Elsa Vigoureux, Décembre 2001
Dans les salles d’audience où sont jugés les sans-papiers qui arrivent à Roissy, les proxénètes repèrent leurs jeunes proies
Elles ne sont pas venues pour se plaindre, plutôt pour se battre. Rose, Victoria et Grâce ont poussé la porte d’un commissariat parisien et ont confié ce qui leur semblait l’essentiel. Pas leurs vies. Mais des histoires d’argent qui ont abouti à la mise en examen d’un couple de Ghanéens, pour « proxénétisme aggravé, falsification de documents administratifs, association de malfaiteurs, et séjour irrégulier ». Un homme de 40 ans et une femme de 30 ans tranquillement installés dans le Val-d’Oise, et pour qui les trois jeunes filles âgées de 20 à 22 ans vendaient leurs corps sur les Maréchaux. La vérité, c’est qu’elles en avaient assez de se sentir flouées, de reverser une partie trop élevée de leurs gains. Et le loyer qu’elles payaient tous les mois. C’est surtout pour ça qu’elles sont allées voir la police. Devant les enquêteurs, elles se sont prétendues sierra-léonaises pour deux d’entre elles, la troisième assurant être de nationalité nigériane. Et elles ont même présenté des papiers. Mais sans photos.
Une histoire banale et vite conclue, si l’on occulte les rumeurs qui bourdonnent dans les couloirs du tribunal de grande instance de Bobigny depuis deux ans. Le Gisti (Groupe [d’information et de Soutien aux Immigrés) a même déposé une plainte, en mars 2001, pour que la lumière soit faite sur ces « rabatteurs qui récupéreraient des jeunes femmes ou filles mineures étrangères pour alimenter un ou des réseaux de prostitution », et ce à l’intérieur même du tribunal. Comme Rose, Victoria et Grâce, des Sierra-Léonaises pour la plupart, toutes arrivées et placées en zone d’attente à Roissy. Là où, depuis quatre ans justement, le nombre de mineurs africains en situation irrégulière a triplé. Lesquels défilent ensuite à la chaîne devant des juges, à l’audience dite des « 35 quater », du nom de l’article visant les étrangers arrivés en France en situation irrégulière. En 1996, les magistrats rendaient 50O décisions en trois mois. Pour le troisième trimestre 2001, 2 500 cas ont été traités.
Quarante-cinq dossiers par jour, s’exclame juge. Si vous prenez dix minutes par personne, vous finissez votre boulot à 21 heures. Et dix minutes pour écouter l’histoire d’une vie difficile, c’est impossible. Alors on se limite à l’examen des questions de procédure. » Et les gamins sont libérés ou placés dans les foyers de ’Aide sociale à l’Enfance (ASE). Les premiers disparaissent dans la nature dès leur sortie du tribunal, tandis que 40% des seconds fuguent au bout de quelques jours. Toujours après avoir passé quelques coups de fil, parfois jusqu’aux Pays-Bas ou en Allemagne Et tout le monde connaît le « manège », au tribunal. Des greffières, des interprètes, des magistrats, des avocats, des responsables d’associations ont dénoncé ces hommes qui rôdent, et quittent souvent les lieux entourés de plusieurs jeunes filles. Ainsi, en juin 1999 déjà, le parquet des mineurs de Bobigny lançait une enquête préliminaire afin d’éclaircir la disparition de deux mineures africaines qui ont composé le même numéro de téléphone avant de fuir leur foyer d’accueil. Même scénario, moins d’un an plus tard : trois mineures se sont évaporées, nouvelle enquête. Les recherches restent vaines. Il aurait fallu le feu vert du parquet pour déployer les grands moyens, mettre en place des filatures, des écoutes téléphoniques, voire ouvrir une information judiciaire. Oser, quoi.
« Depuis la fin de l’année 1999, des proxénètes se baladent dans le tribunal pour recruter la misère du monde, au vu et au su de tous, et on attend mai 2001 pour faire quelque chose regrette Me Stéphane Maugendre, l’avocat du Gisti. Comment comprendre que la plainte soit restée six semaines sur le bureau de Jean-Paul Simonnot, procureur de la République de Bobigny, avant que ne soit ouverte une information ? Le procureur s’insurge : « il est inadmissible de penser que le parquet n’a pas rempli sa tâche. » Et répète : « Cette affaire ne pourrait aboutir que dans la mesure où des jeunes filles viendraient se confier. » Attendre donc, plutôt qu’oser.
Attendre que le hasard conduise Rose, Victoria et Grâce devant la juge Marie-Paule Moracchini, à Paris. Qu’aussitôt un employé du palais de justice fasse le rapprochement et qu’il parle de l’affaire de Bobigny. Parce que les trois jeunes filles, recrutées dès leur pays d’origine par leurs proxénètes, ont atterri à Roissy. Que deux d’entre elles ont été jugées au « 35 quater », en Seine-Saint-Denis. Elles n’ont eu qu’à traverser la passerelle bleue à la sortie du tribunal. C’était prévu comme ça, on les attendait de l’autre côté pour leur nouvelle vie. Quant à la troisième, elle a rejoint ses amies en contactant un couple de Ghanéens, après un séjour à l’hôpital. La magistrate parisienne s’est dessaisie rapidement au profit du juge Olivier Géron, qui instruit l’enquête à la suite de la plainte du Gisti, à Bobigny. La réalité de ces trois filles vient enfin heurter les rumeurs qui peinent à éclore à Bobigny. « Le fin mot est politique », confie un proche du dossier. On ne veut pas s’occuper de ces filles-là. Tout simplementI parce que ce sont des étrangères dont personne n’a rien à faire. Qu’importe qu’elles se prostituent la nuit. Le jour, elles n’ont pas de statut.