, Stéphane Maugendre, Mouvements, 2004/5 no35,
Est-il politiquement correct d’analyser un acte manqué politique commis par le monde associatif ? De toute évidence une réponse positive s’impose, notamment lorsque cet acte manqué participe à la construction d’une croyance ou d’une certitude populaire, à savoir que la double peine a été abolie. D’autant plus, lorsqu’au cours d’une émission télé, un ancien ministre de « gauche », prétendu abolitionniste de cette double peine, affirme sa satisfaction de ce que la droite l’ait abolie, ou, lorsque dans les colonnes d’un quotidien du soir, un très sérieux journaliste politique cite l’abolition de cette peine, afin d’illustrer le dépassement à gauche du PS par la droite parlementaire. Et plus encore, lorsque l’on croise dans le milieu judiciaire, militant ou humanitaire, des personnes qui estiment ce combat, d’arrière garde. Cet acte manqué se fonde d’abord sur l’ignorance quasi-générale de la consistance de cette peine, qu’il faut définir. Mais cet acte manqué bien préparé, politiquement instrumentalisé par la suite, ne doit pas faire oublier que la lutte pour l’abolition de cette peine doit continuer.
La double peine, c’est d’abord un slogan politique qui correspond à plusieurs réalités juridiques matinées de réalité sociologique.
Juridiquement, c’est être banni du territoire français, en plus et après avoir exécuté une peine d’emprisonnement à laquelle on a été condamné. Cette relégation n’est applicable qu’à la seule raison de l’extranéité du condamné.
Pratiquement, les lois de la république prévoient deux formes de double peine.
On la nomme « expulsion » lorsqu’elle est administrative. Elle est alors arrêtée par le ministère de l’Intérieur sans débat préalable et contradictoire, toujours au mépris de la situation personnelle ou familiale de l’individu, jamais au regard de véritables preuves de risque pour la sécurité publique et toujours sur le seul fondement d’une condamnation pénale. Historiquement, l’Arrêté ministériel d’expulsion (AME) a toujours existé, il ressort du pouvoir régalien de l’État qui doit pouvoir se protéger ou prémunir la France des risques avérés de troubles particulièrement graves à l’ordre public. L’arrêté ministériel d’expulsion est donc préventif. Le présent propos n’est pas de remettre en cause ce pouvoir notamment lorsqu’il a un but préventif, toutefois, au fil des dernières années, un nombre croissant d’arrêtés ont été prononcés sur le seul fondement de la condamnation pénale de l’étranger.
La seconde est l’Interdiction du territoire français (ITF) que le juge pénal peut infliger, à titre de peine complémentaire d’une peine de prison, au mépris du principe d’égalité dans le traitement pénal de la délinquance. En effet, l’ITF est la seule peine du code pénal fondée sur l’extranéité d’une personne déclarée coupable. L’interdiction du territoire a été créée par le législateur pour rétablir l’égalité entre Français et étrangers devant la loi pénale. En effet, seuls les Français pouvaient se voir condamnés en plus d’une peine d’emprisonnement à une interdiction de droits civiques, civils et familiaux, les étrangers n’ayant ou n’étant pas titulaires de ces droits. Ce rééquilibrage se transforme un siècle plus tard en un dérapage. Les étrangers ont acquis quasiment tous les droits civiques, civils et familiaux et pourraient donc s’en voir interdire. Le nombre d’infractions pour lesquelles ITF peut être prononcée a considérablement augmenté puisqu’à ce jour on en compte environ 270 dans le code pénal et c’est l’une des peines les plus prononcées par les tribunaux correctionnels (10 000 à 17 000 par an).
- Un acte manqué bien préparé
C’est dans ce contexte qu’à l’initiative de la CIMADE naît, en septembre 2001, la campagne contre la double peine « une peine . / » [une peine point barre]. Il n’a pas été facile de réunir autour d’une même plateforme (1) plus d’une centaine d’associations nationales et régionales (à noter l’absence de S.O.S. Racisme), mais il était également indispensable que cette campagne obtienne le soutien de l’ensemble du monde associatif. Certaines organisations cherchaient à obtenir une protection contre la double peine pour des catégories limitées d’étrangers (conjoints de Français, parents d’enfant français…) ou privilégiaient le cas par cas.
D’autres insistaient pour que le juge judiciaire n’ait plus le pouvoir de prononcer une quelconque ITF et que l’expulsion administrative ne puisse être prononcée que dans des cas exceptionnels.
Le consensus fut trouvé. Les buts de cette campagne consistaient d’une part, à faire connaître et à expliquer la double peine et, d’autre part, à convaincre la gauche, et notamment le PS, avant les élections du 21 avril, de la nécessité d’une réforme, persuadés que nous étions qu’elle serait victorieuse. Tout se passait comme prévu, sauf les élections. Au lendemain de celles-ci les associations ayant participé à la campagne choisissaient, malgré tout, de reprendre le lobbying, mais dirigé davantage, cette fois-ci, vers la droite parlementaire (2).
- Une campagne et une double peine instrumentalisées
Octobre 2002 : Sarkozy annonce la mise en place d’une commission de réflexion sur la double peine (dite commission Mignon) qui, après auditions, rendrait un rapport afin de préparer un projet de réforme. Notons que cette commission a choisi, sans explication du ministère, les organisations et les personnalités à auditionner et a décidé d’écarter la LDH. Les organisations ne réagiront pas mais surtout leurs représentants (dont je faisais partie) répondront présents à chaque convocation de dernière minute de cette commission, sans recul politique, un peu le doigt sur la couture du pantalon ne voulant pas que quelque chose puisse leur échapper. Rétrospectivement, je pense que nous sommes allés « à la soupe ».
Sarkozy mettait en scène son courage à réformer la double peine face à sa majorité hostile (et à une gauche qui n’avait rien fait) et affirmait que nous ne devions pas être « extrémistes » au risque de voir cette réforme échouer. Le rapport de la dite commission était rendu et les animateurs de la campagne étaient conviés, toujours dans l’urgence, pour en prendre connaissance, injonction leur étant faite de faire des observations sans communication préalable.
Polis nous fûmes, et nous avons décidé que seul le représentant de la campagne se rendrait au ministère de l’Intérieur pour recevoir ce rapport mais que les organisations de la campagne attendraient dans un bistro proche de la place Beauvau pour prendre connaissance de celui-ci. En effet, il était hors de question de réagir à ce rapport sans une étude sérieuse. Quelques jours plus tard, encore une fois, le ministère convoquait en urgence les associations de la campagne pour qu’elles puissent faire leurs observations.
L’objectif était évident : prendre de vitesse les plus radicaux, charmer les autres pour qu’ils accompagnent le projet de loi, tout était organisé pour annoncer l’abolition de la double peine, sans véritable opposition immédiate. Complètement relayée par des médias ne se donnant pas la peine de vérifier (mis à part quelques rares d’entre eux), ou vérifiant partiellement, sans recul politique ou pratique juridique, relayée également par certaines associations ou syndicats (parfois membres de la campagne contre la double peine), cette annonce devenait réalité pour tous, y compris pour les étrangers frappés par la double peine, avant même que la loi ne soit adoptée.
Or, il y avait là matière à développer nos revendications et à pousser les politiques, nos élus, à relayer la plate-forme de la campagne.
En effet, les propositions de la mission Mignon, reprises en très grande partie par le projet de loi, écartaient toute idée d’abrogation de l’ITF aux motifs d’une part, que l’on ne peut « soutenir que la peine complémentaire d’interdiction du territoire français est la seule peine discriminatoire du droit français en ce qu’elle touche uniquement les étrangers et ne vise pas les Français » et d’autre part que « la peine d’ITF n’est pas contraire au principe d’égalité: même lorsqu’ils ont des attaches importantes avec le territoire français, les étrangers ne sont pas juridiquement dans la même situation que les Français. La nationalité les en sépare irrésistiblement et cette distinction est de nature à fonder en droit l’existence d’une peine spécifique qui ne s’applique qu’aux étrangers ».
Concernant l’arrêté ministériel d’expulsion, rien de véritablement concret n’était prévu, pas de caractère exceptionnel de l’expulsion, pas de débat contradictoire préalable, pas de recours suspensif… Seul était proposé de créer des catégories d’étrangers protégés de la double peine.
Dès lors, certaines organisations de la campagne (comme la Ligue des droits de l’homme ou le GISTI) dénonçaient la fausseté de l’annonce sarkozienne. À leurs yeux, le projet de loi impose tellement de restrictions et de conditions que le principe annoncé d’inexpulsabilité des catégories protégées deviendrait exception.
Le projet laissait entier le problème de la double peine et replongerait ainsi dans la clandestinité des milliers de personnes qui ont toute leur vie privée ou familiale en France. Ces associations accusaient le ministère de l’Intérieur de ne s’attaquer que très superficiellement à la double peine, afin de se débarrasser de certains dossiers qui encombraient les bureaux de la rue des Saussaies et pour lesquels l’éloignement des personnes était pratiquement et réellement impossible. Elles ont donc refusé de soutenir une réforme cosmétique de la double peine dans le cadre générale de la réforme de l’immigration, l’une des plus répressives en matière de droit des étrangers depuis 1945 (4).
D’autres, sous prétexte que cette réforme venait de la droite, affirmaient qu’il fallait en accepter l’augure, clamer haut et fort qu’une brèche était percée et participer au travail législatif par la rédaction d’amendements pour certains députés sur la base du projet de loi du ministère de l’Intérieur. Si cette réforme pouvait sauver quelques centaines d’étrangers touchés par la double peine, il fallait la soutenir. Un argument non négligeable.
Convaincues que ne pas se placer clairement en opposition à cette réformette, c’était déjà enterrer la double peine, certaines organisations, dont la LDH et le GISTI, ont quitté discrètement la campagne. Cet abandon se devait discret par respect, d’une part pour le fantastique travail accompli lors de la campagne, et d’autre part pour les partenaires qui restaient. Néanmoins, on peut se poser la question de savoir si cet abandon discret n’était pas aussi une façon de consacrer la victoire du ministère de l’Intérieur.
Par ailleurs, l’instrumentalisation de ceux qui restaient ne s’arrêta pas là puisque cités à de nombreuses reprises durant les débats parle parlementaires, ils servaient de caution humanitaire à la réforme générale de la politique d’immigration particulièrement répressive du gouvernement.
La réussite politique du ministre de l’Intérieur allait jusqu’à obtenir à l’Assemblée nationale un vote à l’unanimité sur les dispositions concernant la double peine. L’abolition de la double peine était consacrée.
En désespoir de cause et parce qu’il était impossible de laisser croire à un tel mensonge, il était organisé, à l’initiative de Jean-Pierre Thorn, un débat autour de la diffusion de son film On n’est pas des marques de vélo, entre ceux qui avaient quitté la campagne et les sénateurs de gauche, afin que ces derniers déposent des amendements reprenant une partie des revendications de la plateforme. Une fois ces amendements rejetés, le débat sur la double peine tombait dans l’oubli.
Le bilan n’est pas brillant. Que l’on ait la satisfaction d’avoir ouvert une brèche et sauvé de la double peine quelques dizaines voire centaines de personnes ou celle de ne pas avoir voulu cautionner une telle loi, il n’en reste pas moins que le monde associatif, partie prenante dans la campagne contre la double peine doit prendre conscience de la responsabilité qu’il a en sollicitant une réforme de cette ampleur.
Ainsi, il n’a, non seulement, pas obtenu l’abolition de la double peine, mais il a participé, directement ou indirectement, à ce que le débat ne soit plus abordé avant de nombreuses années. Il a donc la charge morale de dizaines de milliers de personnes condamnées à la double peine et laissées sur le carreau de l’oubli et de la clandestinité, ainsi que de ceux qui y sont enfoncés par les effets pervers ou couperets de la loi. Déjà, après six mois d’applications de la réforme de la double peine, on peut lire sous la plume de préfets ou de procureurs, concernant des personnes de trente/trente-cinq ans vivant en France depuis l’age de trois ou quatre ans, qu’ils ne justifient pas d’une résidence habituelle depuis l’age de treize ans et que par voie de conséquence, ils ne font pas partie d’une des catégories protégées contre la double peine. De même, on a pu entendre de la bouche d’un président de tribunal correctionnel, « ah ! Monsieur vous n’êtes entré en France qu’à treize ans – vous n’entrez pas dans les catégories protégées et on va vous condamner à une interdiction du territoire français ».
Face à ces échecs prévus ou réalisés, il semble inconcevable de ne pas faire au plus vite un état des lieux (combien de doubles peines ont été prononcées, combien de condamnés entrent ou n’entrent pas dans les catégories protégées, les chiffres de non application de la loi et pourquoi ?). Par ailleurs, un devoir de suite s’impose à la représentation nationale et le législateur, dans le cadre d’un comité de suivi, devra prendre connaissance des conséquences pratiques de la loi qu’il a votée. Enfin, un droit de suite sur la campagne s’impose indéfectiblement aux organisations anciennement membres de la campagne contre la double peine avec les obligations afférentes.
- « La suspension de l’exécution de toutes les mesures d’éloignement prises à l’encontre des catégories protégées et plus précisément leur assignation à résidence avec droit au travail tant pour les personnes condamnées à une peine d’interdiction du territoire français, afin de leur permettre d’obtenir un relèvement de cette mesure devant les tribunaux, que pour les personnes frappées par une mesure d’expulsion dans l’attente de l’abrogation de celle-ci.
La modification de l’article 26 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 de telle sorte que ne puissent être expulsés les étrangers ayant en France leurs attaches personnelles ou familiales.
La modification de l’article 23 de l’ordonnance du 02/11/1945 de façon à rendre l’expulsion exceptionnelle.
La modification de l’article 24 de l’ordonnance du 2/11/1945 : l’avis défavorable de la Commission d’expulsion de l’étranger, qui doit être consultée dans tous les cas, doit rendre l’expulsion impossible.
Un débat parlementaire, sur la base des constatations de la commission Chanet, qui devrait déboucher sur la suppression de la peine d’interdiction du territoire français. Étrangers et Français doivent encourir strictement les mêmes peines, pour respecter le principe d’égalité dans le traitement pénal de la délinquance ».
- Mais aussi de programmer un meeting à la Villette au mois d’octobre 2002 et de publier un ouvrage collectif « En finir avec la double peine ». Il convient ici de rendre hommage à Monsieur Étienne Pinte, Député-maire UMP des Yvelines (mais aussi Madame Delphine Bonjour, son assistante parlementaire), véritable humaniste, qui, comme après pour la lutte des intermittents du spectacle, a porté à bout de bras la plate-forme sur les bureaux de tous les intervenants politiques possibles.
- http://www.gisti.org/doc/actions/2003/unepeine/intervention.html
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