Double peine : Une réforme courageuse, inachevée

d99c31a04911dddfeb364fc8d90af056 Stéphane Maugendre, Avocat, Bureau du SAF, mars 1992

Photo Stéphane Maugendre

La loi du 31 décembre 1991, renforçant la lutte contre le travailclandestin et la lutte contre l’organisation de Centrée et du séjour irrégulier (JO du 1er janvier 1992) réforme l’Ordonnance du 2 novembre 1945 relative à l’entrée et au séjour des étrangers sur le territoire français et l’article L.630-1 du Code de la Santé Publique.

1.COURAGEUSE:

Cette loi renforce la protection des étrangers ayant des attaches familiales et sociales particulièrement fortes avec la France (époux ou enfants français, durée du séjour en France importante, arrivée en France avant l’âge de 10 ans) contre les mesures d’éloignement administratives (arrêtés ministériels d’expulsion et arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière) ou judiciaires (interdiction du territoire français pour séjour irrégulier ou refus d’embarquement et infraction à la législation sur les stupéfiants).

Enfin, abrogeant le dernier alinéa de l’article L.630-1 du Code de la Santé Publique (issu de l’article 8 de la loi n’ 87-1157 du 31 décembre 1987) elle permet aux personnes touchées par une interdiction définitive du territoire français d’introduire une requête en relèvement de cette mesure.

Cette loi est renforcée, pour son application, par une circulaire en date du 22 janvier 1992 du Garde des Sceaux à l’attention des Procureurs Généraux et de la République.

Cette circulaire demande aux Parquets d’une part que les requêtes en relèvement d’interdiction du territoire français soient “soumises dans les meilleurs délais possibles aux juridictions compétentes », d’autre part qu’ils prennent des conclusions “tirant toutes les conséquences des dispositions de la loi nouvelle à l’égard des personnes relevant d’une catégorie d’étrangers ne pouvant plus faire l’objet d’une mesure d’interdiction du territoire”, enfin qu’il soit sursis “à l’exécution de la mesure de reconduite i la frontière dans l’attente de la décision de la juridiction saisie ». Ainsi étaient tirées presque toutes les conséquences des décisions relatives à l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (Cour EDH, 18/2/91 Moustaquim c/Belgique; Commission EDH 15/3/90 Djeroud c/France ; 6/9/90 Beldjoudi c/France ; CE. 19/4/91 Belgacem c/M.I.).

Courage politique et crainte d’une condamnation européenne sont mêlés dans cette réforme, seule lumière dans le sombre tunnel du Droit des étrangers.

2. INACHEVEE:

Reste que cette réforme n’est pas totalement protectrice.

a) Côté Justice :

En effet, sont exclues de cette nouvelle protection les personnes qui seront condamnées pour production, fabrication, importation ou exportation de stupéfiants ou en cas d’association ou entente établie en vue de commettre ces infractions .

Reste que l’administration pénitentiaire et les services chargés de l’application des peines ne semblent pas toujours connaître ou prendre en considération cette loi pour les demandes de permission, de libération conditionnelle ou de semi liberté, ou lors de l’élargissement des personnes concernées.

Reste que certaines juridictions ont plus que des réticences à appliquer toutes les conséquences, même “rétroactives”, d’une telle réforme.

b) Côté Intérieur :

Quant au Ministère de l’Intérieur il affirme qu’il a “demandé aux Préfets par un télégramme-circulaire du 20 janvier 1992 de surseoir à l’exécution des interdictions du territoire français dont le relèvement aurait été sollicité des tribunaux et de le saisir dans tous les cas où un arrêté d’expulsion coexisterait avec une interdiction du territoire” et “dès lors que les étrangers concernés obtiendraient le relèvement de la peine d’interdiction du territoire et le cas échéant l’abrogation de la mesure d’expulsion, ils se verront remettre un titre de séjour de dix ans s’ils remplissent les conditions d’obtention du titre de plein droit”.

Sage déclaration dont il convient de prendre acte et de rappeler le cas échéant aux services des étrangers de nos préfectures, les pratiques préfectorales étant parfois très loin de la réalité légale !

Restent encore les étrangers frappés d’un arrêté ministériel d’expulsion pris avant l’application de la loi du 2 août 1989 (loi dite Joxe réformant l’ordonnance du 2 novembre 1945 et abrogeant partiellement la loi dite Pasqua, JO du 8 août 1989), soit par Monsieur Pasqua, soit par Monsieur Joxe (arrêtés dits Pasqua et Pasqua/Joxe) et qui ne pourraient plus, depuis celle-ci faire l’objet d’une telle mesure.

Ces mesures sont en rapport avec la double peine n’en déplaise aux Ministres concernés. Qu’est-ce qu’une mesure d’expulsion touchant un individu né en France, marié à une personne de nationalité française, ayant des enfants français, ou des parents et des frères et sœurs installés en France depuis deux ou trois générations ?

Reste surtout l’article 26 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, la fameuse urgence absolue.

Cette mesure permet d’expulser en urgence absolue tout étranger -à la seule exception des mineurs de 18 ans “lorsque sa présence constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou pour la sécurité publique” (article 26).

Si officiellement cette mesure n’est appliquée qu’en cas de crime de sang, trafic grave de stupéfiants, atteinte grave i la dignité de la personne humaine ou atteintes aux biens répétées et d’une gravité exceptionnelle, elle « n’est pas mise en œuvre de façon aussi exceptionnelle que ces circonstances permettraient de le supposer .

Il convient de remarquer que cette procédure ne présente aucune garantie au regard de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : recours effectif, délai raisonnable…

Les récentes affaires dont la Presse s’est fait l’écho nous démontrent les débordements et le détournement de la loi auxquels le Ministère de l’Intérieur peut se livrer.