Hier des manifestations, aujourd’hui une grève, de plus en plus les décisions de justice sont la cause de violents mécontentements. Jusqu’où cela peut-il aller ?
Faut-il simplement condamner la grève à la SNCF, qui vient contester une décision de justice, ou faut-il y voir un signe pour organiser une réforme de la justice? Entre les deux, le cœur des juristes balance. A une époque, pour éviter les commentaires qui se multipliaient sur les verdicts, le ministère de la Justice avait créé une loi interdisant d’exprimer son opinion, si elle ve¬nait à nuire à l’autorité de l’institution.
Aujourd’hui, on a franchi un nouveau cap. On ne se contente pas de simples paroles pour montrer son mécontentement, on emploie des moyens plus actuels : manifestations violentes, grèves… De quoi inquiéter magistrats ou avocats qui, s’ils estiment qu’un débat suite à une décision judiciaire est preuve d’une bonne démocratie, sont plus réticents face aux débordements de ces derniers temps.
« Depuis plusieurs années, la justice est mise en cause à tort et à travers, regrette Alain Terrail, responsable de l’association professionnelle des magistrats (APM,droite). Jamais, notre hiérarchie n’est venue défendre l’institution dans ces moments-là pour bien marquer les limites acceptables de la contestation. Alors faut-il s’étonner de ce qui arrive?»
Le résultat de ce laxisme est cette justice décriée, de moins en moins comprise et approuvée, livrée aux réactions des groupes ou corporations concernés par la condamnation, jugée trop sévère dans un cas ou la relaxe jugée insupportable dans un autre. Est-ce à dire que les magistrats ne savent plus juger?
Les lampistes
« Absolument pas, répond Alain Terrail. En soi la décision rendue n’est pas juridiquement critiquable. » Il s’explique : « Le cheminot a toute de même commis une faute, reconnue par le tribunal. Il aurait été aberrant qu’il ne soit pas condamné, sauf à dire que tous les cheminots, même s’ils commettent des fautes, sont exclus de la loi.
C’eût été une autre illustration de responsable mais pas coupable. » Le nouveau secrétaire général du Syndicat de la magistrature (SM, gauche), Béatrice Patrie, préfère voir dans cette grève, non pas la simple contestation d’une « décision qui ne plaît pas, mais la colère suite au sentiment que le débat qui aurait dû avoir lieu dans les tribunaux ne s’est pas déroulé. Du coup, il se passe ailleurs ». Béatrice Patrie rapproche cette affaire de celle du sang contaminé, où l’injustice ressort de cette impression que seuls des lampistes se retrouvent dans le box des accusés. « La mission de la justice, souligne Béatrice Patrie est de faire apparaître toute la complexité de la chaîne des responsabilités. Tout le monde devrait être jugé, du conducteur à ses responsables hiérarchiques, quitte à ce que cela n’aboutisse pas à une condamnation. Mais au moins cela aura montré que les supérieurs n’étaient pas coupables aux yeux de la justice. » Il reste maintenant la sensation désagréable que seuls les lampistes risquent quelque chose en France.
Au Syndicat des Avocats de France (SAF), Me Stéphane Maugendre pense de même et pose la question « qu’il faut se poser vu les événements » : « Notre justice est- elle encore crédible ? » Car, d’après cet avocat, les magistrats seuls ne peuvent être mis en cause. « Le tribunal a été saisi d’un dossier déjà fait. Il devait juger les personnes qu’on lui présentait, explique Me Maugendre. Si critiques il y a, elles doivent s’adresser au système entier, sans oublier le juge d’instruction qui décide ou non d’inculper et de poursuivre. » Au SAF, on plaide pour une modification du Code de procédure pénal.
Au Syndicat de la magistrature,, on avance une autre solution pour éviter à l’avenir ce sentiment d’être mal jugé. « Il faut pour cela partir d’un principe, estime Béatrice Patrie, et admettre que l’on vit dans une société de communication. Aujourd’hui, les gens veulent sa¬voir, débattre et réagir. Il est donc urgent de mettre en place des procédures pour gérer ce besoin nouveau des citoyens. »
En effet, selon cette jeune magistrate, ignorer ce phénomène, c’est risquer tous les excès. « L’information entre la justice et les médias se passe de manière anarchique, regrette Béatrice Patrie. Il serait temps d’organiser officiellement ce débat pour qu’il respecte l’une des règles fondamentales de la justice, à savoir que le débat soit contradictoire».
Après l’armée, la justice serait- elle devenue si opaque qu’elle soit amenée à jouer une certaine transparence et créer en son sein une cellule de relations avec la presse, à l’instar du SIRPA chez les militaires ? Ou bien le ministre de la Justice devra-t-il prendre des mesures pour éviter les manifestations de mécontentement, sauf à prendre le risqué de voir notre société évoluer en castes.