Leur expulsion ratée avait provoqué une polémique au sein du gouvernement. Sept mois plus tard, ils sont seuls face à la cour d’appel et à un rapport de police bâclé.
UNE douzaine de jeunes Maliens sans papiers ont comparu le 29 octobre dernier devant la cour d’appel de Paris. Ils étaient accusés de « refus de se soumettre à une mesure de reconduite à la frontière ». En clair, ils auraient résisté aux policiers chargés de les escorter dans l’avion jusqu’à Bamako. Une audience en apparence banale, devant le triste décor de la 12* chambre, une des plus sombres et des plus poussiéreuses du Palais.
Mais le procès, cette fois, promettait d’être passionnant, animé et sûrement exemplaire. Car ces expulsés n’étaient pas tout à fait comme les autres. Leur aventure avait, voilà sept mois, provoqué une mémorable colère du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, suivie d’un début de polémique, à l’Assemblée, au sein de la gauche plurielle, et même d’une déclaration du Premier ministre.
Chevènement en rogne
Le 28 mars 1998, le vol Paris-Bamako était parti sans ces douze expulsés. Des militants d’extrême gauche avaient distribué des tracts dans l’aérogare, et plusieurs passagers avaient pris fait et cause pour les Maliens. Après plusieurs heures de négociations, le commandant de bord faisait débarquer tout le monde, et l’avion décollait finalement sans les douze « reconduits ». Le lendemain, le scénario s’était reproduit, et cette fois neuf passagers solidaires (africains et européens) avaient été débarqués et placés quelques heures en garde à vue.
Deux jours plus tard, Chevènement stigmatisait « l’incivisme fondamental » des organisations de soutien aux sans-papiers, et en particulier de l’association Jeunes contre le racisme en Europe, qu’il qualifiait d’« organisation trotskiste d’origine britannique ». Puis il menaçait de poursuites judiciaires les passagers qui s’étaient interposés. Dominique Voynet avait alors déploré les « expressions malheureuses » de son collègue de l’Intérieur. Et, en fin de course, il fallut que Jospin calme le jeu en défendant sa politique de l’immigration, « ferme et équilibrée ».
Justice à la trappe
Mais qu’étaient devenus les pauvres bougres héros involontaires et oubliés de ce tintamarre au sommet ? Ramenés au poste de police de l’aéroport, ils ont été poursuivis pour refus d’embarquer, séjour irrégulier en France, et traduits devant le tribunal correctionnel de Bobigny, dont dépend Roissy. Tout seuls. Ni les fameux « trotskistes anglais », responsables de tout à en croire Chevènement, ni les passagers « complices » n’ont été inquiétés. Le dossier des douze Maliens était si mal ficelé que les juges de Bobigny ont annulé la procédure et relaxé les prévenus. Mais le parquet a aussitôt fait appel.
Jeudi dernier, devant la cour d’appel de Paris, l’avocat général s’est montré fort courroucé. Les premiers juges ont commis une erreur de droit, a-t-il expliqué avant d’exiger des condamnations. Pour la plupart, les sans-papiers ont nié avoir résisté dans l’avion. Deux d’entre eux ont reconnu qu’ils ne voulaient pas partir sans leurs bagages. Une revendication, il est vrai, exorbitante… D’autres ont expliqué tant bien que mal qu’ils avaient été embarqués, à tous les sens du terme, dans une tourmente qui les dépassait. Et plusieurs ont protesté contre les méthodes employées par les flics de l’escorte : menottes, Scotch, bâillons, le tout agrémenté de quelques coups…
Qui dit la vérité ? Comment les choses se sont-elles passées ? Pourquoi les passagers ont-ils pris à partie les policiers ? Les expulsés étaient-ils maltraités et bâillonnés, contrairement à ce qu’affirme le ministère de l’Intérieur, qui a fait savoir au « Canard » que l’usage de tout bâillon est strictement interdit ? Grâce aux débats devant la cour d’appel, on allait enfin savoir…
Pour cette affaire qui avait ému les plus hautes autorités de l’État, la justice s’est montrée à la hauteur. Pas un seul témoin n’a été appelé à la barre. L’accusation s’est appuyée sur un rapport de quatre pages, signé par Gilles Beretti, commissaire des RG, qui était responsable des expulsions, mais… n’était pas sur place. Il rapporte ce que ses subordonnés lui ont rapporté. Ces Maliens étaient abominables. Ils crachaient sur les fonctionnaires, les insultaient, les menaçaient. Et, bien qu’entravés, parvenaient à se blesser eux-mêmes.
Comment de tels débordements ont-ils pu leur attirer la sympathie des passagers ?
Mystère : aucun voyageur n’a été interrogé. Pas plus que le personnel de bord.
Certains ont-ils été blessés ? Le médecin qui les a examinés après leur débarquement de l’avion n’a pas été entendu. Aucun rapport médical n’a été versé au dossier. Ont-ils oui ou non été bâillonnés ? La question ne sera pas abordée.
Commissaire embrouillé
Faudra-t-il donc se contenter des témoignages des policiers ? Même pas : aucun fonctionnaire présent le jour des faits n’est convoqué. Leur chef n’est pas là. Et aucun n’a été entendu, selon les règles de la procédure, sur un procès-verbal… Plus fort, si l’on ose dire, nul ne sait qui porte les accusations sur tel ou tel prévenu à travers le rapport des RG, unique pièce de l’accusation. Car les noms des policiers escorteurs, en principe chargés chacun d’un expulsé, changent d’une pièce du dossier à l’autre. Selon le précieux rapport du commissaire des RG, c’est Dupont qui s’occupe de Mamadou. Selon la fiche d’escorte, c’est Durand. Quelle importance ? Il faut savoir qu’un simple PV pour excès de vitesse est annulé s’il n’est pas établi qu’il a été signé par le policier qui a constaté personnellement l’infraction. Mais il ne s’agissait, ce 29 octobre, que de Maliens, sans papiers et sans bagages…
Pas le moins du monde troublé, l’avocat général a demandé des peines de prison. Même tarif pour tout le monde : 4 mois ferme et 5 ans d’interdiction du territoire français. L’arrêt sera rendu le 26 novembre. Ce sera un grand moment de notre histoire judiciaire.