bref de tout. L’étranger frappé d’une ITF est donc réputé ne pas être amendable. En outre, traditionnellement, les étrangers condamnés à une ITF ne voient jamais leur peine amnistiée [9] ce qui représente une rupture d’égalité quant au princi­pe du droit à l’oubli.

3/ Rupture d’égalité face à la décision du juge et au prononcé de la peine

Toujours parce que l’homme n’est pas, par essen­ce, récidivant, le législateur s’efforce d’inventer des peines qui, pour des faits mineurs, empêcheront le délinquant de se retrouver en prison afin d’éviter une désocialisation totale, par exemple le travail d’intérêt général (TIG), qui consiste à travailler pour la com­munauté, l’ajournement de peine, qui permet, notam­ment, au condamné d’indemniser une victime dans un délai maximal d’une année et d’obtenir une dispense de peine, le jour-amende, qui oblige le condamné à payer une amende et, à défaut de paiement, à exécu­ter une peine ferme. Ou pour les délits plus impor­tants le sursis mis à l’épreuve avec obligation de tra­vailler, de se soigner ou d’indemniser la victime, la semi-liberté qui permet au condamné de travailler ou de suivre une formation tout en exécutant sa peine d’emprisonnement en allant coucher le soir en pri­son, ou encore le fractionnement de la peine, qui per­met au condamné d’exécuter sa peine de prison aux périodes ne l’empêchant pas de travailler.

Pour l’étranger condamné à une ITF, ces peines dites « alternatives à l’emprisonnement » sont exclues. En effet, ces peines sont juridiquement et pratiquement incompatibles avec le principe même de. l’exclusion du territoire et, par voie de conséquence, le juge pénal, qui envisage de prononcer une ITF, s’empêche de prononcer une telle peine alternative. On arrive parfois à des aberrations. Par exemple, une victime n’aura aucune chance d’obtenir une indemni­sation de la part de son agresseur si celui-ci est condamné à une ITF. Ainsi, par effet pervers, le sys­tème se retourne contre lui-même puisque, d’une part, l’étranger échappera à l’obligation d’indemniser une victime mais que, d’autre part, celle-ci se trouve­ra face à une rupture d’égalité au regard de son droit à la réparation de son préjudice. Il s’agit là d’un dou­ble sacrifice fait sur l’autel du principe de réalité.

4/ Rupture de l’égalité quant à l’exécu­tion ou à l’application des peines

La peine d’ITF empêche tous les aménagements de l’exécution d’une peine de prison qui sont ouverts aux autres condamnés comme les permissions de sortie, qui permettent aux condamnés en fin de peine de préparer leurs retours à la vie sociale ou profes­sionnelle ; les semi-libertés (voir supra) et les libéra­tions conditionnelles  [10]. D’autres véritables outils de lutte contre la récidive et d’aide à la réinsertion sociale et professionnelle, les stages de formation et le travail carcéral ne peuvent être effectués par les « double peine » puisque réputés en situation irrégu­lière ils n’y ont pas accès.

5/ Rupture d’égalité face à l’individua­lisation des peines

L’ITF est une peine complémentaire, c’est-à-dire qu’elle peut être prononcée en complément d’une peine d’emprisonnement ou à titre de peine principa­le, ce qui signifie qu’elle peut être prononcée à la place d’une peine d’emprisonnement. [11] La philosophie des peines complémentaires, c’est l’affinement de la personnalisation des peines, ainsi, d’une part, elles sanctionnent le délinquant au regard de ce qui l’a amené à commettre l’infraction et, d’autre part, elles accompagnent le condamné au sortir du tribu­nal ou de la prison. Ainsi, un délinquant routier alcoolique pourra voir son permis de conduire suspendu, ou un acte d’incivilité réprimé par une interdiction des droits civiques, civils et de famille. Ces peines empêchent le délinquant, dans un domai­ne très précis, très ciblé, d’avoir une activité civile, civique, sociale ou familiale. Tel n’est pas le cas de l’ITF puisque celle-ci a un caractère de généralité et empêche toute activité privée, sociale et familiale. Cette généralité est encore aggravée par le fait que cette peine peut être prononcée à titre définitif.

Le droit pénal prévoit, toujours dans l’optique de cette philosophie, que l’aménagement ou le relève­ment des peines complémentaires peuvent être solli­cités auprès du juge ou du tribunal qui a prononcé ces peines. Toutefois, pour l’ITF, cela s’avère quasi­ment impossible par l’application combinée de plu­sieurs textes[12]. Ainsi, l’ITF devient la seule peine véritablement absolue et perpétuelle (dans les cas où elle est prononcée à titre définitif) dans l’arsenal pénal de notre droit. Elle entre intrinsèquement en conflit avec les fondements des peines complémen­taires dont elle n’a ni la philosophie ni le régime.

L’analyse du droit et de son application fait appa­raître que le législateur a créé un monstre juridique – une peine à vie à la fois discriminatoire, crimino­gène, inhumaine et archaïque [13] [14] – et permet de com­prendre, par un autre biais, l’horreur vécue par les«double peine», sortes de morts vivants civils. Cette analyse juridique permet aussi de se poser la question de savoir comment les proches, c’est-à-dire les amis de lycée, les copains du boulot, les voisins ou collègues du quartier, les parents ou collatéraux, les conjoints, les enfants ou petits-enfants, appréhen­dent la loi de leur pays, les décisions judiciaires ren­dues au nom du peuple français, les prisons de la République.

Un petit-fils de « double peine » peut-il se consi­dérer comme un citoyen d’un pays qui a fait exploser sa famille et expulser son grand-père? Derrière la question de la double peine, c’est donc la question de la citoyenneté qui se pose pour des centaines de milliers de personnes aujourd’hui mais aussi pour les générations futures.

* Stéphane Maugendre est avocat, il est vice-président du Gisti.

[2] .Double peine, les exclus de la loi, réalisé par Valérie Casalta, mai 2001 (durée : une heure) ; Histoires de vies brisées (les * double peine » de Lyon), réalisé par Bertrand Tavernier, novembre 2001 (durée : 1 h 50), Pierre Grise Distribution ; On n’est pas des marques de vélos (portrait d’un danseur de hip-hop, victime de la double peine), réalisé par Jean-Pierre Thorn, coproduction Arte-Mat Film.

[3]   Selon le rapport parlementaire Sauvaigo-Philibert du 9 avril 1996 sur l’immigration clandestine et le séjour irrégulier, 5500 ITF ont été prononcées en 1987, 6700 en 1988, 7200 en 1989, 8600 en 1990, 8700 en 1991,10800 en 1992,10200 en 1993, 10800 en 1994 et 7900 en 1995. Selon le rapport de la commis­sion dite Chanet (Commission de réflexion sur les peines d’inter­diction du territoire, mise en place par madame Guigou, ministre de la Justice, le 8 juillet 1998, à la suite de la grève de la faim des « double peine » de Lyon), 14290 peines d’ITF ont été prononcées en 1996 et 11997 en 1997.

[4]  Elle apparaît pour la première fois dans la loi du 8 août 1893, relative au séjour des étrangers en France, et ensuite dans les lois du 12 février 1924 et du 18 août 1936, relatives à l’atteinte au crédit de l’État ou de la nation, celle du 10 janvier 1936, relative au maintien ou la reconstitution de groupe de combat ou de milice privée et au port d’arme prohibé lors de manifestation.

[5]  Loi relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxico­manie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses.

[6]  Loi du 22 juillet 1992 portant refonte des dispositions du Code pénal.

[7]  L’interdiction du territoire français (ITF) dans le Code pénal

Loi renforçant la lutte contre le travail clandes­tin et la lutte contre l’organisation de l’entrée et du séjour irrégulier d’étrangers en France. L’article 131-30 du Code pénal est aujourd’hui rédi­gé de la façon suivante : « Lorsqu’elle est prévue par la loi, la peine d’interdiction du territoire français peut être prononcée, à titre définitif ou pour une durée de dix ans au plus, à l’encontre de tout étran­ger coupable d’un crime ou d’un délit.

L’interdiction du territoire entraîne de plein droit la reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant, à l’expiration de sa peine d’emprison­nement ou de réclusion.

Lorsque l’interdiction du territoire accompagne une peine privative de liberté sans sursis, son appli­cation est suspendue pendant le délai d’exécution de la peine. Elle reprend, pour la durée fixée par la décision de condamnation, à compter du jour où la privation de liberté a pris fin.

Le tribunal ne peut prononcer que par une déci­sion spécialement motivée au regard de la gravité de l’infraction et de la situation personnelle et fami­liale de l’étranger condamné l’interdiction du terri­toire français, lorsque est en cause:

  1. Un condamné étranger père ou mère d’un enfant français résidant en France, à condition qu’il exerce, même partiellement, l’autorité parentale à l’égard de cet enfant ou qu’il subvienne effective­ment à ses besoins;
  2. Un condamné étranger marié depuis au moins un an avec un conjoint de nationalité française, à condition que ce mariage soit antérieur aux faits ayant entraîné sa condamnation, que la communauté de vie n’ait pas cessé et que le conjoint ait conservé la nationalité française ;
  3. Un condamné étranger qui justifie qu’il réside habituellement en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de dix ans;
  4. Un condamné étranger qui justifie qu’il réside habituellement en France depuis plus de quinze ans ;
  5. Un condamné étranger titulaire d’une rente d’accident de travail ou de maladie professionnelle servie par un organisme français et dont le taux d’in­capacité permanente est égal ou supérieur à 20 %;
  6. Un condamné étranger résidant habituelle­ment en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une excep­tionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse bénéfi­cier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire. »

Il convient de relever qu’il existe des infractions pour lesquelles l’obligation de motivation de l’arti­cle 131-30 n’est pas applicable et que les seuls béné­ficiaires d’une protection absolue contre l’ITF sont les mineurs, article 20-4 de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante.

[8] Il existe très peu d’articles de doctrine juridique sur cette peine.Le premier a paru dans le dictionnaire permanent du droit des étrangers. Depuis cette publication, il convient de relever la contribution de Didier Liger, avocat au barreau de Versailles et membre du Syndicat des Avocats de France, au colloque de Lille du 17 mars 2001, et le numéro spécial de la revue Plein Droit du Gisti sur la double peine.

[9] Alors que l’article 133-9 du Code pénal dispose : « L’amnistie efface les condamnations prononcées. Elle entraîne, sans qu’elle puisse donner lieu à restitution, la remise de toutes les peines. Elle rétablit l’auteur ou le complice de l’infraction dans le bénéfice du sursis qui avait pu lui être accordé lors d’une condamna­tion antérieure », l’interdiction du territoire français a été exclue de toutes les lois d’amnistie.

10 L’article 729-2 du Code de procédure pénale subordonne la libération conditionnelle de l’étranger objet d’une mesure d’éloi­gnement à la condition que celle-ci soit exécutée. De plus, la libération conditionnelle peut être décidée sans le consentement de l’étranger.

11. Art.131-10 du Code pénal: « Lorsque la loi le prévoit, un crime ou un délit peut être sanctionné d’une ou de plusieurs peines complémentaires qui, frappant les personnes physiques, empor­tent interdiction, déchéance, incapacité ou retrait d’un droit, injonction de soins ou obligation de faire, immobilisation ou confis­cation d’un objet, fermeture d’un établissement ou affichage de la décision prononcée ou diffusion de celle-ci soit par la presse écrite, soit par tout moyen de communication audiovisuelle. » Art.131-11 du Code Pénal « Lorsqu’un délit est puni d’une ou de plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-10, la juridiction peut ne prononcer que la peine complémentaire ou l’une ou plusieurs des peines complémen­taires encourues à titre de peine principale. »

Ainsi existent par exemple : l’interdiction d’émettre des chèques, l’interdiction d’utiliser des cartes de paiement, la confiscation, le travail d’intérêt général, les jours-amende, l’interdiction des droits civiques, civils et de famille, l’interdiction d’exercer une fonction publique ou d’exercer une activité professionnelle ou sociale, l’interdiction de séjour, la fermeture d’un établissement, l’exclu­sion des marchés publics, l’affichage ou la diffusion de la condam­nation prononcée, la suspension ou l’annulation du permis de conduire ou de chasse…

‘ 12. Articles 132-21 du Code pénal, 702-1 et 703 du Code de procé­dure pénale et surtout 28 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 (qui interdit de faire droit à une requête en relèvement d’ITF si le condamné étranger ne réside pas hors de France, sauf s’il est détenu ou assigné à résidence).

[13] Peine archaïque car elle réunit les effets de la mort civile (peine abolie en 1954 qui consistait à réputer les condamnés morts au regard du droit, bien qu’ils fussent physiquement en vie. Il en résultait pour eux la perte de la personnalité juridique et une incapacité générale de jouissance) et de celle du bannis­sement (peine criminelle, infamante, politique, consistant dans la simple expulsion du condamné, quelle que soit sa nationa­lité – française ou étrangère – du territoire de la République, peine ayant disparu depuis des lustres de notre droit positif).

Les associations en attendent davantage sur la double peine

index Sylvia Zappi

UN PAS EN AVANT, mais trop timide encore. Ainsi les associations ont-elles jugé les déclarations de Lionel Jospin sur la « double peine ». Le candidat socialiste avait déclaré, mardi 9 avril, dans le mensuel Pote à Pote, qu’il était favorable à la suppression, dans « certaines situations », de la double peine qui ajoute l’expulsion du territoire à la condamnation pénale frappant un étranger (Le Monde du 10 avril). Après des mois de blocage, l’avancée paraît pourtant réelle dans l’esprit du candidat.

Lionel Jospin a toujours été extrêmement réticent sur la réforme de la double peine, déjà promise par François Mitterrand en 1981. En avril 1998, lors d’une longue grève de la faim de dix étrangers frappés de double peine, le premier ministre avait longtemps refusé tout réexamen de leur situation, malgré les exhortations de Jean-Pierre Chevènement. En novembre 1998, le rapport Chanet avait préconisé l’« interdiction absolue » des interdictions du territoire français (ITF), mais le gouvernement avait refusé de réformer la loi.

Depuis, la suppression de la double peine est devenue une revendication emblématique dans les banlieues. A chaque rencontre avec des associations de quartier, le sujet revient Ce sont en effet des dizai­nes de milliers de familles qui sont touchées par cette mesure de ban­nissement visant l’un des leurs, On estime que, chaque année, plus de 17 000 peines complémentaires d’ITF sont prononcées. Plusieurs centaines de décisions d’expulsion par ait sont par ailleurs prises par le ministère de l’Intérieur.

Le 21 novembre 2001, une quin­zaine d’associations avaient lancé une « campagne nationale contre la double peine», réclamant son abrogation pure et simple. Au même moment sortait le film de Bertrand Tavernier, « Histoires de vies brisées », qui relate la grève de la faim de dix étrangers victimes de la double peine. Les soirées de projection font salle comble depuis des mois. Le cas de Bouda, jeune danseur de hip-hop tuni­sien, sous la menace d’une expul­sion, mobilisait plusieurs artistes, dont les cinéastes Jean-Jacques Beineix et Jean-Pierre Thorn, la chorégraphe Maguy Marin et le « hip-hopeur » Sidney.

Quelques voix se sont aussi éle­vées au sein du PS, puis dans l’équi­pe de campagne de M. Jospin, pour faire valoir que le candidat ris­quait de se couper de la « gauche morale », sensible aux sujets liés à l’immigration. Le PS avait compris l’urgence d’évoquer ce thème en inscrivant la suppression de la dou­ble peine dans son programme pour 2002. Après avoir refusé de l’intégrer dans son propre projet, M. Jospin vient de la reprendre « mot pour mot », comme le souli­gne l’un des responsables de la campagne. « C’est la première fois qu’il le dit expressément et s’engage sur la question », s’est félicitée Ade­line Hazan, secrétaire nationale du PS pour les questions de société.

Après la promesse d’instaurer le droit de vote des étrangers non communautaires aux élections municipales, c’est le deuxième engagement de M. Jospin qui rejoint les revendications des asso­ciations. Celles-ci le jugent pour­tant trop timide. « C’est un tout petit pas. Pourquoi limiter la protec­tion contre la double peine à certains ? Il faut supprimer cette peine discriminatoire : c’est la seule qui soit prononcée au regard de l’extranéité du délinquant », estime l’avo­cat Stéphane Maugendre, du Grou­pe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).

Plus critique, Abdelaziz Gharbi, du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), affiche son scepticisme : «Il la rejoue un peu facile. Ça sonne faux. Il est prêt à tout pour être élu ! »«On ne peut que se réjouir que Lionel Jospin découvre au bout de cinq ans que c’est une entra­ve aux droits de l’homme,tempère le pasteur Jean Costil, de la Cimade. Mais il faut qu’il s’engage plus en décrétant, en tant que premier ministre, un moratoire sur toutes les expul­sions déjà prononcées. »

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Lionel Jospin a déçu la gauche associative.

index Sylvia Zappi,  02/04/2002

LE MOMENT serait venu. Après des mois de refus d’endosser une vieille revendication de la gauche, le droit de vote des étrangers aux élections locales, Lionel Jospin s’est laissé convaincre par le PS qu’il y avait urgence à inscrire cette proposition dans son programme présidentiel. A entendre les hiérarques socialistes quelques minutes avant le discours de Lionel Jospin présentant son programme, lundi 18 mars à l’Atelier, son QG de campagne, le candidat socialiste aurait opéré une mini-révolution « après une âpre bataille ».

« Je proposerai le droit de vote des étrangers, régu­lièrement installés sur notre sol depuis cinq ans aux élections locales », expliquait M. Jospin.

L’effort risque de ne pas suffire à amener ceux qu’on a appelés la « gauche morale » à soutenir le candidat socialiste. Cette gauche morale, essen­tiellement constituée de responsables associatifs, d’artistes, de jeunes cinéastes de la nouvelle vague, s’était mobilisée en 1996 contre la loi Debré, en signant massivement l’ « Appel à la désobéissance civile », se retrouvant aux côtés des sans-papiers occupant l’église Saint- Bernard. Les mêmes avaient interpellé les partis de la gauche plurielle dans un appel « Nous sommes la gauche » avant de contribuer largement à sa victoire lors des législatives de juin 1997. Cinq ans plus tard, la plupart des personnalités qui avaient soutenu les sans-papiers boudent le comité de soutien de Lionel Jospin. Les cinéastes de la nou­velle vague en sont même remarquablement absents.

LES SANS-PAPIERS

« Déception » et « désillusion ». Les deux mots  résument l’état d’esprit de cette gauche associa­tive investie sur les questions d’immigration. Les uns assument ouvertement un vote radical au premier tour ou une abstention. Les autres disent ne pas savoir et franchement hésiter. « Je me sens tout à fait volé », dit l’anthropologue Emmanuel Terray. « Ça ne passe plus », confirme Stéphane Maugendre, vice-président du Groupe d’informa­tion et de soutien aux immigrés (Gisti). « Ce gou­vernement n’a pas fait pire que les autres mais n’a pas changé de cap dans le traitement policier de l’immigration. Au fond, les socialistes sont passés à côté du débat politique permettant d’insuffler une autre logique», résume Michel Tubiana, prési­dent de la Ligue des droits de l’homme. Pour ces militants, les renoncements et les silences du gou­vernement comme du PS – ou ce qu’ils perçoi­vent comme tels ont creusé le fossé qui sépare désormais la gauche morale de la gauche au pouvoir

Deux grandes questions ont marqué à leurs yeux les reculs de la gauche. La première fut les sans-papiers. Si le candidat Jospin ne s’était jamais engagé a régulariser tous les sans-papiers comme le réclamaient les associations, il s’était prononcé trop rapidement ? pour I’abroga­tion des lois Pasqua Debré » lors d’un meeting des Jeunes socialistes au Zénith le 15 mai 1997. Plus tard, il parlera d’ « une solution juste et humaine » pour ces clandestins. « On s est dit que peut être on allait arriver a quelque chose. Même si le gouvernement n’allait pas régulariser tous les sans papiers, il allait faire un gros effort en reprenant les critères mis en avant par tous les collectifs », se souvient Stéphane Maugendre. Puis vint le temps de la régularisation et du vote de la loi Chevène­ment, en mai 1998, qui marqua le début de la cas­sure avec les associations. La loi Chevènement a assoupli certains critères mais a maintenu le cadre général de la loi Pasqua.

L’incompréhension est alors totale. Pour le gouvernement et le PS, pas de doute.: la régulari­sation de près de 85 000 étrangers en situation irrégulière et l’application de la loi Chevènement ont apaisé les polémiques. Les associations par­lent, elles, d’une « usine à gaz ingérable » et d’une « nouvelle fabrique de sans-papiers ». Des chiffres sont brandis  près de 70 000 sans-papiers vivent dans la clandestinité. Pire, en rechignant à appli­quer les textes, les préfectures en créeraient  chaque jour de nouveaux,  » Il n’y a pas eu de volonté politique de faire appliquer la loi « . constate Gérard Tcholakian du Syndicat des avocats de France (SAF). Les fonctionnaires des préfectures, pour la plupart en poste depuis des années, ont été formés dans une logique de suspicion et de fermeture: les quelques ouvertures contenues dans la loi, comme la disposition qui reconnaît un droit au séjour après dix ans de présence  ne sont que très peu appliquée», selon les pointages des associations le stock des sans papiers est donc reconstitué. Pour Lionel Jospin, comme il l’avait vertement rappelé à Dommique Voynet en 1998; le dossier est classé.

LA DOUBLE PEINE

C’est ensuite la double peine qui prend le relais des déceptions. Histoires de vies brisées, le film de Bertrand Tavemier, ancien signataire contre la loi Debré, est venu remobiliser les soutiens de la gauche associative. Un peu partout en France, les soirées de projection font salle comble depuis des mois. Avec ces simples témoignage d’étrangers durablement installés et menacés d’une expulsion à la suite d’une condamnation pénale le réa­lisateur montre comment des dizaines de milliers de familles sont percutées par ce bannissement. Quelque dix-sept mille peines complémentaires d’interdiction du territoire français (ITF) sont pro­noncées chaque année par les tribunaux.

Pourtant, en 1998, le cabinet d’Elisabeth Guigou, alors garde des sceaux, avait réuni les asso­ciations et les syndicats pour tenter de trouver une solution au dossier. La magistrate Christine Chanet, mandatée par la ministre, avait préconiser « l’interdiction absolue » des interdictions du territoire à rencontre des étrangers ayant vécu et ayant été scolarisés en France depuis au moins l’âge de six ans. Un an plus tard, c’est dans le même esprit que la ministre envoyait une circulaire aux parquets. Le texte est resté lettre morte : selon le SAF les parquets continuent à requérir autant d’ITF contre les étrangers qu’auparavant. Quant à la réforme législative, pour supprimer ta double peine, le Parti Socialiste l’a bien inscrite dans son programme, mais le candidat Jospin ne l’a pas reprise dans ses proposi­tions.  « Il suffirait d’un peu de courage politique », admet Malek Boutih de SOS Racisme. « Les uns après les autres les responsables du PS m’appellent pour me dire qu’ils sont contre la double peine et qu’ils vont en parler à Lionel » remarque Bertrand Tavernier.

Reste la revendication du droit de vote. Paradoxalement, sa reprise aujourd’hui par le candidat socialiste inspire plus de méfiance que d’espoir. Voila vingt ans que la gauche le promet, rappellent en choeur les associations. A leurs yeux le gouvernement a eu tout le loisir  de faire voter Ia proposition de loi des Verts : mais en refusant de l’inscrire à l’ordre du jour du Sénat, Lionel Jospin n’a pas voulu endosser une telle réforme. « Pour les socialistes, ce n’est jamais le moment. Et ses avancées sont toujours timides et très calculées » remarque Nabil Azouz du collectif Un(e) résident(e), une voix. Adeline Azan, Secrétaire nationale aux questions de société, reconnait que sur cette question, « ça achoppe ». Du coup. Jean-Christophe Cambadélis a fixé, pour le PS, rendez-vous avec la gauche associative. Comme il l’avait fait en 1997. Mais avec des partenaires qui, cette fois, ne veulent plus s’en laisser conter.

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Le rap soutient Bouda, danseur et «double-peine».

   Charlotte Rotman

 A Paris, le maire vert du IIe accueille sa conférence de presse.

Un «double-peine» à l’Hôtel de Ville, le symbole était fort. Un peu trop fort. La Mairie de Paris a annulé une conférence de presse sur le cas d’un Tunisien menacé d’expulsion qui devait se tenir, ce mercredi, à l’auditorium de l’Hôtel de Ville. A l’initiative des Verts de Paris, Bouda, une figure du milieu hip hop, devait y présenter son histoire au public. Bertrand Delanoë a préféré que le débat se tienne ailleurs. Bouda et ses soutiens du mouvement hip hop seront finalement accueillis aujourd’hui par le maire (Vert) du IIe arrondissement.

L’émission de Sidney. Bouda est un enfant du hip hop. Né il y a trente ans en Tunisie, sous le nom d’Ahmed M’Hemdi, il arrive bébé en France, avec ses cinq frères et soeurs pour rejoindre son père, installé en France depuis 1956. Il grandit à Dugny, en Seine-Saint-Denis. Comme il «n’aime pas l’école, mais kiffe la danse», il s’entraîne jusqu’à dix heures par jour. Adolescent, il passe régulièrement à l’émission de Sidney H.I.P. H.O.P., qui fait découvrir le break au grand public dans les années 80.

Mais l’émission s’interrompt et l’argent qui va avec ne rentre plus. Bouda fume des joints, vend du cannabis. En 1990, il est condamné à vingt mois de prison ferme pour trafic de stupéfiant. Incarcéré à Fleury-Mérogis, il continue à danser. Il sort au bout de quinze mois. Il tient «sans came» quelques mois. Pas longtemps. En 1993, il fume du crack : «Je devenais fou à cause des cailloux. Je vendais pour acheter.» Et, en 1995, il est à nouveau condamné : quatre ans d’emprisonnement et cinq ans d’interdiction du territoire français.

A sa sortie de prison, le 13 janvier 1997, il est expulsé vers la Tunisie. Il craque au bout de neuf mois et regagne clandestinement la France. Il se cache, «hiberne». Et retrouve la danse. Participe à des concerts, notamment avec le groupe phare français NTM ou le Secteur Ä (Bataclan, Zénith).

Lors d’un show à la mairie de Saint-Denis, le cinéaste Jean-Pierre Thorn repère ce type «agile et rapide». Il espère l’embaucher pour une comédie musicale. Mais voilà : Bouda est sous le coup d’un arrêté ministériel d’expulsion. Impossible de le faire travailler.

Le danseur demande alors une assignation à résidence. Et le milieu du rap fait preuve à son égard d’une solidarité plutôt inhabituelle. «Il y a souvent des rivalités. Mais là, les gens se sont mobilisés», confirme Scalp, de la compagnie Paris City Breakers. Des Rencontres urbaines de La Villette au concours de break-dance au Zénith, le bouche à oreille fonctionne. Pour Kool Shen, cofondateur de NTM avec Joey Starr, aider Bouda est «une affaire personnelle.» Tous les deux ont débuté le break ensemble. Son label IV My People a collecté les signatures de soutien à Bouda et mis son site web au service de sa cause.

L’ancien présentateur Sidney considère Bouda «comme un petit frère». Grâce à sa notoriété, «il véhicule une image positive : il montre qu’on peut faire des bêtises et se rattraper, il a racheté sa conduite», estime-t-il. Sa possible expulsion ressemble d’autant plus à un couperet. «On essaye de se réinsérer, mais on nous met tout le temps des bâtons dans les roues», regrette ainsi Kool Shen.

Travail de grand frère. Sensible à cette mobilisation, le ministre de l’Education, Jack Lang, a lui-même écrit à son homologue de l’Intérieur: «Cher Daniel, mon attention a été appelée sur le cas d’Ahmed M’Hemdi […]. Il est parvenu peu à peu à percer dans le monde artistique et à acquérir une grande notoriété […]. Compte tenu du parcours assez atypique de M. M’Hemdi […], sa situation ne pourrait-elle être réexaminée?», demande-t-il.

Toute la famille de Bouda, excepté une grand-mère, est en France. Ses amis et son avenir aussi, estime-t-il. «De plus, il n’est pas retombé dans la toxicomanie qui constituait un des facteurs de sa délinquance», ajoute son avocat, Stéphane Maugendre. «Il est reconnu et fait un travail social de grand frère dans les quartiers. Tout cela mis bout à bout constitue-t-il vraiment une menace à l’ordre public ?» Pour la Place Beauvau, oui.

«Son expulsion constitue toujours une nécessité impérieuse pour la sécurité publique», explique ainsi le ministère de l’Intérieur, dans un courrier du 26 mars 2001, maintenant l’arrêté d’expulsion vieux de juin 1996.

Aujourd’hui, pour condamner la double peine, Kool Shen, Sidney et d’autres seront au côté de Bouda. Dans le deuxième arrondissement. Pas à la mairie de Paris.

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Bouda, triple peine, veut rester

logo_jdd_fr1 Soazig Quéméner , 20/01/2002

Le danseur hip-hop est menacé d’expulsion

J-M Simoes/JDD
J-M Simoes/JDD

« JE NE SUIS qu’un danseur qui n’a pas ses papiers. » Assis dans un gymnase de Seine-Saint-Denis, Bouda, le hip-hoper, ignore ce qu’il dira d’autre à la conférence de presse organisée par son comité de soutien à l’Hôtel de Ville de Paris mercredi prochain. Peut-être ajoutera¬t-il que « le mec, il a pas grandi eu Tunisie, on le jette là-bas. C’est de l’injustice ». C’est avec ces mots que ce trentenaire désigne la double peine qui l’accable. Bouda, de son vrai nom Ahmed M’Hemdi est un enfant d’immigrés, né à l’étranger, élevé sur le sol hexagonal et condamné deux fois par la justice française.

Une première pour trafic de drogue ; une peine de quatre ans de prison purgée à Fleury-Mérogis. Une seconde parce qu’il est étranger : une interdiction du territoire français de cinq ans. « Son cas est très particulier puisqu’un arrêté ministériel d’expulsion également été pris à son encontre. C’est une triple peine ». précise son avocat Stéphane Maugendre.

Bouda exerce donc son art clandestinement en France depuis 1997. Après un passage en Tunisie où il a été expédié à sa sortie de prison. Le pays de ses parents, mais pas le sien. Il n’y a tenu que neuf mois. « C’était la misère. Je connaissais rien au bled ». Il revient donc à la cité Maurice-Thorez de Dugny (93). Là-bas, il rejoint ses copains de la « old school » du hip-hop dans la compagnie Paris City Breakers. Tous ceux qui, comme lui, ont participé à l’émer­gence de ce mouvement au début dés années 80. « A l’époque, Bouda était une pile électrique. Tout le monde voulait être comme lui. Quand il dansait, il don­nait l’impression d’être en lévitation », décrit D’Okta, le rappeur de la compagnie. Qui poursuit : « Dans la cité, c’est un véritable symbole. » « Un chargeur », ajoute Nordine, lui aussi danseur.

Ses amis organisent sa clandestinité. Encaissant sur leurs comptes bancaires les cachets de Bouda, danseur revenu au plus haut niveau. Lui tendent quelques gros billets pour qu’il puisse sur­vivre. « Le problème, c’est que l’on ne peut pas l’emme­ner à l’étranger. Ça nous casse des dizaines de busi­ness », soupire Nordine.

Bouda ne se cache pas vraiment.

Il squatte chez des copains dans sa ville. Connaît « les commissaires de La Courneuve qui savent que je suis là et qu’il n’y a plus de trouble à l’ordre public ». Mais avoue « une peur au ventre » : « J’en ai marre de gagner des sous clandestine­ment. Il faut que l’on me rende mon numéro de matri­cule.

Caméra au poing, Jean-Pierre Thorn avale tous les propos du breaker. Ce réali­sateur a rencontré Bouda lors d’un casting. « Pour une comédie musicale, j’ai auditionné 250 danseurs hip-hop. J’ai été émer­veillé par la rapidité de ses « pass pass » (figure du hip-hop). Quand on a appris la menace qui pesait sur lui, on a lancé une pétition et recueilli plusieurs milliers de signatures. »

En vain. Le ministère de l’Intérieur refuse d’abroger l’arrêté ministériel d’expul­sion. « Parce que Bouda a été condamné pour trafic de stupéfiants », soupire son avocat. « Si on ne lui offre pas d’autre hypothèse, il va retomber, proteste Jean-Pierre Thorn. Il ne prend plus de came. Il a fait ses conneries à 19 ans. A 30, il a droit de se réinsérer dans la société. » « Il a fait un travail social dans sa cité. Il a montré aux mômes qu’il y avait autre chose à faire. Et on nous dit que c’est une menace pour l’ordre public ? », insiste Stéphane Maugendre. Mercredi, Bouda devrait danser dans les salons de l’Hôtel de Ville. D’Okta a lui prévu un rap. « C’est l’égoïsme des frontières qui veille au séisme de la vie », clamera- t-il.

Justice très limite

Image_3_reasonably_small-du_400x400, 27/11/2001

Contre la double peine, colère des jeunes des cités

Frédéric Sautereau/L’œil public
Frédéric Sautereau/L’œil public

Dans la salle confinée d’un cinéma parisien, tous écoutent le réalisateur Bertrand Tavernier venu présenter son dernier film. Histoires de vies brisées, poignant documentaire, raconte l’histoire de dix grévistes de la faim, victimes de la double peine à Lyon en 1998.

Ambiance studieuse.

Quinze associations ont invité le cinéaste à inaugurer leur campagne contre ta double peine, une pratique du bannissement : l’expulsion qui s’ajoute à la prison pour des délinquants étrangers. Cette pratique aurait touché 17 000 personnes depuis vingt ans en France. Soudain, du fond de la salle gronde une rumeur inat­tendue, vite mise en voix par Azouz, membre du MIB (Mouvement de l’im­migration et des banlieues), tonitruant porte-parole d’une colère gonflée par des années de lutte ignorée. « Le droit des étrangers est issu dune lecture policière et néo­coloniale du fait migratoire. Le combat contre la double peine est une cause politique et non pas une affaire humanitaire. ”

Silence gêné. Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’Homme, se lève, visiblement exaspéré par cette prise de parole intempestive. Y aurait-t-il plusieurs luttes contre la double peine ? Impertur­bable, Azouz poursuit, raide et sec. S’emporte et fait gémir son micro tant il martèle fort.

Laid, Algérien de 23 ans qui vit à Sarcelles depuis l’âge de 5 ans, tout juste sorti de la prison de la Santé, est à cet instant précis sur le point de se faire expulser vers son pays d’origine. Trois jours que le MIB ma­nifeste en vain. Le nom de Laid résonne dans la salle, suivi de ceux d’Abdelkrim des Mureaux, de Malik de Fontenay-sous-Bois, de Mohamed de Neuilly-sur-Marne. Soudain, la cam­pagne militante contre la double peine prend un autre visage, et devient le portrait à vif d’une jeunesse des cités meurtrie par l’in­capacité de l’État français à s’adresser à elle. « Depuis trois, quatre ans, on assiste à un rajeunissement des personnes touchées par la double peine. ” Le lende­main, depuis la permanence d’une association munici­pale à Sarcelles, Saadia Sahali, du MIB, s’inquiète. « A Sarcelles, ils sont de plus en plus jeunes, entre 20 et 25 ans, pour beaucoup de nouveaux cas, poursuit-elle. Ce rajeu­nissement des « double peine » est lié au rajeunissement de la délinquance, elle-même liée à des phénomènes de déscolari­sation, de problèmes fami­liaux, au taux de chômage des jeunes d ‘origine maghré­bine. .. En France, aujourd’hui, 200 000 mineurs sont engagés dans une procédure judiciaire. Résultat : pour des gamins de 18 ans condamnés à une première peine de deux, trois ans, c’est d’office l’expul­sion à la fin de leur incarcé­ration. ”

Un avis partagé par Sté­phane Maugendre, avocat et membre du Gisti (Groupe d’information et.de soutien des immigrés) et auteur il y a quelques années du pre­mier article de droit consacré à l’interdiction du terri­toire fiançais (ITF) « Depuis 1994 et le nouveau code pénal, l’interdiction du territoire français concerne plus de 270 délits ».

Bouda : la vie de fantôme

images Elsa Vigoureux, 22/11/2001

Élevé en France mais de nationalité tunisienne, le jeune homme, condamné pour trafic de stupéfiants, n’a plus le droit de vivre sur le territoire français

Jean-Michel Delage
Jean-Michel Delage

Il n’est plus personne. Sa vie est devenue un silence où Bouda, l’artiste, le danseur de hip-hop reconnu, noie toute cette colère qui lui brûle l’intérieur, et ces larmes sèches qui remontent de son ventre vers son cœur. Ahmed M’Hemdi de son vrai nom est enfermé à double tour dans un épais silence. Pour des erreurs de jeunesse, Ahmed M’Hemdi paie au-delà de la prison. Il est condamné à n’être plus rien, à vivre dans la clandestinité. La justice lui a réservé un traitement d’étranger, elle l’a interdit du territoire français.

Parce qu’à 17 ans Bouda traînait dans son quartier, la cité Maurice-Thorez à Dugny, en Seine-Saint-Denis. Petit fumeur de joints, juste le soir au début « Et puis tu rentres dans le cercle vicieux de la défonce. » En dépannant un pote d’un morceau, en vendant par-ci par-là. Voilà, Bouda avait trouvé une source de revenus facile, de l’argent qui rentrait vite et en quantité satisfaisante. Et un jour de juin 1991 la police le cueille dans l’appartement d’une copine où Bouda stockait le shit. Serré, embarqué. Jugé : trois ans de prison dont deux ferme. Le jeune homme atterrit à Fleury-Mérogis, dans le quartier des jeunes délinquants, « là où les matons vous dressent ». Quand il sort, dix-huit mois plus tard, Bouda s’accroche à la légalité, remonte la pente ai devenant coursier puis en nettoyant les avions au Bourget. 6 000 francs par mois, c’était ce que peut gagner n’importe quel dealer en une matinée. En 1993, il reprend ses activités illicites.

Il vend du shit et de la cocaïne. Un semblant de belle vie, « parce que j’avais de la merde dans les yeux. C’est du vide, en fait» l’argent sale, ça brule les doigts, c’est tout ce que ça fait ». Bouda vit la nuit, grille ses billets dans des restaus, des boîtes. « Ça s’appelle péter plus haut que son cul… Au bout, y a un cercueil qui t’attend »

En décembre 1993, la police remet la main sur Bouda et trouve 5 grammes de cocaïne dans ses poches. Cette fois, il est condamne à quatre ans de prison ferme, plus deux ans pour une affaire de vol qu’il n’avait pas commis mais qu’il endosse afin de protéger le véritable auteur des faits. Et surtout le juge lui notifie une interdiction du territoire français (ITF) pendant cinq ans, à titre complémentaire. C’est la double peine. Ça ne suffit pas, il en faut une troisième.

En plus de cette décision judiciaire, le ministère de l’Intérieur assène la punition administrative : un arrêté ministériel d’expulsion (AME) est pris à l’encontre du jeune homme, considéré comme dangereux pour la société. Le jour de sa libération, des gendarmes le conduisent donc directement à l’aéroport Bouda s’envole pour la Tunisie, pays de ses parents, qu’il n’a jamais connu puisqu’il est arrivé en France à l’âge de 4 mois. Il débarque, hagard, ne parle même pas l’arabe. Pendant neuf mois, j’ai vécu la galère, découvert la misère, erré. Sa mère fait régulièrement le voyage en avion, apporte de l’argent, des vêtements à son fils coupé de la famille. J’avais payé mes conneries, mais ça ne suffisait pas. La double peine, c’est ça: être jeté comme un vulgaire déchet. Et la vérité, c’est que c’est une peine, plus une autre, plus toutes celles que vous infligez à vos proches. Un bannissement »

Avant que sa carte de résident français n’expire, Bouda prend le bateau, le 21 septembre 1997. Il n’en peut plus, il rentre chez lui, là où il a grandi, là où il a été à l’école. En France. Sa vie de fantôme commence. Il se cache chez une amie à Dugny. Et se réveille tous les matins « la peur au ventre ». Plus de papiers, pas de numéro de Sécurité sociale, rien. Juste le nom de son frère pour mieux mentir, au cas où il serait soumis à un contrôle d’identité. Et la honte de cette étiquette de délinquant qui colle à sa véritable identité. Il répète : « Je m’en veux, je m’en veux… Mais je ne peux pas revenir en arrière. » Alors il se punit. C’est sa quatrième peine à lui : interdit de penser à demain, de croire à l’amour, au projet d’être père un jour. « Je ne suis personne, je n’ai pas accès a ce genre d’idées. Je me contente de survivre. » Aujourd’hui il a 30 ans. Ses parents sont français, comme trois de leurs cinq enfants. Bouda n’est rien pour la société. Juste un enfant de Dugny qui a commencé à danser avec les collectifs mythiques du mouvement hip-hop, les Paris City Breakers et Aktuel Force. Et qu’on a même vu dans la célèbre émission « H. I. P H. Q. P » de Sidney sur TF1. Il répète actuellement un spectacle à La Courneuve, mais a refusé le premier rôle pour un long-métrage…parce qu’il n’a pas de papiers.

En octobre 2000, Me Stéphane Maugendre et Marie Mathiaud (avocats) ont déposé une demande d’assignation à résidence en préalable à l’abrogation de l’AME. Le ministère refusée : « En raison de la gravité des faits que M. M’Hemdi a commis et de son retour sur le territoire français où il se maintient en situation irrégulière depuis 1997, son expulsion constitue toujours actuellement une nécessité impérieuse pour la sécurité publique ». Ses avocats ont contesté cette décision devant le tribunal administratif. La procédure est toujours en cours. Et Bouda purge sa peine de vie.

Des associations partent en campagne contre la double peine

index Sylvia Zappi

Chaque année, l’expulsion s’ajoute à la prison pour des milliers de délinquants étrangers dont toutes les attaches familiales sont en France. Une quinzaine d’organisations réclament la fin de tels « bannissements » au moment où sort le film de Bertrand Tavernier,  « Histoires de vies brisées ».

ILS S’APPELLENT Laïd, Abdelkrim, Malik ou Mohamed, habitent Sarcelles, Les Mureaux, Fontenay-sous-Bois ou Neuilly-sur-Marne. Tous, anciens détenus étrangers ayant purgé leur peine de prison, sont aujourd’hui menacés d’une seconde peine, l’expulsion. Une « double peine » contre laquelle le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) ne cesse d’organiser des manifestations. Souvent dans l’indifférence générale.

Pour briser ce silence, une quinzaine d’associations de défense des étrangers, d’organisations caritatives et de syndicats lancent, mardi 20 novembre, une campagne nationale. Intitulé « Une peine, point barre », ce mouvement, à l’initiative de la Cimade, démarre le jour de la sortie du film de Bertrand Tavernier, Histoires de vies brisées, qui retrace l’histoire des dix grévistes de la faim victimes de la double peine, à Lyon en avril 1998. L’objectif est de tenter de reproduire le mouvement de solidarité qui s’était manifesté en mai 1997 après l’appel des cinéastes en faveur des sans-papiers.

Chaque année, plusieurs milliers de personnes, de nationalité étrangère mais dont l’essentiel de la vie est en France, sont contraintes de quitter le territoire français pour rejoindre leur pays d’origine. Selon une étude de Jean Saglio, directeur de recherches en sociologie au CNRS, ce sont majoritairement des hommes d’âge mûr, originaires d’un pays du Maghreb (à 75 %), qui ont passé la plus grande partie de leur vie en France. Ces « bannis » sont mariés ou vivent en concubinage (68 %) et ont très souvent des enfants (62 %). En 2000, 6 405 doubles peines ont ainsi été pronon­cées et 2 638 exécutées. Les person­nes effectivement expulsées seraient au nombre de 17 000 depuis vingt ans, selon Michael Faure ( Voyage au pays de la double peine, éditions L’esprit frappeur).

L’interdiction du territoire fran­çais (ITF), peine complémentaire à la prison, prononcée par les juges à l’encontre des étrangers, s’est bana­lisée, aboutissant, en 2000, à l’éloi­gnement forcé de 2 212 personnes. Plus de 200 crimes ou délits peu­vent être sanctionnés par une ITF, selon le code pénal. « Les juges en ont fait un usage immodéré. Qu ‘ils aient en face d’eux de simples délin­quants, des petits trafiquants ou des étrangers en situation irrégulière, ils appliquent quasi systématiquement l’ITF», dénonce Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme. S’ajoutent aux ITF judi­ciaires les décisions d’expulsion pri­ses par arrêté du ministre de l’inté­rieur : 426 personnes ont ainsi été expulsées en 2000 par mesure d’«ordre public», principalement des auteurs de délits liés au trafic de stupéfiants.

Depuis plus de vingt ans, les asso­ciations réclament la fin de l’éloi­gnement forcé des jeunes délin­quants étrangers. Des grèves de la faim sont venues régulièrement rappeler les drames Individuels et familiaux que constituent ces ban­nissements. La France a été condamnée plusieurs fois par la Cour européenne des droits de l’homme pour non-respect dé la « vie privée et familiale ». En novembre 1998, dans un rapport remis à Elisabeth Guigou, alors ministre de la justice, la magistrate Christine Chanet avait préconisé « l’interdiction abso­lue » des TF à l’encontre des étran­gers ayant vécu et ayant été scolari­sés en France depuis au moins l’âge de six ans. Un an plus tard, la garde des sceaux avait adressé une circulaire aux parquets, leur deman­dant de mieux prendre en compte « l’intégration personnelle et fami­liale » des personnes avant de pro­noncer une ITF. Le conseil ministé­riel semble être resté lettre morte.

Le nombre de peines complé­mentaires prononcées serait même en hausse depuis les attentats du 11 septembre, selon certains avo­cats. «L’accélération est très nette. Le recours était déjà bien ancré mais ça s’est durci », témoigne Domini­que Noguères, avocate à Paris, jus­qu’alors, de nombreuses décisions n’étaient pas appliquées (59 % de non-exécutions en 2000) : les auto­rités toléraient la présence de ces étrangers tant qu’ils ne commet­taient pas de nouvelle infraction. «On a décidé d’exécuter les interdic­tions du territoire qui dormaient », prétend Me Irène Terrel. Au ministè­re de l’intérieur, on dément : « fl n y a pas de différence notable avec l’année dernière », assure-t-on au cabinet de Daniel Vaillant.

« RIEN NE BOUGE »

Dénonçant le fait que « rien ne bouge », les associations ont déci­dé d’organiser une campagne de longue haleine afin de rouvrir le débat. Dans une plate-forme com­mune, elles réclament une série de mesures urgentes. Tout d’abord, la « suspension de toutes les mesures d’éloignement » prises à l’encontre des catégories protégées. Selon l’article 25 de la loi sur l’immigra­tion, sont inexpulsables les person­nes entrées en France avant l’âge de dix ans, ou qui y résidaient depuis plus quinze ans, les conjoints de Français ou parents d’enfants français. Mais le juge peut passer outre en motivant sa décision. Les associations récla­ment une «protection absolue» pour ces étrangers.

Les expulsions doivent devenir « exceptionnelles », demande aussi le collectif, jusqu’à présent, le ministère de l’intérieur pouvait invoquer la menace à l’ordre public pour expulser tout étranger condamné; l’avis de la commis­sion des expulsions n’était que consultatif. La plate-forme exige, que les décisions soient réellement motivées et que l’avis de la commission lie le ministère de l’intérieur.

Enfin, elle réclame un débat par­lementaire devant « déboucher sur la suppression de la peine d’interdic­tion du territoire français » du code pénal. « Il faut que te juge judiciaire cesse d’avoir ce pouvoir exorbitant de décider la mort civile et le bannis­sement», estime Stéphane Maugendre (avocat), secrétaire général du Grou­pe d’information de soutien aux immigrés (Gisti).

Les associations ont prévu un véritable « plan de guerre » : débats autour du film de Bertrand Tavernier, tracts, affiches. Le 1“ décembre, un appel d’associations ainsi qu’une pétition nationa­le à l’initiative de personnalités! seront publiés. Les parlementaires et candidats aux élections seront sommés de prendre position. Enfin, à l’automne, lors de la ren­trée parlementaire, les associa­tions organiseront un grand rassemblement pour réclamer la fin du bannissement.

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Bannir la double peine

default 04/06/1998

Lorsqu’il est question de « double peine », les gouvernements passent mais l’attitude reste la même : on ne légifère que dans l’urgence. En avril 1981, pendant la campagne présidentielle et près de Lyon déjà, le père Christian Delorme, le Pasteur Jean Costil et Hamis Boukrouma, lui-même victime, avaient suivi un jeûne de vingt- neuf jours. «L’expulsion de délinquants étran­gers a toujours été prévue dans la loi. Que l’on reconduise un trafiquant de drogue colombien qui serait venu passer quelques mois en France est légitime, reconnaît Christian Delorme, aujour­d’hui membre du Haut Conseil à l’Intégration. Ce qui est en cause, dest lorsque l’on considère que des gens qui ont toute leur vie en France sont des étrangers comme les autres alors qu’ils sont, en quelque sorte, des étrangers compa­triotes».

La spirale répressive en matière de double peine remonte à la fin des années 70, sous le gouvernement de Raymond Barre : la question de l’immigration irrégulière n’est pas encore posée comme un « problème » mais les reconduites à la frontières sont déjà massives et concer­nent alors presque exclusivement les délin­quants étrangers. L’une des dix premières mesures du gouvernement Mauroy marque l’arrêt des expulsions de jeunes de la deuxiè­me génération. Un répit éphémère. La loi Pasqua de 1986 remet en place une logique répressive. La loi Sapin du 31 décembre 1995 ouvre une période plus heureuse. Les catégo­ries protégées d’étrangers non expulsables sont élargies à ceux qui résident habituelle­ment en France depuis l’âge de 10 ans, depuis quinze années, aux parents d’enfants français, aux étrangers mariés avec un Français. Mais la deuxième loi Pasqua, en 1993, permet de contourner cette protection, bafouant la Convention européenne des droits de l’hom­me qui protège le droit de vivre en famille, en autorisant « une expulsion en urgence abso­lue pour atteinte à la sûreté de l’Etat ». Cette notion juridique, aux contours flous, a été maintenue dans la loi Chevènement

« Le nouveau code pénal cautionné par Robert Badinter a aussi élargi en 1994 à plus de deux cents délits les cas où l’on peut recourir à l’inter­diction de territoire français, souligne Maître Stéphane Maugendre (avocat). Ces peines dites complémentaires ont toujours été présentées comme des procédures d’exception. Dans la réalité, elles concernent beaucoup trop de monde ». Sept cents dossiers urgents selon Christian Delorme, près de vingt-mille non résolus selon l’associa­tion Jeunes arabes de Lyon et banlieue (Jalb) qui accueillait dans ses locaux les grévistes. Car entre les arrêtés ministériels d’expulsion (déci­sion administrative) et les interdictions du ter­ritoire national (décision judiciaire), une « double- peine » demeure souvent un fardeau que l’on peut traîner toute sa vie. Les recours sont longs et non suspensifs. L’assignation à résidence que l’administration accorde parfois pour éviter une expulsion, c’est-à-dire l’obligation de demeurer dans le département de son domicile souvent sans avoir le droit de travailler, peut s’éterniser. « La  plupart des expulsés revien­nent en France, leur véri­table pays, et vivent ensui­te dans la clandestinité », déplore Djida Tazdaït, pré­sidente des Jalb et ancienne député européenne. La  double peine est un appel d’air à tous les mondes parallèles. Elle dégrade la situation des banlieues et obscurcit leur ave­nir. Elizabeth Cuigou vient de promettre une com­mission interministérielle et va envoyer une cir­culaire au Parquet pour qu’ils tiennent vérita­blement compte des attaches familiales. Mais il faut maintenir la pression ».

Dans les locaux parisiens du Comité contre la double peine, créé il y a 18 ans, on n’at­tend plus grand-chose des tables rondes avec les ministères. Mariée à un « double-peine », Fatia Damiche a appris à se battre et à connaître le droit pour aider tous ceux que la justice et l’administration rejettent * En aucu­ne manière on ne légitime l’acte délictueux, je suis mère et grand-mère, souligne-t-elle. Mais les pouvoirs publics devront comprendre que la délinquance des « double-peine » est made in France, apprise ici à l’école de la rue et de la misère ». Sur son bureau, elle montre les lettres de détenus qui craignent une reconduite à la frontière. « La prison, est une horreur, explique-t-elle. Mais au moins, à travers les barreaux, on peut toucher et embrasser l’être qui vous est cher. Tout vaut mieux que le bannissement.

Avocat