Se cacher pour s’aimer, est-ce le destin des Roméo et Juliette de banlieue? La loi du quartier est-elle plus forte que celle de la République? Rencontre à Marseille avec les jeunes comédiens de Nous, princesses de Clèves et à Ris-Orangis, avec des jeunes de la MJC.
« Elle est jeune, elle est belle, elle n’a rien vécu. » Madame de Clèves, c’est un peu elle. Tiraillée entre la raison et la passion, écrasée par le carcan familial, tentée « d’aller au clash » pour ne pas passer à côté de la vie. Sarah Yagoubi, 20 ans, aime donner ses rendez-vous place Castellane. Tout est plus simple dans le centre de Marseille: on se fond dans la masse, on peut papoter la clope aux lèvres ou se prendre par la main sans attiser la rumeur. À deux pas, le cinéma Le César projette le réjouissant documentaire Nous, princesses de Clèves, sorti la semaine dernière.
Comme d’autres élèves du lycée Diderot, situé dans les quartiers nord populaires et déshérités, Sarah Yagoubi a passé deux ans en compagnie de l’héroïne de Mme de La Fayette. Elle a jubilé en jouant des passages du texte devant la caméra de Régis Sauder et livré quelques confidences sur ses tourments d’ado des cités. Au moment du tournage, Sarah Yagoubi ne voyait aucun écho entre le dilemme amoureux de la princesse de 16 ans et son propre destin: « Je n’avais rien vécu. Par contre, la mère de la princesse, qui ne comprend pas qu’on puisse aimer quelqu’un d’autre que son mari, me faisait penser à la mienne. Elle veut que je reste à la maison jusqu’à mon mariage, avec un Algérien, si possible, et musulman. Moi, je m’en fiche de la religion. Je suis athée. L’homme que j’épouserai devra juste être quelqu’un de bien. » Aujourd’hui amoureuse, elle se sent plus proche de l’héroïne. « Je ne vais pas faire comme la princesse de Clèves: renoncer. J’ai envie de me trouver un studio pour pouvoir passer la soirée au ciné avec mon copain sans être accueillie par ma mère en colère. »
Le lynchage tragique d’un jeune homme à Noisy-le-Sec, la semaine dernière, par des adolescents qui lui reprochaient, semble-t-il, de fréquenter une fille de leur quartier vient rappeler combien il est parfois difficile de s’aimer dans les cités. Il y a quinze ans, Vanda Gauthier et Catherine Régula, éducatrice et directrice artistique à la MJC de Ris-Orangis, dans l’Essonne, avaient été missionnées pour travailler avec les jeunes de la ville sur la question de la violence. « On s’est aperçues que l’amour – et tout ce qui lui fait obstacle – était au centre de leurs préoccupations. On a commencé à monter des spectacles de théâtre autour de ces questions essentielles: les mariages arrangés, les couples mixtes, l’homosexualité, et les discussions n’ont plus jamais cessé. »
Le centre-ville, un terrain neutre où on peut s’embrasser
Alors que les « bébés couples » des classes moyennes et des milieux aisés se promènent dans la rue, deux par deux, les Roméo et Juliette des cités doivent se cacher pour s’aimer. C’est une question de pudeur et de prudence. « Personne ne s’affiche, les parents ne doivent pas savoir qui sort avec qui, seuls les meilleurs amis sont dans la confidence« , témoigne Morgane Badrane, qui a participé au documentaire. « On ruse, on se retrouve en cachette dans les cages d’escalier. Pour faire l’amour, c’est l’après-midi pour ceux dont les parents ne sont pas là et sinon à l’hôtel« , confirme Francis. Le jeune homme de Ris-Orangis a commencé sa carrière d’amoureux dans son propre quartier avant de déserter. « En théorie, c’est plus simple ailleurs, mais en pratique… Je suis resté un moment avec une fille de Créteil. On se voyait dans son quartier à elle. C’était la galère. Les mecs de sa cité lui disaient que les gars du 91 comme moi, on n’est pas fidèles. Du coup, on s’est mis à se retrouver à Paris, à Châtelet ou à la bibliothèque François-Mitterrand. »
Tout comme le collège ou le lycée, le centre-ville est un terrain neutre où on peut s’embrasser en paix. « Les jeunes font tout le temps référence à la loi du quartier. Je leur répète que la seule loi valable dans ce pays, c’est celle de la République. Mais je comprends très bien qu’ils se cachent pour flirter« , décrypte la directrice artistique de la MJC de Ris-Orangis, Catherine Régula.
Pourquoi l’amour n’a-t-il pas droit de cité? Les jeunes évoquent un mélange de « traditions » portées par certains parents et de « réputations » orchestrées par quelques garçons qui se sentent propriétaires des filles. Autant d’obstacles renforcés par la structure villageoise du quartier, excentré, replié sur lui-même. Tout le monde se connaît, se commente et s’épie. Dans le film de Régis Sauder, un père de famille justifie la surveillance qu’il exerce sur sa fille par le souci de la protéger: « On étouffe nos enfants par amour. » Sans jamais juger des parents souvent venus de loin et confrontés à d’importantes difficultés matérielles, Catherine Régula tente de nouer un dialogue avec eux: « Très souvent, ils sont inquiets. En les rassurant, les jeunes peuvent se ménager des marges de liberté. » Les couples clandestins subissent également la pression de leurs camarades. En écoutant les confidences des jeunes, le réalisateur Régis Sauder a constaté que « même si toutes les filles ne sont pas brimées, certaines sont en liberté surveillée, sous le contrôle des garçons qu’on appelle les grands frères« .
« Tomber amoureux de qui on veut et vivre comme on l’entend«
Comme dans le roman de Mme de La Fayette, l’interdit décuple les sentiments. « Dans notre malchance, on vit des plus belles histoires que les autres jeunes. On est peut-être plus romantiques« , sourit la jeune Marseillaise Morgane Badrane. Désormais étudiant en première année de médecine à Marseille, Abou Achoumani a confié au documentariste Régis Sauder qu’il s’identifiait au prince de Clèves. « Ma mère, comorienne musulmane et très ouverte, m’a appris à toujours respecter les filles. Aussi je me suis toujours efforcé d’être un honnête homme, comme le mari de la princesse. Ça ne m’a pas toujours réussi parce que les filles ne sont pas toutes des anges. Mais ces chagrins m’ont beaucoup appris. »
Le jeune homme a su résister aux sarcasmes de ses copains, qui lui reprochaient d’être trop sentimental et doux avec les filles. Il a refusé de mettre son nez dans les histoires de cœur de sa sœur. « Je crois à la vertu de l’exemple: on doit pouvoir tomber amoureux de qui on veut et vivre comme on l’entend. Pour moi, c’est encore difficile, mais j’espère que mes enfants – si j’en ai – pourront s’afficher dans leurs quartiers avec leurs petits amis. »
En attendant, le jeune homme qui vit « une passion pure et dure avec une fille formidable« , reste discret. Ses voisins ignorent tout de sa romance, son statut Facebook affiche « célibataire ». Ce qui ne l’empêche pas d’être lyrique et démonstratif dans ses lieux secrets: la plage, le parc Borély… Le jour de la Saint-Valentin, il a grimpé avec sa belle jusqu’aux marches de Notre-Dame-de-la Garde pour lui déclamer des poèmes de son invention.