Michel Mary et dessins Sylvie Guillot, 20/09/2000
Comme elle l’a dit à la cour, Nathalie sait ce que risquent « celles qui parlent ». »J’ai vu des filles mourir, dit-elle, j’ai vu des enfants pris en otages ». Pourtant, aujourd’hui, elle a le courage de dénoncer les assassins de Catherine Choukroun.
PARIS
Rue Saint-Denis, on l’appelle « madame Simone ». Cette ancienne prostituée, reconvertie dans le proxénétisme hôtelier, est à l’origine du «tuyau » qui a permis l’arrestation des trois assassins présumés de Catherine Choukroun, la femme policier abattue voilà neuf ans maintenant, le 20 février 1991, alors qu’elle effectuait un contrôle de vitesse sur le périphérique parisien (voir LND n° 939)… Ce lundi 11 septembre 2000, «madame Simone» est appelée à comparaître, en tant que témoin, devant la cour d’assises de Paris, que préside Mme Varin. Il est 17 heures lorsqu’elle entre dans la salle, vêtue d’un jean et d’un gilet de cuir noir. En la voyant s’avancer vers la barre, les trois accusés, Nathalie Delhomme, Aziz Oulamara et Marc Petaux, se tassent un peu plus dans leur box. L’avocat général Philippe Bilger se redresse, très attentif. Enfin, à l’invitation de la présidente, «madame Simone », petite dame de 71 ans aux yeux d’un noir profond, commence sa déposition.
— L’assassinat de Mme Choukroun, dit-elle, c’est un crime qui n’est pas excusable. A l’époque, je connaissais bien Aziz Oulamara, qui était videur rue Saint-Denis. Une nuit, alors que j’étais venue encaisser l’argent des prostituées qui occupaient mes studios, il m’a fait des confidences… Il m’a dit : « Tu sais, moi, je suis un tireur d’élite. A 100 à l’heure, je vise la tête ! » Il m’a répété ça au moins huit fois ! Puis il a ajouté: «Si tu me crois pas, demande à Marco »…
Un silence. Puis « madame Simone » reprend :
— Il insistait tellement que j’ai compris qu’il me parlait de quelque chose de grave… Je lui ai demandé : « La femme flic, c’est toi ?» Il m’a répondu : « Ça, faudra le prouver ! » Alors j’ai fait ma petite enquête. Et j’ai appris que, le soir du drame, Aziz, Marc Petaux et Nathalie Delhomme, qui se prostituait sous le prénom de Johanna, étaient partis ensemble acheter de la drogue sur le boulevard des Maréchaux… J’ai fait savoir ça aux policiers de la « Mondaine », mais ils n’en ont tenu aucun compte. Alors, six ans plus tard, le 31 décembre 1996, j’ai tout raconté à l’un de mes amis, policier à la brigade des stupéfiants de Seine-Saint- Denis…
« Ma parole ne vaut pas grand-chose, je ne suis qu’une tenancière… »
A cet instant, « madame Simone » se tourne vers Gilles Choukroun, le mari de la victime, qui est assis au banc des parties civiles.
— J’ai fait ça pour que cette dame dorme en paix, lui dit-elle. Je sais bien que ma parole ne vaut pas grand-chose, je ne suis qu’une tenancière… Mais dans mon genre, j’ai toujours été honnête !
Aziz Oulamara, un petit homme au visage mou, aux cheveux très noirs, se dresse d’un coup dans son box, l’air outré.
— C’est une affaire d’argent ! s’écrie-t-il. Elle a livré de fausses informations pour garder ses studios. Moi, je suis innocent ! Je n’ai rien à voir avec cette affaire !
— Monsieur Oulamara, intervient la présidente, je vous rappelle que vous avez passé des aveux complets devant le juge d’instruction.
La magistrate s’empare d’un procès-verbal et commence à le lire: « La nuit du drame, mon ami Marco – c’est-à-dire Marc Petaux est venu me chercher. Il était en compagnie de Johanna. Nous sommes montés tous les trois dans une Austin noire, immatriculée dans le 92. C’est moi qui conduisais. Marco était assis à côté de moi. Johanna était derrière. Ils étaient très énervés, tous les deux. A un moment, alors que nous sortions du périphérique, à la hauteur de la porte de Clignancourt nous avons vu une voiture de police arrêtée sur la bretelle. Marco m’a dit: « Ralentis! » Et quand nous nous sommes retrouvés à sa hauteur, Johanna lui a lancé : » Vas-y ! Allume-les ! » Marco m’a fait arrêter la voiture, et il est descendu avant de tirer… »
Un lourd silence ponctue cette lecture publique…
Au banc des parties civiles, Gilles Choukroun, le mari de la jeune victime, est accablé. Mais Aziz Oulamara, lui, ne désarme pas.
— Si je suis dans ce box, lance-t-il avec hargne, c’est parce que je suis arabe !
« Madame Simone a raison. J’y étais, dans cette voiture »
Quant à Marc Petaux, alias Marco, il tourne son visage en lame de couteau vers la cour et déclare :
— Moi aussi, je suis innocent. Et jusqu’à ma mort je vous dirai que ce n’est pas moi qui ai tué cette femme policier ! J’ai servi trois ans au Tchad. J’ai vu mon adjudant mourir à côté de moi.
J’ai du respect pour l’uniforme. Jamais je n’aurais tué une femme qui en portait un!
Tandis que ses deux coïnculpés protestent à qui mieux mieux de leur innocence, Nathalie Delhomme. l’ancienne prostituée, garde le silence. Elle semble bouleversée. Comme s’il avait compris ce qui la tourmente, son avocat Me Jean-Yves Leborgne, se lève et demande la parole.
— Depuis le début de cette audience, dit-il, ma cliente nie elle aussi les faits qui lui sont reprochés… Mais je pense qu’à présent elle a une déclaration à faire à la cour.
Nathalie Delhomme, une rousse bien en chair, baisse la tète. Puis, les larmes aux yeux, elle murmure :
— C’est vrai, « madame Simone » a raison. J’y étais, dans cette voiture…
Un murmure s’élève dans la salle. C’est le coup de théâtre que tout le monde attendait un pas décisif, peut-être, vers la vérité…
— Vous avez participé au meurtre ? demande Me Leborgne.
— Non. J’étais à l’arrière, complètement défoncée. Je n’ai pas vu ce qui s’est passé. C’est un courant d’air frais, venu de la fenêtre baissée, qui m’a tirée de mon engourdissement. Les deux hommes qui étaient avec moi dans la voiture se disputaient. Le conducteur disait : « Y’en a marre ! T’as encore fait une connerie! Maintenant on est dans la merde ! »
La présidente prend le relais et demande :
— Mme Delhomme, Aziz Oulamara était-il dans la voiture ?
Sur son banc, l’intéressé s’agite… Nathalie Delhomme va-t-elle le dénoncer ? Oui. Elle hoche affirmativement la tète.
— Tenait-il le volant? intervient Mme Varin, reprenant
la direction de l’audience.
— Non, ce n’est pas lui qui conduisait.
Cette fois, dans le public, le brouhaha est vif. Car si Aziz n’était que le passager de la voiture, et pas son conducteur, cela veut dire que c’est lui qui a ouvert le feu sur Catherine Choukroun.
— Et qui conduisait ? s’enquiert encore Mme Varin. Marc Petaux ?
— Non, répond Nathalie. Petaux n’était pas lé.
— Mais dans ce cas, qui était au volant ?
—Je ne sais pas. ..
L’ancienne prostituée jette un coup d’œil en biais vers la salle.
—Je risque gros, lance-t-elle. Il y a ici des gens du milieu. Ils me font peur. Quand je me prostituais, j’ai vu des filles mourir, j’ai vu des enfants pris en otage. Je ne veux pas qu’il arrive malheur à mon petit garçon… Il n’a plus que moi, vous comprenez.
« J’ai compris que ce bébé ne connaîtrait jamais sa mère »
Après cette déposition retentissante. c’est plutôt distraitement qu’on regarde les témoins défiler à la barre. Ce sont pour l’essentiel, des proches ou des amis des accusés. Ils tentent les uns après les autres, d’innocenter Aziz Oulamara. Puis, ultime coup de théâtre, un certain Serge Schoeller, qui exerce le « métier » de cambrioleur, se présente à son tour.
— La nuit des faits, explique cet homme râblé, vêtu d’un blouson de cuir, j’étais à Saint-Ouen devant le domicile d’Aziz. A 4 heures du matin, j’ai vu Aziz et Marco arriver en voiture. Marco conduisait. Il était très énervé. D’ailleurs, il a même heurté un plot en se garant…
Et nous voilà revenus au point de départ. Marc Petaux, mis hors de cause par Nathalie Delhomme, est à nouveau incriminé par Serge Schoeller… A-t-il oui ou non participé au meurtre de la femme policier ? Les jurés devront en décider. Mais auparavant, il leur reste deux témoins à entendre.
Le premier à s’avancer est une femme vêtue d’un élégant tailleur bleu. Elle s’appelle Catherine Faure et est commissaire divisionnaire. A l’époque des faits, elle était la patronne de Catherine Choukroun.
— Catherine a travaillé deux ans à mes côtés, déclare-t-elle, très émue. Elle a su se faire apprécier et aimer Puis elle est tombée enceinte, et tout le monde s’est mise à la « chouchouter »… Je me souviens encore de la fête qu’elle avait donné pour la naissance de son bébé. A un moment elle s’est retirée discrètement dans un coin, pour l’allaiter…
Un silence.
— La nuit du drame, reprend Mme Faure, c’est moi qui suis allée prévenir son mari. Il était 5 heures du matin quand je suis arrivé chez lui. Le bébé dormait. Quand je l’ai pris dans mes bras, je me suis mise à pleurer. Parce que j’ai compris, à ce moment-là, qu’il ne connaîtrait jamais sa mère…
« Quand j’ai vu son visage, j’ai su que c’était grave »
Catherine Faure regagne sa place, dans le public. La présidente décide alors de faire entendre un enregistrement aux jurés. C’est l’appel au secours d’Emile Hubbel, le gardien de la paix qui accompagnait Catherine Choukroun… On entend d’abord le grésillement d’un poste de radio, puis, soudain, des cris à glacer le sang :
— Au secours ! Au secours ! On a été attaqués !
— Allô! Allô! répond la voix du policier qui reçoit l’appel. Ce n’est pas une farce, au moins ? – Répétez, vous êtes presque inaudible.
– Répétez…
Des cris, de nouveaux – ceux d’Emile Hubbel, qui vient de voir sa collègue tuée d’une balle dans le cou et qui est lui-même blessé.
— Au secours! On est porte de Clignancourt I
Puis l’autre voix reprend :
— D’accord, j’ai compris. On vous envoie des secours…
C’est fini. Dans la salle, on pleure. Les jurés ont des mines bouleversées. Et dans cette atmosphère terrible, Gilles Choukroun, le mari de Catherine, s’avance à la barre… Grand, les cheveux courts, élégant dans son cos¬tume gris, il essuie une larme d’un re¬vers de main.
— J’ai connu Catherine en 1980, dans un club de vacances, dit-il. Nous nous sommes mariés , le 26 mai 1984. A l’époque, elle était secrétaire médicale, mais cela ne lui plaisait pas. C’est moi qui lui ai suggéré de passer le concours d’entrée dans la police. Elle a tout de suite adoré son nouveau métier. Nous avons acheté un petit F2, à Brunoy. Le 7 octobre 1990, Estelle est née.
Catherine était folle de joie. Elle a décidé de travailler de nuit, pour pouvoir s’occuper de la petite…
Gilles Choukroun s’interrompt. Et c’est d’une voix altérée, presque brisée, qu’il reprend :
— Le 20 février 1991, à 5 heures du matin, j’ai été réveillé par les aboiements de mon chien. Je me suis levé et je suis allé à la fenêtre. Il y avait une voiture avec un gyr¬phare, en bas. C’était Mme Faure. Quand j’ai vu son visage, j’ai tout de suite compris que c’était grave… Ensuite, je suis resté seul avec ma petite fille de quatre mois. Heureusement qu’elle était là.
Et l’homme conclut au bord des larmes :
— Ce soir, c’est tout ce que j’ai en vie de vous dire..
« Le tapin, la came. Voilà sa vie ! »
Jeudi 14 septembre, 14 heures. C’est l’heure des réquisitions et des plaidoiries. Après les parties civiles, c’est Philippe Bïlger, l’avocat général, qui se lève.
— J’aurais voulu un peu plus de clarté. Il y a trop de questions et pas assez de réponses, mais la vérité en a quand même jailli. Née d’une rumeur, la vantardise d’Oulamara se révéle une implacable vérité, puissante et vrai, ce n’est pas un ragot. L’avocat général conclut en disant : — En ce qui concerne Petaux, je n’ai qu’une quasi-certitude ! Pour Oulamara, en revanche, j’ai la certitude absolue que c’est lui qui a tiré. Il est désarmant de bêtise dans son enfermement, il ne comprend rien. C’est pourquoi je réclame vingt ans de réclusion criminelle contre Petaux et Oulamara, et pas plus de cinq ans pour Johanna.
Me Moreuil et Me Leborgne vont plaider pour Johanna Le premier stigmatise le manque de preuves et parle longuement de la vie de la jeune femme : « le tapin à l’âge de 17 ans pour un homme qu’elle aimait, puis la came, le trottoir, et encore la came. Voilà sa vie. »
Me Leborgne prend alors la parole. Il rappelle que ce crime est gratuit, qu’il n’a aucun mobile, que la justice n’a réuni aucun témoignage crédible, aucune preuve.
« Mais la nature a horreur du vide, et les enquêteurs vont donner de l’importance à une rumeur, véhiculée par une vieille mère maquerelle. Nathalie n’a confessé qu’un vague souvenir. Je vous demande de l’acquitter, que le jour se lève enfin pour elle. »
Les jurés ont finalement suivi les réquisitions de l’avocat général
Me Sophie Obadia plaide à présent pour Petaux.
— Durant ces deux semaines de procès, on a fait rentrer par la porte de la cour d’assises toute la rue Saint-Denis jusqu’à sa PDG « madame Simone », ironise-t-elle. Vous mettez artificiellement mon client en compagnie des deux autres, ce soir-là, c’est une construction qui ne repose sur rien. Je pense que si Marc avait été dans cette voiture, les choses ne se seraient pas passées comme cela On lui reproche de ne pas avoir d’alibi en octobre 97, mais qui peut répondre à une telle question ? Je vous demande de l’acquitter.
Me Hervé Temime parle aussi pour Petaux:
— Si vous avez un doute concernant Marc Petaux, Monsieur l’avocat général, il faut l’acquitter. Car pour condamner, il faut des preuves.
Mais les jurés n’ont pas admis ce raisonnement. Après huit heures et demie de délibéré, la cour rend son verdict Marc Petaux écope de vingt ans de réclusion, tout comme Aziz Oulamara. Quant à Johanna. elle est acquitté.