« ODILE est encore plus belle qu’elle ne l’était. » En lançant cette affirmation, l’avocat général de la cour d’assises de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Martine Bouillon, regardait le visage de cette jeune fille de vingt ans, défigurée par une femme qui l’a arrosée d’essence un soir de mai 1993, dans la cité Youri-Gagarine à Romainville. C’est vrai, Odile est toujours très belle. Elle a cette beauté qu’aucun feu ne pourra jamais détruire. Un mot d’Odile, un geste, un regard, et le masque des grands brûlés disparaît derrière son extraordinaire force de caractère.. « J’ai entendu le souffle des flammes, a raconté la jeune fille. J’ai couru. J’ai vu un copain qui venait dans ma direction. J’ai obliqué pour ne pas l’enflammer»
Les dernières cicatrices ont semblé s’effacer quand Odile a ajouté qu’elle était venue pour comprendre. Pas un instant dans son discours, il n’y a eu le moindre mot trahissant la rancœur ou la colère envers celle qui lui a détruit son visage et une grande partie de son corps. « Vous avez été d’une dignité et d’une sagesse extraordinaires, insistait l’avocat général, la grandeur de l’homme est en vous. Vous ferez de grandes choses, mademoiselle. »
Si Odile est venue devant la cour d’assises pour comprendre, il n’est par sûr que son vœu ait été exaucé. Certes, Nadira Bitach, trente-sept ans, a été condamnée, mercredi 20 décembre, à douze ans de réclusion criminelle pour tentative de meurtre. Mais trois jours de débats, pourtant menés avec un soin méticuleux par le président Didier Wacogne, n’ont pas permis d’expliquer le geste de cette femme. Nadira elle-même ne donne aucune raison. Lors de l’enquête, elle avait fourni une foule de justifications. Ainsi, elle avait dit aux policiers qu’elle refusait qu’une catholique fréquente son frère Abdelkrim, de confession musulmane. Mais Nadira est catholique depuis qu’elle a été baptisée à l’âge de douze ans, à sa demande, avec l’accord de son père. A l’audience, elle a confirmé que cette explication n’avait « rien à voir», en rappelant qu’un autre de ses frères était marié avec une catholique. Elle avait aussi parlé d’une somme d’argent que lui au¬rait due la mère d’Odile, un mobile aussi peu convaincant qu’une jalousie envers celle que chacun désignait comme « la plus belle de la cité ».
Enfin, parmi d’autres justifications, Nadira avait, un temps, évoqué un envoûtement vaudou qu’Odile, fille d’un Antillais, aurait fait subir à son frère. Devant ses juges, Nadira n’a maintenu aucun de ces motifs, se contentant de dire qu’elle ne voulait « aucun mal » à Odile avant de soutenir qu’elle ne souhaitait pas la brûler mais que c’était la jeune fille qui s’était jetée sur sa cigarette, provoquant l’embrasement.
DÉPRESSIVE
Devant l’inexplicable, les jurés se sont tournés vers les psychiatres. Le hasard a voulu qu’ils déposent en fin d’audience, alors que le jury connaissait précisément chaque détail de l’affaire. Ils ont pu ainsi s’apercevoir que l’un des experts s’était appuyé sur plusieurs éléments erronés du dossier pour parvenir à la conclusion que Nadira était responsable de ses actes. Tout en émaillant son rapport d’idées reçues sur le mode de vie des familles maghrébines, il admettait cependant une atténuation de cette responsabilité en évoquant une « structure névrotique de type hystérique » et un « déséquilibre de la personnalité ».
Un second expert était allé plus loin en parlant d’un « état limite, présentant des moments de décompensation de type prépsychotique ». Mais leur confrontation ne donna lieu qu’à un échange de courtoisies confraternelles et l’on tomba d’accord pour dire que la nuance ne portait que sur les mots. Le jury a cependant pu apprendre que Nadira avait déjà commis des actes de violence, dont certains contre sa propre famille. Dépressive, après de graves échecs professionnels et affectifs, Nadira avait fait plus d’une vingtaine de tentatives de suicide. Elle était suivie depuis 1989 par un médecin généraliste qui lui prescrivait une association de plusieurs tranquillisants avec un antidépresseur. Dans une lettre à un expert, ce médecin écrivait : «Je la crois fort capable de faire n’importe quoi, sans s’en rendre compte véritablement (…), incapable de résister à son agressivité intérieure ». Mais il n’expliquait pas pourquoi, face à une telle éventualité, il n’avait pas jugé urgent de confier sa patiente à un confrère plus spécialisé.
Dénonçant une «folie consciente », l’avocat général avait demandé quinze ans de réclusion criminelle. «La maladie ne se condamne pas, elle se soigne ! ». lui rétorquait Me Lev Forster, en demandant que l’on tienne compte de l’état mental de sa cliente. C’est avec tous ces éléments, mais sans avoir reçu de véritables explications sur le crime de Nadira que les jurés se sont retires pour réfléchir pendant plus de quatre heures. Si juger, c’est comprendre, l’audience et cette peine de douze ans d’emprisonnement, issue d’un long délibéré, ne satisferont personne. Elles sont à l’image d’une juridiction criminelle, qui. devant certains comportements, atteint ses limites.