Expulsions : les failles du système

images fig Marie-Amélie Lombard, 15/04/1993

_DSC00334/5 des mesures de reconduction aux frontières des étrangers en situation irrégulière ne sont pas exécutés. Explications.

Un filon pour les immigrés, un créneau pour le nouveau gouvernement. Ce sont les reconduites à la frontière des étrangers en situation irrégulière. Près de 43 000 mesures ont été prononcées l’an dernier, moins de 9 000 exécutées (1). Au vu et su des autorités, ces clandestins restent en France et alimentent la polémique sur une immigration mal maîtrisée. Hier, au cours d’une communication sur la sécurité en Conseil des ministres, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, a jugé que l’immigration clandestine avait « sa part dans la délinquance, dans la dégradation constatée aujourd’hui », en soulignant que les « 4/5 des mesures de reconduction n’étalent pas exécutés ». Voici pourquoi.

L’épicier arabe du coin peut un jour embarquer dans un avion encadré par deux policiers, destination Alger. Il aura fait l’objet d’une mesure de reconduite à la frontière parce que son fonds de commerce ne lui rapportait même pas le Smic, qu’il l’avait acheté comme prétexte pour obtenir un titre de séjour en France et que la Préfecture s’en est aperçue. Un vrai faux commerçant.

Environ deux tiers des reconduites à la frontière ont ainsi pour origine un arrêté préfectoral. Ce sont les déboutés du droit d’asile, les touristes, dont le visa a expiré, l’imam autoproclamé par sa petite communauté mais dont les ressources sont insuffisantes, l’étudiant togolais qui additionne les redoublements à l’université.

L’autre tiers est frappé d’une interdiction du territoire pour séjour irrégulier, mesure judiciaire. Autant de cas particuliers qui choisissent de passer dans la clandestinité pour rester.

L’arrêté de reconduite pris, l’administration dispose d’un délai de sept jours pour agir. L’étranger, quand il est interpellé, est alors placé dans un centre de rétention administrative (douze aujourd’hui en France). En région parisienne, le plus vaste est celui du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne) où 6 000 personnes ont séjourné l’an dernier. Le plus décrié – du moins par les étrangers – est le dépôt de la Préfecture de police de Paris, 3, quai de l’Horloge.

Objectifs contradictoires

C’est là que l’étranger va souvent tout tenter pour échapper à la reconduite. C’est là que convergent toutes les, rumeurs, les incompréhensions, les démêlés avec l’administration ou la justice. C’est là qu’intervient la Cimade (Comité intermouvements auprès des évacués), association chargée de veiller « au respect de la dignité » pour les reconduites. Or, entre Cimade et autorités, les objectifs sont évidemment contradictoires et les relations tendues. Ainsi, l’association va conseiller l’étranger, lui indiquer les voies de recours dont il dispose, et finalement tout faire pour lui éviter le retour au pays. De leurs côtés, les autorités ont un but : mettre l’étranger dans un avion avant l’expiration du délai.

Seuls 8 % des arrêtés de reconduite sont contestés par les étrangers devant le tribunal administratif. Motifs le plus souvent invoqués : soit les risques encourus dans le pays d’origine pour les déboutés du droit d’asile, soit des attaches familiales et sociales solides en France. Par exemple, l’immigré qui vit avec une femme française dont il a un enfant. « La majorité des décisions nous est favorable », indique Martine Viallet à la direction des libertés publiques du ministère de l’Intérieur. » Les étrangers ne sont pas en mesure de connaître leurs droits, les autorités se débrouillent pour qu’ils les ignorent », reproche la Cimade qui soulève des problèmes pratiques. Au dépôt du quai de l’Horloge, une seule cabine téléphonique à pièces, des difficultés pour communiquer avec les – retenus », enfermés dans une cellule.

Entre retenus, on se transmet des tuyaux, le plus souvent percés, on se recommande le refus d’embarquer dans l’avion, le prétendu nec plus ultra pour rester sur le sol français. «Je ne vends pas du vent, je refuse de prendre certains dossiers indéfendables. Il y a des cas où je ne peux rien faire. La seule « ficelle » a utiliser, c’est le droit, qu’il faut connaître sur le bout des doigts », raconte Me Stéphane Maugendre (avocat), qui travaille avec plusieurs associations de défense des immigrés.

Moins de trente ans

Profil type du  « pensionnaire » du centre de rétention selon la Cimade : presque toujours un homme, les trois quarts ont moins de trente ans, 12 % sortent de prison après avoir purgé une peine pour séjour irrégulier, 6 % pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Les nationalité concernées, en ordre décroissant : l’Algérie, la Turquie. le Maroc, le Mali, le Zaïre, la Tunisie, le Sénégal, la Roumanie.

Seulement 20 % des reconduites sont exécutes Pourquoi ? Tout d’abord, dans 42,7 % des cas,  parce que le autorités sont dans  l’incapacité de détecter et/ou d’interpeller l’étranger en situation irrégulière », selon la formule du ministère de l’Intérieur. C’est l’épicier arabe qui met la clef sous la porte et s’évapore dans la Goutte-d’Or, l’étudiant togolais qui, se sachant recherché (toute personne frappée d’une mesure de reconduite entre dans le fichier des personnes recherchées), ne se présente plus aux guichets de l’administration.

Deuxième raison : le bataillon des « sans-papiers » (28.5 %), qui ont le plus sou*vent détruit volontairement leur passeport. En principe, le fait d’étre sans papiers est passible de poursuites pénales (6 mois à 3 ans de prison) mais, dans la pratique, selon le ministère de l’Intérieur, seul le tribunal de Montpellier prononce des condamnations. Aux policiers, et surtout aux interprètes, de découvrir la nationalité à partir des accents, des idiomes employés. Le pays d’origine doit alors reconnaître son ressortissant et lui délivrer un laissez-passer et, là, c’est le bon vouloir des consulats qui prime. La Turquie les dé¬livre allègrement tandis que la Chine, le Maroc et l’Algérie s’y refusent obstinément. Pour le Zaïre, tout dépend de l’humeur du moment.

Refus d’embarquer

Troisième explication, le manque ou l’absence de places dans les avions (8,3 %) et enfin, tout le reste (20,5 %), comme par exemple, les refus d’embarquer, passibles de la même peine que les sans papier. C’est la scène du reconduit qui s’accroche à la passerelle pour ne pas monter dans l’avion. Devant tant d’agitation, le commandant de bord refuse souvent – c’est son droit – d’embarquer le récalcitrant. Pour toutes ces raisons, passé le délai de sept jours, l’étranger, retenu dans un centre, est relâché, bien que toujours en situation irrégulière. Le coût moyen d’une reconduite effectuée, billet d’avion compris, a été estimé à 30 000 francs.

Actuellement, le ministère de l’Intérieur, affichant une volonté de fermeté, mais conscient que la marge de manœuvre est étroite, réfléchit aux aménagements possibles. A des contrôles d’identité permettant de mettre la main sur les irréguliers et à des négociations avec les pays d’origine, notamment le Maghreb, faisant aujourd’hui obstacle aux reconduites. En l’occurrence, un moyen de les faire «plier» consisterait à leur diminuer l’aide financière, mal¬gré les obstacles diplomatiques. Selon un partisan de l’efficacité, « ce sont d’abord ces deux verrous qui doivent sauter ».

(I) Les reconduites à la frontière sont différentes des expulsions (mesures ministérielles, environ 500 par an) et des interdictions du territoire prononcées comme peine « complémentaire » quand l’étranger a été condamné pour infraction à la législation sur les stupéfiants ou proxénétisme.