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Les OQTF, la nouvelle obsession du ministère de l’Intérieur

Le ministre de l’intérieur ne cache pas son intention depuis des mois : il veut rendre « la vie impossible aux étrangers en situation irrégulière ».

Publié le 13 mars 2023, par Céline MarteletAlexandre Rito, photos Alexandre Rito

Il est 12h10, ce mardi 10 janvier, lorsque plusieurs femmes et hommes en uniforme se placent au bout d’un quai de la Gare du Nord à Paris. Ils sont sept au total. Des policiers, des membres de la sûreté ferroviaire et trois fonctionnaires de la police aux frontières, la PAF. Tous en rang, ils dévisagent les passagers qui s’engagent sur ce quai. Sur l’écran, la destination s’affiche : Calais, départ 12H25. Seuls quelques passagers pressés passent devant eux en poussant des valises à roulettes. Personne n’est arrêté pour un contrôle d’identité.

Quelques minutes plus tard, les forces de l’ordre se déplacent de quelques mètres pour surveiller les passagers d’un train en provenance d’Amsterdam. Il est 12h35.

C’est exactement en descendant de ce train que Azizullah (le prénom a été modifié) a été arrêté en décembre dernier. Ce jour-là, le jeune Afghan posait pour la première fois le pied en France avec l’intention d’y déposer une demande d’asile. Pour arriver à la Gare du Nord, pendant plus d’un an, le jeune homme a traversé l’Iran, la Turquie et l’Europe jusqu’en France. A peine débarqué à Paris, il n’a pas même pas eu le temps d’appeler l’Ofii, l’Office Français de l’Immigration de l’Intégration : la police lui a immédiatement délivré à sa descente du train une OQTF, une obligation de quitter le territoire français.

Lorsque nous le rencontrons devant les bureaux de l’Ofii à  Paris, Azizullah est complètement perdu. Il plie et replie avec angoisse cette feuille blanche avec l’insigne “Préfecture de Police”. Les traits creusés par deux nuits dans la rue, le jeune afghan cherche désespérément à saisir le sens de ce document que la police française lui a remis il y a 48 heures. Dans la file d’attente, un autre Afghan se dirige vers lui et vient lui faire comprendre qu’il doit quitter la France. Le regard d’Azizullah se fige « J’ai fui l’Afghanistan, lorsque les talibans ont repris le pays. Je ne vais pas y retourner. » Quelques minutes plus tard, le jeune homme est reparti.

Des exilés en détresse, la Cimade en reçoit plus d’une centaine par jour dans sa permanence du 17eme arrondissement. Dès 8H30, ils sont déjà des dizaines à attendre sur le trottoir. Des femmes, des enfants, des hommes.  Dans le froid Michèle, l’une des bénévoles, tente d’organiser les choses. À l’intérieur, dix bénévoles reçoivent, écoutent et orientent avec patience ces exilés. Beaucoup sont sous le coup d’une OQTF, une mesure administrative d’éloignement des étrangers prévue en droit français depuis 2006. Assise derrière une petite table, Anne-Marie tend deux grandes enveloppes à Ali ( le prénom a été modifié), un malien. « Il faut aller déposer une requête au tribunal administratif le plus rapidement possible, il vous reste moins de 24 heures. » Anne Marie est bénévole à la Cimade depuis 20 ans. Elle poursuit, « Ali, par les temps qui courent, n’allez pas dans les gares, ne prenez pas trop le métro ou le bus. » La veille, Ali a été arrêté  sur un chantier de construction où il travaillait. Il vit en France en situation irrégulière depuis cinq ans. « C’est compliqué. Je ne sais pas si cela va marcher devant les juges s’ils vont me laisser rester en France et annuler cette OQTF », confie le malien. « J’ai peur de me faire arrêter encore en sortant d’ici maintenant je suis sur mes gardes. »


À la table juste derrière une autre bénévole reçoit une femme avec un bébé dans les bras. Et, elle donne aussi ce même conseil : ne pas aller dans les gares. « La semaine dernière, j’ai eu trois cas de personnes interpellés à Gare du Nord qui se sont vus notifier des OQTF. Ils font des contrôles au faciès », assure Anne-Marie.

Pour toutes les associations qui viennent en aide aux  personnes sans-papiers, une circulaire a déclenché un emballement ,  “ une chasse aux étrangers en situation irrégulière” pour certains interlocuteurs : celle dite du 17 novembre . Dans ce texte adressé aux préfets, les instructions de Gérald Darmanin sont très claires: « Je vous demande d’appliquer à l’ensemble des étrangers sous OQTF la méthode employée pour le suivi des étrangers délinquants ». Pour cela, le ministre de l’Intérieur demande aux préfets de délivrer des « Obligation à quitter le territoire français à l’issue d’une interpellation ou d’un refus de titre de séjour » et « d’exercer une véritable police du séjour ».

Cette circulaire préfigure la future loi sur l’immigration voulue par le gouvernement, et portée par Gérald Darmanin. Le texte doit être étudié fin mars au Sénat. La moitié des vingt-sept articles de ce projet de loi se concentrent sur les étrangers en situation irrégulière que le gouvernement veut pouvoir expulser plus facilement,  avec en premier lieu ceux déjà condamnés pour des crimes et des délits punis de dix ans ou plus d’emprisonnement. Le texte prévoit aussi de « réduire le champ des protections contre les décisions portant obligation de quitter le territoire français lorsque l’étranger a commis des faits constituant une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat ».

“La menace à l’ordre public” pour des OQTF à la chaîne.

Le 5 octobre 2022, le préfecture de Police de Paris ordonne le démantèlement d’un camp d’exilés dans le 19eme arrondissement de Paris. Ce jour-là, vingt-sept personnes sont envoyées au Centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot, près de l’aéroport Paris Charles-de-Gaulle. Parmi elle, Majid ( le prénom a été modifié), un jeune syrien de 22 ans. Le motif de son OQTF ? : « Outrage à une personne chargée d’une mission de service public. » Rencontré au CRA, Majid l’assure, il n’a menacé aucun policier. Aucune procédure judiciaire n’a d’ailleurs été engagée contre lui.

« Ce motif de menace à l’ordre public est de plus en plus utilisé, constate Justine Langlois, avocate au barreau de Seine Saint Denis. Auparavant, elle était utilisée surtout pour motiver les OQTF des personnes condamnées mais aujourd’hui, elle est utilisée pour la moindre interpellation avec un outrage. Les forces de l’ordre ont des directives : utiliser la menace à l’ordre public pour donner plus de force à l’OQTF en cas de recours. » Contacté sur ce point, le ministère de l’intérieur n’a pas donné suite à nos demandes.

En décembre 2022,  Alpha est arrêté après un contrôle d’identité musclé dans une rue à Paris. Le père de famille malien est en situation irrégulière, pendant sa garde à vue, on lui délivre une OQTF mais personne ne lui donne le document qui lui permet de faire un recours devant le tribunal administratif dans les 48H . Alpha insiste. « L’un des policiers m’a dit “retourne en Afrique” », se souvient-il. Le malien, âgé de 30 ans, retourne donc au commissariat accompagné d’un bénévole de la Cimade.

« Les policiers l’ont tutoyé. Moi, ils me vouvoyaient, » s’insurge Eric. « Le droit des étrangers aujourd’hui n’est plus le même. Si tu es étranger tu n’es pas traité de la même manière, c’est évident ! » A force d’insister, Alpha parvient à récupérer son OQTF, et parvient à déposer un recours à la dernière minute. « Je me suis dit de toute façon avec eux, je ne vais jamais gagner alors je n’ai rien dit face aux propos racistes. »

Vivre dans l’angoisse.  

Dans son projet de loi initial voulu par Gérald Darmanin prévoyait de délivrer une OQTF aux demandeurs d’asile dès le rejet de leur dossier par l’OFPRA. Mais l’exécutif a finalement écarté cette mesure. Pourtant dans les faits, elle est déjà appliquée. Dans le Morbihan, Giorgi et Galina, un couple de Géorgiens doivent y faire face depuis plusieurs mois. Avec leurs enfants âgés de 7 et 11 ans,  en juin 2022, ils fuient la Géorgie où le père est menacé par un groupe mafieux. Après un périple entre la Russie et la Turquie, la famille arrive quelques semaines plus tard à Questembert après avoir déposé une demande d’asile. Les enfants vont très vite à l’école. Les parents prennent des cours de français. Le 30 novembre 2022, le couple reçoit un courrier de l’OFPRA leur annonçant que leur demande d’asile est rejetée. Motif : les risques d’atteintes graves auxquels ils se disent exposés en cas de retour dans leur pays ne sont pas avérés. Un premier choc. Le deuxième arrive fin janvier. Giorgi et Galina se voient notifier une OQTF. Aussitôt, l’école où sont scolarisés les enfants se mobilise pour empêcher cette expulsion. Le maire de Questembert et des élus suivent le mouvement. Le 1er mars, le recours de la famille a été examiné par le tribunal administratif de Rennes. La décision est attendue dans 15 jours. « Ils se sont enfuis en laissant une vie derrière eux, en essayant de ménager leurs enfants tant bien que mal et puis finalement en arrivant ici , l’insécurité est toujours présente, tient à préciser Kristel, membre du comité de soutien de la famille. On leur dit qu’on ne veut pas d’eux pour des raisons plus hautes qui leur échappent. Tout cela est très angoissant. Mais, ils restent souriants malgré le stress de devoir peut-être repartir dans un pays où ils sont clairement menacés. »

Selon les derniers chiffres du ministère de l’intérieur disponible, au premier semestre 2021, 62 207 OQTF ont été prononcées en France. 3 500 ont été exécutées seulement. En cause, la difficile identification des individus mais aussi le manque de coopération des pays d’origine qui refusent de délivrer des laissez-passer consulaires nécessaires au retour de leurs ressortissants.

Pour les femmes et hommes qui se sont vus notifier une OQTF , le quotidien change. « C’est une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes, à tout moment ils peuvent être conduits dans un centre de rétention administrative », confie Stéphane Maugendre , avocat et président du Gisti. « S’ils prennent le métro ou leur voiture, ils ont peur. Finalement, c’est chez eux qu’ils sont un peu tranquilles. On est en train de créer une catégorie de sans-papiers ultra-précaire. »

Cette angoisse, Rama, la trentaine la vit à chaque minute. Sous le coup d’une OQTF, après avoir été arrêtée et placée en garde à vue dans le cadre d’une enquête toujours en cours, la jeune mère a été envoyée au centre de rétention administrative de Mesnil-Amelot .« J’entends passer les avions au-dessus de ma tête, je me dis que bientôt je vais être à bord de l’un d’eux. » Lorsqu’elle s’assoit dans la petite salle réservée aux visites, Rama est rongée par l’inquiétude. « Ils veulent m’envoyer au Sénégal. Je ne connais pas ce pays. Je suis arrivée en France à l’âge de 4 ans », s’agace Rama. Son fils de trois ans est français. Il vit aujourd’hui chez sa grand-mère. « De toute façon, ils peuvent m’expulser. Je vais revenir, toute ma famille est ici », lance déterminée Rama avant de retourner au bâtiment 3, celui réservé aux femmes dans ce CRA de Mesnil-Amelot.

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La France assume de délivrer des OQTF à des personnes non expulsables

Nejma Brahim, Mardi 17 janvier 2023

L’attaque qui a fait six blessés, dont un grièvement, mercredi 11 janvier, à la gare du Nord à Paris, aurait été perpétrée par une personne étrangère en situation irrégulière, qui pourrait être de nationalité libyenne ou algérienne, selon les derniers éléments communiqués par le parquet de Paris. Des sources policières n’ont pas tardé à préciser que l’auteur des faits faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), signée l’été dernier par une préfecture en vue d’un renvoi vers la Libye, comme le confirme le ministère de l’intérieur auprès de Mediapart.

L’affaire vient une nouvelle fois démontrer les obsessions du ministère de l’intérieur en matière de chiffres concernant les expulsions. Si l’on ignore encore le profil et les motivations de l’individu interpellé –deux proches de son entourage ont été entendus jeudi –, il s’avère que l’OQTF dont il faisait l’objet n’avait pas été exécutée, puisque l’instabilité que connaît la Libye et le manque de relations diplomatiques avec ce pays ne permettent pas de renvoyer qui que ce soit là-bas.

Sans surprise, l’extrême droite n’a pas tardé à s’exprimer : « Le nombre de clandestins sous le coup d’une OQTF impliqués dans des actes criminels se multiplie. La future loi sur l’immigration devra apporter une réponse ferme et déterminée à cette menace exponentielle. Nous y veillerons », a tweeté Marine Le Pen en réaction à un article de BFMTV, indiquant que l’individu était connu des services de police pour des faits de droit commun, « principalement des atteintes aux biens ».

« L’assaillant de la gare du Nord qui a blessé six personnes faisait l’objet d’une OQTF et aurait crié “Allah Akbar” au moment des faits. Quand ces OQTF seront-elles enfin exécutées ? », a réagi de son côté Éric Ciotti, sans prendre la moindre précaution quant aux propos prononcés, qui pour l’heure ne sont pas avérés.

Le parquet de Paris, qui a ouvert une enquête pour « tentative d’assassinat » et confié les investigations à la police judiciaire, confirme ses antécédents mais se montre prudent. « L’identification précise du mis en cause est en cours, ce dernier étant enregistré sous plusieurs identités dans le fichier automatisé des empreintes digitales alimenté par ses déclarations au cours de précédentes procédures dont il a fait l’objet », indique un communiqué de la procureure de Paris. « Il pourrait s’agir d’un homme né en Libye ou en Algérie et d’une vingtaine d’années, dont l’âge exact n’est pas confirmé. »

Un profil ni régularisable ni expulsable.

Le ministère de l’intérieur

Une question subsiste : pourquoi délivrer une OQTF à un ressortissant supposé être libyen, lorsque l’on sait qu’on ne peut expulser vers la Libye ?

Interrogé à ce sujet, le ministère de l’intérieur s’explique, tout en soulignant que l’enquête est toujours en cours : « L’individu est a priori libyen. La Libye étant un pays instable et en guerre, il n’y a pas d’éloignement vers ce pays. L’OQTF est la conséquence d’une situation administrative irrégulière. En l’absence de droit au séjour, elle est appliquée par les services. En l’espèce, il s’agit d’un profil ni régularisable ni expulsable. »

L’objectif est de prendre une OQTF malgré tout, poursuit le ministère, afin que l’individu « puisse être expulsé dès que la Libye sera stabilisée ».

Depuis plusieurs années, outre la Libye, la France n’expulse plus vers un certain nombre de pays comme la Syrie, l’Afghanistan ou plus récemment l’Iran, considérant que la situation de ces pays, ravagés par les guerres, les conflits, l’instabilité ou la répression, ne permettent pas de garantir la sécurité des personnes éloignées. Parce qu’il est trop compliqué, aussi, d’obtenir les laissez-passer consulaires nécessaires au renvoi d’un ressortissant de ces pays lorsque les relations diplomatiques sont rompues.

Il n’existerait pas de liste « officielle » des pays vers lesquels on ne renvoie pas, bien que des associations d’aide aux étrangers plaident pour que ce soit le cas et pour qu’une position claire soit adoptée par les autorités. « On ne peut pas prononcer des OQTF à des ressortissants tout en sachant qu’on ne peut pas les expulser, en arguant qu’on ne peut pas négocier avec les talibans ou Bachar al-Assad, c’est absurde », commente un représentant associatif.

Selon des sources associatives, au moins 44personnes se déclarant de nationalité libyenne ont ainsi été enfermées en rétention en2022, contre 119 en 2021 et 110 en 2020. Aucun ressortissant libyen n’a été expulsé vers la Libye au cours des dernières années, assure le ministère de l’intérieur.

De plus en plus d’Afghans font aussi l’objet d’une OQTF et sont placés en centre de rétention administrative (CRA), ces lieux de privation de liberté où sont enfermés les sans-papiers en attente de leur éloignement (90 jours au maximum avant d’être libérés). Début 2022, l’association La Cimade craignait des expulsions « par ricochet » (voir ici ou ), c’est-à-dire des renvois de ressortissants afghans vers des pays n’ayant pas suspendu les expulsions vers l’Afghanistan (c’était le cas, par exemple, de la Bulgarie).

Des ressortissants syriens, comme a pu le documenter Mediapart, se voient eux aussi délivrer des OQTF et sont placés en CRA pendant des jours alors même qu’ils ne sont pas expulsables. Marlène Schiappa le réaffirmait d’ailleurs sur France Inter fin novembre dernier : la France « ne renvoie pas quelqu’un vers la Syrie ».

Cela n’a pas empêché non plus la préfecture de l’Aude de prononcer une OQTF contre une ressortissante iranienne, qui avait pourtant fui la répression qui sévit dans son pays face au mouvement de révolte des femmes, lui enjoignant de quitter le territoire français et de « rejoindre le pays dont elle possède la nationalité ».

Une stratégie contradictoire avec les objectifs du gouvernement

Ces OQTF précarisent les étrangers et étrangères qu’elles visent, les contraignant à vivre dans l’ombre et dans la crainte du moindre contrôle, y compris lorsqu’ils et elles se rendent sur leur lieu de travail.

Ces personnes sont aussi conscientes que l’OQTF est bien souvent associée à la notion de délinquance, alors même que beaucoup n’ont rien à se reprocher.

Un système « contre-productif » aux yeux de l’avocat Stéphane Maugendre, spécialiste en droit des étrangers et en droit pénal, qui « surprécarise les personnes parfaitement insérées en France », mises en difficulté dans chaque petit acte du quotidien et aujourd’hui stigmatisées par les discours répétés de Gérald Darmanin visant à faire un trait d’union entre OQTF et délinquants dits étrangers.

En guise d’exemple, l’avocat cite le cas récent de deux de ses clients, victimes du caractère aujourd’hui systématique de la délivrance des OQTF : l’un était déjà en cours de recours au tribunal administratif, l’autre avait déposé une demande d’admission exceptionnelle au séjour en préfecture et travaille dans un métier en tension – il pourrait donc être concerné par la future mesure voulue par Gérald Darmanin dans le projet de loi immigration à venir, censé permettre de régulariser plusieurs milliers de sans-papiers qui répondent à certains critères (lire notre analyse).

Dans une course aux chiffres, les autorités continuent de délivrer toujours plus d’OQTF, et tant pis si, dans le lot, un certain nombre de personnes ne peuvent être éloignées du territoire. Une stratégie contradictoire avec les objectifs que se sont fixés le chef de l’État et son gouvernement concernant le taux d’exécution de ces OQTF, qu’ils aimeraient voir augmenter. En 2019, Emmanuel Macron promettait même, dans une interview à Valeurs actuelles,d’exécuter 100 % des OQTF – un objectif intenable.

Plus récemment, son ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, donnait aux préfets pour instruction de « prendre des OQTF à l’égard de tout étranger en situation irrégulière, à l’issue d’une interpellation ou d’un refus de titre de séjour », et se réjouissait « d’améliorer le résultat » concernant le nombre d’OQTF exécutées en 2022, en hausse de 22 % à la date de novembre dernier.

« En 2021, la France est le pays d’Europe qui a le plus expulsé », s’est aussi vantée, surFrance Inter, l’ex-secrétaire d’État chargée de la citoyenneté, Marlène Schiappa. Mais cette surenchère sur la délivrance d’OQTF pourrait avoir enfermé le gouvernement dans une spirale infernale. Soumises à des injonctions contradictoires, les préfectures sont poussées à délivrer des obligations de quitter le territoire sans même étudier les cas particuliers – ces mêmes cas qui ne peuvent, de fait, pas contribuer à améliorer le taux d’exécution des OQTF puisqu’il s’agit de personnes non expulsables.

Pour MStéphane Maugendre, le ministère de l’intérieur et les préfectures sont « tombés dans une sorte de piège » « Ils ont multiplié les OQTF, de manière systématique, pour pouvoir dire que des mesures d’éloignement sont prises. Sauf que plus il y a d’OQTF délivrées, moins leur taux d’exécution a de chance d’augmenter, parce que derrière, il y a des contingences matérielles et il faut des moyens colossaux pour y arriver. »

Une analyse qui se retrouve dans les chiffres, notamment entre 2016 et 2019, période durant laquelle le nombre d’OQTF prononcées bondit de 50,4 % pour atteindre 122 839 OQTF par an, tandis que leur taux d’exécution chute de près de 10 points, passant de 14,3 % à 4,8 %. Si les chiffres enregistrent une forte baisse en 2020 et en 2021, c’est lié à la crise sanitaire du Covid-19, qui n’a pas permis d’éloigner les personnes en situation irrégulière.

Certains États, notamment du Maghreb, rechignent aussi à délivrer les laissez-passer consulaires nécessaires, entraînant alors un véritable bras de fer entre les autorités de ces pays et Paris. La France a choisi d’instaurer un « chantage » aux visas pour les obtenir, et, un an plus tard, la stratégie semble avoir payé pour l’Algérie, qui reprend plus facilement ses ressortissants aujourd’hui – la sœur de la meurtrière présumée de la petite Lola a d’ailleurs été expulsée vers l’Algérie mi-décembre, a-t-on appris via l’AFP. Le 19 décembre, un retour à la normale a depuis été annoncé par Gerald Darmanin pour l’octroi des visas aux Algérien·nes.

Également président honoraire du Groupe d’information et de soutien aux immigré·s (Gisti), Stéphane Maugendre estime que les OQTF sont devenues la « nouvelle tendance », notamment depuis le meurtre de Lola, dont la meurtrière présumée était une ressortissante algérienne sous OQTF. « On qualifie désormais les personnes au regard de leur situation administrative, on parle automatiquement de l’OQTF dont ils font l’objet, qui, faut-il le rappeler, n’est pas une mesure d’expulsion mais une décision prise par la préfecture demandant à la personne de quitter le territoire français. »

Une politique qui ne fait qu’alimenter le discours de l’extrême droite, qui scrute désormais les moindres faits divers impliquant une personne étrangère sous OQTF et en fait la recension sur les réseaux sociaux, surtout pour réclamer l’arrêt pur et simple de l’immigration en France. « Derrière la politique du gouvernement, l’extrême droite, dont le Rassemblement national, vient dire que le taux d’exécution des OQTF est trop bas, complète MMaugendreGérald Darmanin est obligé de surenchérir et d’annoncer une loi qui permettra de réduire les délais et le nombre de recours. L’État crée une crise de toutes pièces et justifie ensuite sa loi pour la résoudre. »

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Pourquoi de nombreux magistrats et avocats s’opposent à la généralisation des cours criminelles sans jury populaire

Par Céline Rastello, publié le 16 janvier 2023 à 7h30

L’OBS / JUSTICE

La généralisation, depuis le 1er janvier, du déploiement des cours criminelles départementales (CCD), amenées à juger en première instance de nombreux crimes sans jury populaire, cristallise les critiques de magistrats et d’avocats.

« Mesdames et messieurs, la cour ! » La stridente sonnerie retentit ce mardi 1er septembre 2020 au tribunal judiciaire de Caen, dans le Calvados.

Un homme de 55 ans est jugé pour viols sur son enfant de 7 ans, des faits passibles d’une peine de vingt ans d’emprisonnement. Mais, face à lui, ne siègent pas trois juges professionnels et six jurés tirés au sort parmi la population française, comme traditionnellement dans une cour d’assises. La cour, cette fois, est composée de cinq magistrats.

Ce procès s’inscrit dans le cadre de l’expérimentation des nouvelles cours criminelles départementales (CCD), menée depuis septembre 2019 dans quinze départements. Leur généralisation, depuis le 1er janvier 2023, à l’ensemble du territoire cristallise les critiques de nombreux magistrats et avocats, mais pas seulement. Pour quelles raisons ?

 Que craignent-ils ?

Décryptage

1.      Pourquoi ces nouvelles cours ?

Jusqu’à présent, en première instance, tous les crimes (assassinat, meurtre, braquage, vol à main armée, viol, etc.) étaient jugés aux assises par un jury populaire – sauf ceux concernant le terrorisme et le trafic de stupéfiants en bande organisée, jugés par les cours d’assises spéciales.

Mais les cours d’assises croulent sous les dossiers, qui peuvent attendre plusieurs années avant d’être jugés. D’où la création de ces nouvelles cours, qui doivent permettre de gagner du temps, lutter contre la correctionnalisation (requalification d’un crime en délit, des viols souvent, devant le tribunal

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Procès des attentats du 13 novembre 2015, jour 129 : « Merci Loulou »

CHARLIE HEBDO le 31 mai 2022

Lorraine Redaud, et Emmanuel Prost

Après une heure et demie de retard, dû au refus de comparaître de Muhammad Usman pour « raisons médicales », le président annonce enfin l’ouverture de l’audience. L’impatience commençait à se faire sentir dans une salle étonnamment bien remplie. Mais vient-on pour écouter les plaidoiries, promesse d’un exercice oratoire de qualité, ou pour la partie précédente, celle qui dure moins d’une heure et où les avocats viennent un par un nous parler de ceux qui se sont fait violemment arracher la vie ?

La première phase de ces audiences consacrées aux avocats de parties civiles bouleverse toujours, même après huit mois de procès. En quelques mots, les robes noires défilent au pupitre nous conter la vie d’Hugo, celle de Fanny, de Baptiste, de Thomas, de Justine, d’Emmanuel et de tant d’autres encore. Parfois, un poème est lu, un poème que l’on trouvait assez juste pour parler de l’être fauché qui a été tant aimé.

La deuxième phase en revanche, celle que l’on pourrait nommer « plaidoiries à thème » laisse plus pantois. Il n’est évidemment pas aisé de développer des sujets tels que « la musique » ou « l’amour » en quelques minutes, mais certains propos laissent plus songer à une copie de philosophie où l’on multiplie les citations qu’autre chose.

Pour autant, la plupart des plaidoiries oscillent entre hommages et matière à penser. Maître Bénédicte Lévy qui plaide sur « La mémoire » citera notamment les différents projets mémoriels qui ont vu le jour après le 13 novembre 2015 : associations, concerts, lieux rebaptisés… Plus que la mémoire usuelle, Me Lévy parlera aussi de « corps mémoires », comme ceux d’Hervé et Walid, touchés par des projectiles au Stade de France, qui se réveillent chaque matin en voulant aller de l’avant, mais qui sont aussitôt freinés par ce que leur rappellent leurs corps.

Viendra ensuite Maître Stéphane Maugendre qui, par sa voix grave, réveillera une salle d’audience qui sombre légèrement. Il craint à juste titre que par leur nombre, les victimes et parties civiles du procès aient perdu leur individualité. Lui aussi s’attellera à glisser des histoires personnelles dans une plaidoirie universelle sur « la liberté de créer ». Goguenard, il arrachera un sourire à tout le monde en appelant le président « Loulou », en référence à Babou, l’une des parties civiles du procès qui a échappé aux gardiens de la révolution en Iran et à Daesh, ici en France, qui réalise des comptes rendus d’audience en dessin. Un sourire bienvenu qui remplace les soupirs entendus sur presque tous les bancs.

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Pour la première fois, un viol reconnu comme «lesbophobe» aux assises

par LIBERATION et AFP, publié le 28 mai 2021 à 21h45

Un homme de 25 ans a été condamné ce vendredi en appel par la cour d’assises de Paris à 14 ans de réclusion criminelle pour «viol en raison de l’orientation sexuelle» sur une personne lesbienne, à l’issue d’un procès qui fera date.

C’est une «première historique» selon l’avocat de la victime et les militantes lesbiennes : ce vendredi, la cour d’assises de Paris a condamné un homme à 14 ans de réclusion criminelle pour «viol en raison de l’orientation sexuelle» sur une femme homosexuelle.

En mars 2020, l’agresseur de Jeanne (1) avait été condamné à 15 ans par la cour d’assises de la Seine-Saint-Denis. Sauf que la circonstance aggravante de l’homophobie n’avait pas été retenue. Cette fois, les jurés et les juges ont estimé qu’il s’agissait d’un viol lesbophobe, notamment car l’accusé, âgé de 25 ans, «connaissait dès le début de leur rencontre l’orientation sexuelle» de sa victime. La peine prononcée en appel est légèrement plus faible du fait des aveux de l’accusé sur le viol et les violences : Jeanne, dont l’ensemble du corps présentait de «très nombreuses plaies et ecchymoses», avait notamment eu un tympan perforé.

Au petit matin du 8 octobre 2017, il l’avait violée, violentée et humiliée pendant plus d’une heure dans le huis-clos de son appartement de Saint-Ouen (Saine-Saint-Denis), où la femme de 34 ans avait refusé d’avoir une relation sexuelle après une rencontre et un flirt dans les rues de Paris.

«Il voulait me nier en tant que lesbienne»

La cour s’est également appuyée sur le témoignage de la jeune femme, qui avait relaté à de multiples reprises la phrase lancée en guise d’avertissement par son agresseur : «Tu kiffes les meufs ? Eh bien je vais te faire kiffer.»

La reconnaissance du caractère lesbophobe de cette agression «était le plus important pour moi, a réagi Jeanne à l’issue du procès. Le viol était nourri par ça, il voulait me nier en tant que lesbienne, me punir. Au premier procès, j’avais été niée une deuxième fois par la justice, la société, dans mon identité, c’était ça le plus dur.»

Ce dernier a toutefois persisté à affirmer «ne pas avoir de problème» avec son homosexualité. «T’as compris ? Tu feras moins ta conne maintenant ?» aurait-il pourtant lancé à Jeanne après l’avoir violée. «Il était hors du temps, gavé de cocaïne et d’alcool, il ne savait pas ce qu’il faisait», a dit son avocat, Paul de Bomy, à l’issue du verdict.

«Viol punitif»

«Emu et fier», l’avocat de Jeanne, Stéphane Maugendre, a de son côté estimé que cette condamnation, «une première historique», était aussi «l’aboutissement du procès d’Aix-en-Provence» de 1978. Lors de ce procès, les trois agresseurs d’Anne Tonglet et Araceli Castellano, un couple de lesbiennes, avaient été condamnés au terme d’un combat mené par leur avocate, Gisèle Halimi, qui avait abouti à une redéfinition légale du viol.

«Les femmes lesbiennes et bisexuelles sont extrêmement exposées aux violences et agressions sexuelles» en raison de «la haine et du mépris liés à l’orientation sexuelle, mais aussi de la perception misogyne selon laquelle les femmes sont des objets, et surtout des objets sexuels», a réagi Silvia Casalino, codirectrice de l’EuroCentralAsian Lesbian* Community. «Il s’ajoute aussi la conviction que les femmes qui n’ont pas de relations sexuelles avec des hommes sont malades, anormales et doivent être corrigées», ajoute la militante.

A ses yeux, la décision de la cour d’appel, qui pourrait constituer une première en Europe, selon les informations de son réseau militant, «est très importante et envoie un signal clair aux Etats européens qui sont aujourd’hui en train de discuter l’introduction de mesures pour prévenir les crimes de haine contre les personnes LGBTI».

«4 % des femmes hétérosexuelles disent avoir été victimes de viol, contre 10 % des femmes lesbiennes. On ne peut pas faire semblant de ne pas comprendre», avait insisté l’avocate générale lors du premier procès, en 2020 à Bobigny. «Le viol punitif est quelque chose de courant, mais il y a très peu de dépôts de plaintes, affirme Lucile Jomat, présidente de SOS Homophobie. J’espère que la justice continuera comme ça, pour celles qui ont le courage de porter plainte.»

(1) Le prénom a été modifié à la demande de la victime.

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Polémique sur la justice en bout de piste pour les étrangers

L’ouverture en septembre d’une salle d’audience dans l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle pour les étrangers non admis sur le territoire suscite une levée de boucliers.

Par Maryline Baumard

Une salle d’audience de l’antenne délocalisée du TGI de Bobigny dans l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. LAURENT HAZGUI/ DIVERGENCE

Le dossier est sur le bureau du nouveau garde des sceaux. A peine six jours après son arrivée place Vendôme et François Bayrou recevait déjà un courrier du bâtonnier de Seine-Saint-Denis, Valérie Grimaud, lui demandant de « renoncer expressément au projet d’ouverture » d’une salle d’audience « annexe du tribunal de grande instance de Bobigny, délocalisée sur la zone aéroportuaire de Roissy, pour y juger exclusivement les étrangers en zone d’attente ».

Lundi 29 mai, la pression est montée d’un cran avec une manifestation in situ des opposants à ce déménagement prévu pour septembre. Au bâtonnier se joignent des représentants du Conseil de l’ordre, du Conseil national des barreaux, de la Conférence des bâtonniers, du barreau de Paris et d’autres grands barreaux français tous très opposés au jugement au pied des pistes et non plus au tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny (Seine-Saint-Denis) des quelque 7 000 étrangers placés chaque année en zone d’attente à Roissy.

Il faut remonter à 2003 …

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L’anniversaire de l’épouse se termine au tribunal

Carole Sterlé, 19/04/2017

LP/Arnaud Journois

« Personne n’est parfait, moi non plus », assure l’épouse à la barre. C’est elle, cette jeune coiffeuse, la victime, ce mardi, au tribunal correctionnel de Bobigny mais elle n’a pas voulu déposer plainte contre son mari et ne tient pas à se constituer partie civile.

« J’ai tapé une crise de jalousie, on n’est pas des sauvages, on est des parents, on a des enfants », explique-t-elle pour expliquer la tournure sordide de sa fête d’anniversaire. Deux bouteilles de vodka, six de champagne bues à 10 ou 15, dit son mari, jugé pour violences conjugales. Et lorsqu’elle l’entend parler à une convive en fin de soirée, elle voit rouge. Une bagarre éclate, au point que le voisinage appelle la police. Elle avait des hématomes sur le front, la poitrine, la main, les jambes… mais elle n’a pas voulu déposer plainte. « C’était un malentendu », explique le mari dans le box, plusieurs fois condamné et ce soir-là en état d’ébriété. Et son casier est pesant. En cas de récidive pour des violences conjugales, un mandat de dépôt lui pend au nez. Son avocat, Me Stéphane Maugendre, parvient à convaincre le tribunal de lui laisser une chance. Après tout, un juge d’application des peines avait estimé qu’il était accessible à un bracelet électronique. Le tribunal a condamné l’époux à dix mois de prison avec sursis et mise à l’épreuve pendant deux ans, avec une obligation de soins pour sa consommation d’alcool.

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Un tribunal pour clandestins bientôt délocalisé à Roissy

Le tribunal de grande instance de Bobigny va délocaliser une salle d’audience près de l’aéroport de Roissy pour pouvoir juger plus rapidement des étrangers en situation illégale.

Maxppp / PHILIPPE DE POULPIQUET

Prévu pour septembre, le projet provoque la colère de certaines associations et d’avocats. Aujourd’hui, un étranger qui atterrit à Roissy et qui ne remplit pas les conditions d’entrée sur le territoire français comme l’absence d’un visa par exemple, est escorté jusqu’au Tribunal de grande instance de Bobigny (93) pour y être jugé. A partir de septembre, la justice lui sera rendue sur place, en bordure des pistes, à 35 kilomètres de Bobigny.

L’ouverture de cette salle d’audience, qui doit avoir lieu en septembre, était déjà prévue pour 2006, puis pour 2014 avant que Christiane Taubira ne gèle le projet en décembre 2013. Mais en novembre dernier, le ministère de la Justice demande au président du TGI de Bobigny de créer un prétoire près des pistes pour accélérer les procès.

Expulsion loin des yeux du public

Autour de cette nouvelle salle d’audience, une inquiétude est née. Cette salle est accolée à la ZAPI (la zone d’attente où sont enfermés les étrangers avant de rentrer sur le territoire français) et risque donc de cantonner les procès des étrangers loin des yeux du public.

Pour l’avocat Stéphane Maugendre, “le droit des étrangers intéresse peu mais ce n’est pas un prétexte pour l’éloigner du contrôle et de la vue des citoyens. A partir du moment où la justice se passe en vase clos, sans public pour venir assister au jugement, bien évidemment il y a des dérives. Au bout d’un certain moment, on juge mal, on défend mal.”

Atteintes aux droits des étrangers

Les atteintes aux droits des étrangers sont aussi pointés. “Le principe même d’une délocalisation d’audience au sein d’un lieu d’enfermement des étrangers participe de la stigmatisation de ces personnes, selon Laure Blondel, coordinatrice de l’association Anafé. Cela participe également au fait que l’on met en place une justice parallèle, une justice d’exception.” Chaque année, ils sont environ 7 000 à se voir refuser l’entrée du territoire par la Police aux frontières (PAF) de l’aéroport de Roissy.

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«Je n’imaginais pas que ma vie privée dépendrait de 4m²»

Dounia Hadni ,

Depuis décembre, Libération suit au long cours des parcours d’étrangers croisés dans les files d’attente devant les préfectures. Pour ce quatrième épisode, rencontre avec Rebecca et Kamel, deux personnes étrangères qui vivent en France depuis plusieurs années et qui ont épousé un étranger non-résident en France. A cause des retards pris par l’administration, des démarches fastidieuses, tous deux ont mis leur vie familiale, personnelle et professionnelle en suspens.

Pour Rebecca et Kamel, qui disposent d’une carte de résident de dix ans, c’est le parcours du combattant pour réunir leur famille. Après avoir subi des retards de deux ans de la préfecture de Bobigny (en Seine-Saint-Denis) alors que la procédure est censée durer six à neuf mois maximum. Tous les deux sont pénalisés par des problèmes différents : les ressources, pour l’un, et la superficie du logement, pour l’autre. Rien d’étonnant pour Stéphane Maugendre, avocat spécialisé dans le droit des étrangers, qui assure que la législation se durcit depuis des années concernant le regroupement familial, notamment à cause de la teneur des débats politiques. Pourtant, il s’agit d’un phénomène minoritaire et très encadré : sur près de 215 000 entrées d’étrangers par an, seulement 12 000 personnes viennent dans le cadre du regroupement familial (chiffres 2015 de la direction générale des étrangers en France (DGEF)). Par ailleurs, aucune allocation ou aide sociale n’est prise en compte dans le calcul des ressources du couple.

Rebecca, mère de famille camerounaise de 32 ans, gestionnaire de recouvrement et contentieux, qui a deux garçons de 5 ans et 1 an, n’a pas retrouvé son mari, resté au Cameroun, depuis un an. Son petit dernier n’a pas vu son père depuis sa naissance. Ce qui n’était censé être qu’une démarche administrative pénible d’une durée de six mois s’est transformé en déchirement familial à durée indéterminée.

Alors qu’elle a un titre de séjour de dix ans qui court jusqu’en 2025, elle reçoit dix-huit mois après le dépôt de sa demande un refus du préfet à cause de ses revenus, jugés insuffisants. Elle fait un recours auprès du ministère de l’Intérieur, en prouvant que la préfecture a confondu son salaire brut avec le net : le minimum demandé pour quatre ou cinq personnes, est de 1 272 euros net mensuel sur les douze derniers mois précédant la demande. Or, elle, gagne 1 307 euros net. Argument que le ministère balaye en prétextant, cette fois-ci, son absence de CDI : «Quand bien même le montant de vos ressources serait suffisant, celles-ci ne présentent pas un caractère de stabilité avéré» (Libération a pu consulter le document).

«Depuis sa naissance, mon fils n’a toujours pas vu son père»

«Regardez ce qu’ils ont osé m’écrire : « Vous n’établissez pas être dans l’impossibilité de rendre visite à votre époux qui réside au Cameroun. »» Avant d’ajouter : «Je suis seule avec deux enfants. Depuis sa naissance, mon fils n’a toujours pas vu son père, et voilà la réponse que j’ai : on me suggère des vacances. Je le prends comme une insulte», dit Rebecca, visiblement émue.

Surtout que c’est la préfecture elle-même qui exige qu’elle soit toujours en activité. Et comme elle cumule les CDD, elle ne peut pas se permettre de prendre des vacances. Sans oublier le prix très élevé des billets d’avion pour le Cameroun dont le montant pourrait servir, justement, à financer les besoins de sa famille.

Rebecca espère saisir le tribunal pour invalider cette décision du préfet. Mais elle dispose d’un délai de deux mois, trop court pour payer les frais d’avocat qui s’élèvent à 3 000 euros environ ; aucune aide juridictionnelle n’étant mise à la disposition des étrangers pour ce genre de procédures.

En dernier recours, elle adresse un courrier au ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux, avec l’aide de la Cimade (une association de solidarité active avec les migrants). Mais si cette énième tentative se solde par un refus, Rebecca sera obligée d’attendre un an pour reconstituer son dossier. Ce qui l’amène à patienter au moins trois ou quatre ans avant d’aspirer à nouveau à une vie de famille. D’ici là, ses enfants auront 9 et 5 ans.

«Ma vie est mise sur pause»

Kamel a 40 ans. De nationalité tunisienne, il est jardinier en CDI à la mairie de Pantin depuis son arrivée en France, il y a six ans. Détenteur également d’une carte de résident de dix ans, il reçoit dans un premier temps un avis favorable à sa demande de regroupement familial avec sa femme, qui habite à Tunis, après deux ans et demi d’attente. Sauf que sa femme tombe enceinte entre-temps et sa fille naît un mois après l’émission de l’avis favorable. La préfecture se rétracte, car si son logement remplit toutes les conditions de salubrité et d’équipement exigées, sa surface de 28 m2, pose problème. Avec un bébé, il faut un minimum de 32 m2. Il manque donc 4 mètres carrés.

Quand on le rencontre début février, il est en arrêt maladie depuis quelques semaines après un diagnostic d’hypertension due à un stress intense. Il croyait pourtant arriver au bout du tunnel. «J’ai cru que j’allais devenir fou, dit-il. Pour que ma femme puisse me rejoindre rapidement, j’ai pris le premier emploi qui s’est présenté à moi alors que je suis ingénieur spécialisé dans la phytopharmacie. Je ne pouvais pas prendre le risque de faire une formation pour valider mes diplômes ici : aux yeux de la préfecture, j’aurais été chômeur. J’ai refréné mes désirs d’enfant pour éviter les problèmes alors que j’ai presque 40 ans. Tous ces sacrifices, je les ai faits, sans imaginer tous ces retards. Sans imaginer que ma vie familiale dépendrait de 4 m2».

En janvier 2017, Kamel fait un recours gracieux pour sa femme et sa fille âgée maintenant de trois mois en précisant qu’il s’apprête à déménager de son logement HLM de 28 m2 pour un HLM de 37 m2. En mars, il signe enfin son contrat de bail. Aujourd’hui, il reprend le travail, part en vacances en Tunisie voir sa femme et sa fille mais il n’est toujours pas serein. Ce sentiment, il l’a perdu, du moins jusqu’à ce que sa famille soit près de lui. Surtout que la réception d’un avis favorable de la préfecture n’est qu’une première étape : il faut ensuite que le conjoint obtienne un visa de trois mois au consulat de son pays d’origine, se déclare à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), multiplie visites médicales et tests de français.

«J’ai failli abandonner à plusieurs reprises, confie-t-il. Ce qui me retient, c’est tout le temps que j’ai perdu… La boîte aux lettres est devenue ma seule obsession. Ma vie est mise sur pause, les tensions se sont multipliées au sein de mon couple, je n’ai plus goût à rien, je ne vois plus mes amis alors que je suis quelqu’un de très sociable, je suis devenu incapable de faire le moindre projet à court terme.»

L’avocat Stéphane Maugendre commente ce cercle vicieux : «Le principal problème est celui des délais à rallonge, plus poussés dans certaines préfectures, qui fait que la situation du demandeur aussi bien que la législation risquent de changer entre-temps.» Et l’avocat de rappeler dans la foulée tous les blocages qui peuvent advenir : «Admettons que l’avis de la préfecture soit favorable, celle-ci réclame néanmoins vos trois dernières fiches de paye. Il suffit donc d’une maladie, d’un licenciement (les aléas de la vie) pour remettre le compteur à zéro.» Interrogée sur les délais de traitement des demandes de regroupement familial, la préfecture de Seine-Saint-Denis n’a pas donné suite.

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