Le proxénétisme rôde autour du tribunal

logo-liberation-311x113   Charlotte Rotman

«Manèges pas clairs.» A Bobigny, des militants de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) ont lancé une campagne d’observation aux audiences où se décide la remise en liberté ou le maintien en zone d’attente des étrangers démunis de passeport et de visa, éventuels demandeurs d’asile en France. Au fil des semaines, l’association a enquêté auprès des greffiers, des interprètes, des policiers de la PAF, la police aux frontières. Tous ces interlocuteurs font allusion à des «manèges pas clairs». Dans le public de ces audiences, les militants ont eux-mêmes remarqué la présence d’habitués, africains, au «look particulier» : gourmettes en or, vêtements voyants, pantalons en cuir, cheveux déco lorés. Des hommes décrits comme «arrogants, sûrs d’eux». Jusque-là, rien de grave. Mais les militants ont de bonnes raisons de penser qu’ils pourraient être des «rabatteurs» pour des réseaux de prostitution.

Lors de l’audience du 14 janvier 2001, un policier explique à l’un de ces enquêteurs bénévoles : «Les Africains assis sur les bancs du public sont des proxénètes.» Quelques avocats seraient de mèche. A cette même audience du 14 janvier, l’un d’eux prend violemment à partie une militante en train d’alerter une jeune Sierra-Léonaise sur les risques de prostitution. «Vous n’avez pas le droit de parler à ma cliente… Qui vous a permis ?» Le 19 janvier, un autre témoin entend, dans la salle d’audience, cette conversation téléphonique d’un avocat : «Il y en a une qui est sortie. Dis-moi combien de temps je lui dis de t’attendre… L’autre a été reconnue mineure… Il faudra la récupérer autrement.» Une militante s’étonne : «J’ai vu des individus rôder autour des étrangers. Ils se présentaient comme amis, alors que les étrangers m’ont dit ne pas connaître ces personnes qui restent des heures devant la salle d’audience.» Un autre incrédule : «Des familles d’étrangers sont présentes à la sortie de la salle. Il ne s’agit que d’hommes. S’agit-il vraiment de familles ? Comment comprendre que ceux qui, lors de l’audience, déclaraient n’avoir personne ont trouvé là un cousin, le copain d’un frère ?»

«Bonne escorte». Les cibles : des jeunes femmes, se déclarant majoritairement de Sierra Leone, vulnérables, seules, et bien souvent mineures. Difficile de leur venir en aide. Ainsi, le 26 janvier, des représentants d’associations accompagnent une trentaine d’étrangers relâchés, ils sont suivis par deux personnes se prétendant «cousins». Or, aucun des étrangers ne s’est dit parent des deux individus. Quelques jours plus tard, le 2 février, deux jeunes filles sont emmenées «sous bonne escorte», sous leurs yeux : «Visiblement, elles ne connaissaient pas les hommes qui venaient les chercher mais semblaient prévenues. Equipés de portable, très sûrs d’eux, ils passent de nombreux appels.»

Les témoignages concordent : à leur sortie du palais de justice, les jeunes Africaines remises en liberté sont attendues : une bénévole discute avec deux Sierra-Léonaises, un avocat se rapproche, assure qu’elles vont retrouver le frère de l’une d’elles, en Belgique. En aparté, les deux Africaines avouent qu’elles n’ont pas de famille en Belgique (31 janvier). «Un interprète, un greffier et un policier de la PAF ont affirmé aux observateurs que lorsque les étrangers sont remis en liberté, « des réseaux les attendent à la sortie »», souligne la plainte du Gisti.

Quand elles sont mineures, les jeunes filles sont placées, sur décision du juge des enfants, dans des foyers. Elles fuguent la plupart du temps. Munies de numéros de téléphone portable, dont certains sont bien connus par les éducateurs. 40 % des enfants placés par l’ASE, l’Aide sociale à l’enfance, ont ainsi fugué entre janvier et juillet 2001. Jean-Claude Kross, chef du parquet des mineurs, a lui-même tenté d’enquêter sur ces disparitions massives. «Il y a plusieurs hypothèses : 1, les mineurs placés en foyer s’y sentent comme en prison, ils ne réalisent pas qu’ils sont protégés ; 2, la France n’est pas leur destination ; 3, une partie des jeunes qui veulent rester ont des numéros de téléphone, ils sont probablement pris en charge. Mais par qui ?» C’est précisément ce à quoi devra répondre l’instruction en cours. «Sur les boulevards extérieurs on voit bien des petites Africaines sur le trottoir, souvent très jeunes. Mais l’enquête est difficile, elles ne parlent pas», ajoute le magistrat. Et comment savoir si ces jeunes filles sont celles qui ont été repérées à Bobigny, alors que leurs états civils ont certainement été modifiés ? «C’est une intime conviction. On reste dans le domaine de l’intuitif, pas du démonstratif», explique Jean-Claude Kross.

Sonnettes d’alarme. La plainte du Gisti, rédigée par Me Stéphane Maugendre, est sans ambiguïté : «L’ensemble du monde judiciaire de la Seine-Saint-Denis a connaissance de ces agissements.» De même, «au-delà du monde judiciaire sont informés : la PAF, le ministère de l’Intérieur, autorité de tutelle, les services de police, le conseil général de Seine-Saint-Denis, la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) et le préfet du département». «Toutes les sonnettes d’alarme ont été tirées», assure l’avocat. La plainte du Gisti, que les associations de défense des étrangers suivent de près, a été déposée en mars. Quelques semaines après, le parquet a décidé d’ouvrir une information sur trois jeunes filles disparues. «A l’évidence, le parquet n’avait pas pris la mesure de l’ampleur des éventuels dégâts, analyse Stéphane Maugendre. Quand il est susceptible de se passer des choses comme ça dans l’enceinte du palais de justice, on réagit immédiatement.»

Est-il trop tard? Peut-être. Hélène Gacon, présidente de l’Anafé, constate que «les techniques s’affinent, s’adaptent». Depuis quelques semaines des femmes semblent avoir remplacé les hommes aux habits voyants et s’imposent comme nouvelles intermédiaires à la sortie des audiences de Bobigny.

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