Rescapé du naufrage d’un bateau de migrants qui a fait 63 morts en avril 2011, Abu Kurke vient de déposer plainte. Avec plusieurs ONG, il pointe l’inaction des navires militaires de l’Otan présents en pleine guerre de Libye.
Abu Kurke est un survivant. Il y a deux ans, ce jeune Ethiopien a failli laisser la vie sur un zodiac d’une dizaine de mètres, censé lui faire gagner l’Italie en moins de 48 heures. L’esquif, parti de Libye avec 72 personnes à son bord, dans la nuit du 26 au 27 mars 2011, n’atteindra jamais les côtes européennes. Après quinze jours de dérive, il est rejeté à Zliten, localité libyenne. Seuls 11 passagers sont encore vivants. Deux d’entre eux mourront après le débarquement. Abu Kurke fait partie des neufs migrants rescapés.
«Si je suis en vie aujourd’hui, c’est grâce à Dieu», confie-t-il. Le jeune homme de 26 ans vit aujourd’hui aux Pays-Bas. Il a fondé une famille, élève un petit garçon. Mais il n’a pas oublié : «Je fais souvent des cauchemars la nuit, je revis cette tragédie. On n’oublie pas facilement la mort de 63 personnes.» Aujourd’hui, Abu Kurke veut «témoigner». Le voilà à Paris pour raconter son périple et cette «aide qui n’est jamais venue».
Cette traversée funeste, en effet, s’est déroulée peu après le début de la guerre en Libye. A l’époque, la Méditerranée est quadrillée par les forces de l’Otan. Les avions français, américains et britanniques multiplient les raids pour stopper l’avancée des forces de Mouammar Kadhafi. Le canot pneumatique, durant ses quinze jours en mer, croise à plusieurs reprises la route d’avions, d’hélicoptères et de navires militaires. Dont l’aide ne viendra pourtant jamais.
«Un crime de guerre a été commis»
Pour Abu Kurke, comme pour les ONG qui le soutiennent, il s’agit de «non-assistance à personne en danger». Deux plaintes contre X, avec constitution de parties civiles, ont été déposées ce mardi, à Paris et Madrid. Une première plainte, déposée en avril 2012, avait été classée sans suite par le parquet de Paris. Stéphane Maugendre, du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés), espère que la nouvelle procédure pourra aboutir et déterminera des responsabilités. «Les autorités des différents pays ne peuvent pas se contenter de dire « On n’était pas là » ou « C’est la responsabilité de l’Otan »», explique-t-il.
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«Nous pensons, sans l’ombre d’un doute, qu’un crime de guerre a été commis, abonde Gonzalo Boye, l’avocat chargé des démarches auprès de la justice espagnole. Des gens sont morts en raison du manque de réactivité des autorités.» Dans son viseur : les armées française et espagnole, qui auraient ignoré les appels de détresse de l’embarcation, et pourraient être tenues pénalement responsables de la mort des 63 migrants. Depuis de longs mois, un important travail de documentation a été réalisé par les ONG. Lorenzo Pezzani, de l’université Goldsmiths, à Londres, y a participé. «La cartographie, la géolocalisation et les témoignages ont permis d’aboutir à une image précise de ce qui s’est passé. Les réponses apportées par les gouvernements sont lacunaires, au mieux, ou trompeuses, au pire.»
«Le bateau était surchargé, absolument pas stable»
Abu Kurke, lui, n’hésite pas à raconter, encore et encore, son histoire. Il fuit l’Ethiopie en 2007, après avoir écopé d’une peine de six mois de prison pour ses activités politiques. Il passe deux ans au Soudan, puis entreprend de traverser le désert. Il arrive en Libye. «En 2010, j’ai tenté de rejoindre l’Europe une première fois. J’ai été arrêté et condamné à huit mois d’emprisonnement.» A peine libéré, il entreprend de nouveau de franchir la Méditerranée. «On a payé des passeurs avec des amis. Quand j’ai vu le bateau, j’ai eu peur. Il était surchargé, absolument pas stable. Je voulais rejoindre la rive à la nage, mais les militaires libyens risquaient de nous tirer dessus.»
La traversée vire rapidement au cauchemar. A bord, on compte 72 personnes, dont 20 femmes – certaines sont enceintes – et deux bébés. Après quelques heures de navigation, les migrants manquent déjà d’eau. Ils lancent un appel au secours à l’aide de leur téléphone satellitaire. Celui-ci est répercuté par les garde-côtes italiens, toutes les quatre heures pendant dix jours, à l’Otan et aux bâtiments militaires présents en Méditerranée.
Le 27 mars, en fin de journée, un hélicoptère survole le zodiac, largue des bouteilles d’eau et des biscuits. «On lui a montré les bébés, ils ont pris des photos. Mais personne n’est revenu», dit Abu Kurke. Les jours suivants, «on a vu plusieurs bateaux, mais ils ne nous ont pas aidés», ajoute-t-il. Un grand navire gris clair, notamment, s’approche à quelques mètres, sans intervenir. «Les premières personnes sont mortes au bout de trois jours, se souvient le rescapé. La mer était agitée et certains sont tombés à l’eau. On n’a pas pu les remonter à bord.»
Pour survivre, urine et dentifrice
Privée de carburant, l’embarcation dérive lentement vers les côtes libyennes. L’hécatombe se poursuit. «Certaines personnes étaient plus robustes que moi, mais j’ai remarqué que celles qui ont bu de l’eau de mer mouraient plus rapidement. On avait conservé des bouteilles d’eau vides, que l’on remplissait avec notre urine. Quand on avait la gorge trop sèche, on en buvait une gorgée.» Le jeune Ethiopien se «nourrit» aussi de dentifrice : «J’avais vu un capitaine ghanéen faire de même.»
A peine débarqués à Zliten, les rescapés sont incarcérés. Abu Kurke ne rejoindra l’Europe que quelques mois plus tard. Ce sont cette fois les hommes de Kadhafi qui l’y forcent. Une manière de mettre la pression sur les autorités européennes, en guerre contre le «Guide», leur ancien allié.
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