Dominique Simonnot, 22/05/2001
Suspectés de terrorisme par Pasqua, les 31 hommes ont finalement été innocentés.
Ils sont trente et un. Des Kurdes arrêtés à travers toute la France, en novembre 1993 sur ordre de Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur. Tous étaient soupçonnés d’être au centre d’un racket organisé pour le compte du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ils ont été incarcérés, huit jours, quinze jours, quatre mois, six mois, avant d’être placés sous contrôle judiciaire. Le 11 mai dernier, le juge parisien Roger Le Loire a mis un terme à l’affaire avec un non-lieu général. Voilà déjà trois ans d’ailleurs que le magistrat avait clos son instruction et conclu à l’innocence des Kurdes. Le parquet antiterroriste ne s’est pas beaucoup pressé de conclure.
Manipulation. En novembre 1993, l’opération de police aboutit à cent onze interpellations ayant permis selon le communiqué du ministre de l’Intérieur de saisir du matériel «pouvant servir à composer des engins incendiaires et des instruments destinés à falsifier des documents administratifs». Deux jours plus tard, vingt-quatre personnes sont mises en examen, dont vingt et une sont placées sous mandat de dépôt (les autres seront arrêtées quelques jours plus tard). A la télévision, Charles Pasqua assène «il est possible que la cause kurde mérite quelque sympathie», mais pas question d’accepter «que l’on transpose sur notre sol la guérilla, le racket et que l’on soit la base arrière d’organisations terroristes». Il parle aussi du «coup de filet» qui a eu lieu presque en même temps dans les milieux islamistes. «Certaines personnes interpellées s’apprêtaient à commettre des attentats en France» affirme-t-il. On saura bien plus tard que les policiers ont déposé puis saisi chez Moussa Kraouche, le président de la Fraternité algérienne en France des documents «prouvant» ses relations avec les GIA. Cette manipulation causera même la colère du juge Le Loire et consacrera sa rupture avec le pool antiterroriste, qu’il quitte il y a cinq ans en emportant ses dossiers. Dont celui des Kurdes. La vague d’arrestations avait d’ailleurs été organisée en son absence et tous les interrogatoires menés pas la juge Laurence Le Vert.
Expulsions. Les avocats réagissent après cette rafle de novembre 1993. Pour Daniel Jacoby, qui est aussi à l’époque, président de la Fédération internationale des droits de l’homme «il s’agit d’un dossier artificiellement fabriqué». Bilan final donc, les trente et un non-lieux. Mais aussi des expulsions de Kurdes «en urgence absolue» vers la Turquie. Dans son ordonnance, Roger Le Loire recense les actions violentes menées en France et attribuées au PKK. D’abord les règlements de compte meurtriers dans la communauté en 1992. Puis le 24 juin 1993, une prise d’otages au consulat de Turquie à Marseille. A Lyon avec «deux opérations commando visant les locaux de la Turkish Airlines et la Maison de la Turquie». A Paris, où «deux engins incendiaires étaient lancés sur l’agence de la Banque du Bosphore» par deux individus non identifiés. Ou à Strasbourg, le 4 novembre 1993, la Banque du Bosphore, mais aussi deux agences de voyage sont visées et quatre militants du PKK arrêtés. Enfin, en Turquie, où quatre Français sont enlevés. A Paris, le 15 novembre 1993, la DST (Direction de la surveillance du territoire) transmet à la DGPN (Direction générale de la police nationale) un rapport «faisant état d’informations recueillies sur le PKK qui en utilisant en France un réseau associatif, y commettrait des actions criminelles ou délictuelles» note le juge. Quant à la recrudescence des actions du PKK en France, elle serait, selon la DST «à relier à l’augmentation de l’immigration turque et kurde, notamment clandestine ou dans le cadre de demandes d’asile plus ou moins fantaisistes» relate encore le juge. Pour conclure cinq pages plus loin, au manque de preuves: «Les perquisitions ne révélaient pas la présence d’armes.» Seulement des notes, des listes de noms «au regard de sommes d’argent». Pour lui, «les investigations ne permettaient pas cependant de caractériser l’infraction d’extorsion de fonds, en l’absence de plainte». Et ne révélait pas davantage «la préparation de crimes et délits».
Arbitraire. Me Jean-Jacques de Felice fait maintenant les comptes: «Les mois de prison, les cautions versées, les associations kurdes interdites, les noms des interpellés transmis à la police turque. Mais enfin, il faut se réjouir, dit-il, il n’est jamais trop tard pour mettre fin à l’arbitraire.» Me Stéphane Maugendre a défendu un des Kurdes interpellé. Sa compagne a été placée en garde à vue, son cabinet a été perquisitionné. «Ce non-lieu total est, remarque l’avocat, d’autant plus important qu’il émane d’un juge qui a fait partie du pool antiterroriste et qui a un certain recul sur les pratiques de ses collègues.» Ensemble, les avocats vont maintenant demander à la justice d’indemniser leurs clients.