Agathe Logeart, 24/12/2009
Il est malien. En France depuis huit ans. Il a un emploi stable, une famille, deux enfants nés ici. Et risque à chaque instant d’être arrêté et renvoyé en Afrique. Derrière la « politique du chiffre » menée par Brice Hortefeux, dont l’objectif est d’atteindre 26 000 reconduites à la frontière d’ici au 31 décembre, il y a des gens ordinaires. Des vies précaires. A travers l’histoire d’Amadou, Agathe Logeart raconte l’existence à la fois banale et singulière de ceux que nous croisons sans les voir : les clandestins
La nuit est tombée. Seul, le grand écran du télé-viseur allumé en permanence éclaire le salon. Diaraba (1) donne le sein au tout petit Issa, qui vient d’avoir 1 mois. Ismail, 2 ans, grimpé sur la table basse, fait le pitre en grignotant un gâteau. Les quatre aînés, deux filles et deux garçons, assis sur des fauteuils juponnés d’un tissu bleu fané, ont l’air d’attendre un signal. Sur le papier peint déchiré où brillent encore quelques paillettes, un cafard cavale en solitaire. L’odeur du ragoût qui bouillonne dans la cuisine a envahi l’appartement. Quand ils entendent le bruit de la clé dans la serrure, quand ils le voient entrer, si carré dans son blouson beige, les bras chargés de sacs de courses, ils ont tous le même sourire léger, pudique. Quelque part, dans cette cité sans histoires d’une banlieue parisienne, une nouvelle fois, une fois encore, « Tonton », comme disent les grands, est bien rentré à la maison.
Amadou D. est un clandestin, un travailleur sans papiers. « Le premier jour du quatrième mois de 2001 », il est arrivé de Bamako, au Mali, à l’aéroport « de Charles de Gaulle », en costume et pardessus, avec une paire de chaussures de rechange, deux jeans et quelques chemises dans un petit sac. La police de l’air et des frontières n’a rien trouvé à redire à son « visa d’homme d’affaires » qui précisait qu’il souhaitait se rendre en Espagne. «J’ai vu qu’il y avait écrit “Sortie” et je suis sorti. » Paris est là, froid, inconnu, si étrange… Un cou¬sin qui travaille chez Citroën le conduit dans un foyer de travailleurs immigrés, où il peut dormir gratuitement sous le lit d’un autre, comme tous ceux qui n’ont pas encore de travail. Deux jours plus tard, il prend le train gare d’Austerlitz pour le sud de l’Espagne, direction Alméria, où il a entendu dire que les autorités fer-ment les yeux sur ces milliers de clandestins venus cueillir ces tomates trop vertes qui poussent en cage sous des kilomètres carrés de serres en plastique. Faute d’argent, il n’a pas dépassé la Galice, et a dû rebrousser chemin.
Au Mali, Amadou, qui ne parlait alors que le bambara, avait suivi les cours du soir de la mission catholique. Appris l’arithmétique, l’algèbre, la chimie, le français. Il avait passé avec succès le concours de gendarme. Mais son père, marchand de kola, cette noix au goût âpre qui sait si bien repousser la faim, trouvait que gendarmerie et islam ne faisaient pas bon ménage. Alors Amadou était devenu négociant en métaux. Il prenait l’avion pour le Nigeria, achetait le nickel et l’aluminium à la tonne. « Mais je n’avais pas assez de capital pour développer ce commerce. » Retourner à la terre ? « Impossible, je ne suis pas d’une famille de cultivateurs. » Amadou s’est dit qu’il n’avait plus d’avenir au Mali. «J’avais 45 ans. J’étais divorcé, je n’avais pas eu d’enfants. Rien ne me retenait. J’ai décidé qu’il fallait attacher ma ceinture et m’accrocher. Partir pour trouver un travail pénible qui ne serait pas convoité par d’autres. Je voulais une place pour tenir debout, et ne pas être un homme couché. C’était cela mon totem. »
Depuis 2001, il a toujours travaillé. Ce n’est pas si compliqué de gruger quand tout le monde y trouve son compte. D’abord, le copain en règle prête, ou plutôt loue, ses papiers et prélève une dîme de 150 euros par mois sur un salaire de 1 500.
Parfois, dit Amadou, « trois ou quatre personnes travaillent sur un seul papier en règle.
L’État encaisse les cotisations, les impôts pour chacun de ceux qui travaillent. C’est rentable, non ? ». Les boîtes d’intérim, censées s’assurer de la validité des cartes de séjour, ferment les yeux : « Elles disent aux patrons : on a du boulot, on le donne. On n’est là pour faire le travail des préfectures et vérifier les papiers. » Les critères d’embauche ? « Si ta tête plaît, on te demande ce que tu sais faire et si tu as mal au dos. Si tu dis que tu n’as pas mal au dos, on te répond qu’on va t’appeler. Tu donnes le numéro de portable de quelqu’un que tu connais et qui est dans une meilleure situation que toi, et tu es sûr que ça va sonner. » Parfois, l’Inspection du Travail découvre la supercherie. «Alors le chef de chantier te dit de ne pas venir le lendemain. Et puis il te rappelle à la rescousse, parce que sinon il ne trouve pas d’ouvrier. » Pour le salaire, on s’arrange : « Ils savent bien que tu travailles avec les papiers de quelqu’un d’autre : ils voient les photos quand même, et les âges, qui ne correspondent pas. Ils te paient comme ils veulent, parce que tu ne peux pas protester. Ils font les chèques sans le nom, et on les met sur le compte de quelqu’un qui prend son pourcentage aussi quand tu veux toucher tes sous. Ce n’est pas un cadeau du ciel, juste pour être gentil. »
Amadou est payé comme manœuvre. Mais il est aussi carreleur, maçon, électricien. Il travaille bien et ne coûte pas cher. Il se cache au fond des camion¬nettes qui le conduisent sur les chantiers, et ne fait
jamais parler de lui. Quand il faut travailler le dimanche ou les jours fériés, dépasser les horaires ou rendre des services, il dit toujours oui, alors c’est bien commode. Au foyer où il a habité pendant plus de quatre ans, il a aussi vite appris les règles. Dans une chambre de quatre, on met trois matelas par terre. Et on verse un loyer au « propriétaire du lit » – qui sou¬vent n’habite plus là depuis des années – jusqu’à 230 euros par mois. Longtemps, le week-end, pour ne pas devenir fou (il dit : « pour refroidir l’esprit »), Amadou s’est rendu chez un cousin éloigné, qu’il appelait «petit frère », avant de retourner sur ses chantiers, dans l’aube des petits matins. Cela aurait pu durer ainsi toute une vie, qui n’aurait pas été la vie. Et puis Amadou, un jour, a rencontré Diaraba.
Diaraba est une très grande et très belle femme peule. Quand elle met du fard sur ses lèvres, sa bouche est une fraise que l’on aimerait croquer. Quand elle rit, c’est tout le bonheur du monde qui chasse les tristesses et les peurs. Elle a l’autorité des femmes qui se sont beaucoup battues pour ne rien devoir à personne. D’abord, elle s’est méfiée d’Amadou le clan¬destin. Il y a tant de sans-papiers qui recherchent une femme en situation régulière. .. Diaraba est née dans un bourg du Sénégal oriental. Elle n’a presque jamais vécu avec son père, parti en France faire le cheminot, avant de perdre deux doigts dans un accident du travail et de finir sa vie professionnelle chez un constructeur automobile. Il a toujours habité dans un foyer de la région parisienne et ne revenait au village que pour faire un enfant, pendant les congés du mois d’août. Quand on l’a mariée, à 16 ans, elle pensait qu’elle resterait au Sénégal, comme sa mère. Son mari, qui travaillait en France, serait un parent lointain, et viendrait de temps en temps arrondir son ventre. Mais, d’une génération l’autre, les mœurs avaient changé et le regroupement familial s’était mis à exister.
C’est comme ça, à 18 ans, qu’elle s’est un jour retrouvée dans un petit deux-pièces du 19ème arrondissement de Paris, ne parlant pas un mot de français. « Pour aller à la boulangerie, j’ai appris par cœur : “Bonjour madame, je voudrais une demi-baguette de pain!’C’était mes premiers mots de français. » Elle ne savait pas qu’il y avait « des médicaments pour ne pas avoir d’enfant. » Quatre sont nés, en rafale. Français, parce que nés en France, comme le permettait alors la loi. Tout allait presque bien. «En ce temps-là, dans le métro, les gens t’arrêtaient pour te complimenter sur ton joli boubou. On ne sentait pas le racisme, les mauvais regards. » Elle a appris le français. Obtenu sans difficulté sa carte de séjour de dix ans, aisément renouvelable. Trouvé du travail dans une grande entreprise, où elle dirige une équipe de nettoyage. Elle est même devenue déléguée syndicale. Son mari était gentil, les enfants allaient bien. Au quatrième, il y a vingt ans, toute la famille est allée s’installer en banlieue, dans ce quatre-pièces qui lui paraissait alors immense et où elle vit toujours. Et puis elle a appris ce que son mari faisait de leurs économies : l’argent mis de côté pour bâtir un jour une grande maison en dur au pays, il l’avait donné en cachette à une femme qu’il avait épousée au Sénégal, sans la prévenir.
Être une coépouse ? Pas question. Diaraba met le bail de l’appartement à son nom. Clôture le compte joint. Se fait verser les allocations familiales. Demande et obtient le divorce pour faute. Jamais elle ne touchera la pension alimentaire que son ex-mari est condamné à lui verser. Tant pis. Elle s’en sort, sans homme. Et les enfants marchent droit. Aïssata, 24 ans, l’aînée, a milité dans le comité local de soutien à Barak Obama et soutenu le candidat socialiste aux dernières municipales. Elle rêve de devenir hôtesse d’accueil et enchaîne les boulots les plus durs pour aider sa mère.
Ramata, 22 ans, est animatrice dans une école et veut passer le concours d’éducatrice spécialisée. Saïdou, 21 ans, rêve d’être chef d’entreprise. Pour le moment, on lui propose des formations de cariste ou de manutentionnaire. Ibrahim, 19 ans, galère un peu en bac pro de travaux publics.
Quand leur mère leur a présenté Amadou, tous les quatre, ils l’ont bien regardé. « On n’a pas vu un bandit, mais un homme travailleur, très gentil avec maman, qui était restée seule pour nous élever pendant dix ans. Quand il est entré dans notre vie, on l’a tout de suite accepté parce que c’est quelqu’un de bon, de bosseur. Il a pris la place de notre père, qui était parti », dit Aïssata. « Le neuvième jour du onzième mois de 2005 », Amadou est venu vivre avec eux. Ismail est né un an plus tard. Et toute la famille a décidé qu’il fallait régulariser la situation d’Amadou, ce « tonton » respecté qui apportait le bonheur dans la maison. Tous les papiers précieux ont été rangés dans un gros classeur : convocations à la préfecture, au tribunal, fiches de paie, quittances de loyer, carnet de santé des enfants, badges trafiqués des entreprises d’intérim, cartes de CMU, coupons demi-tarif de solidarité des trans¬ports. Tout prouve qu’il n’a jamais quitté le territoire français et qu’il a toujours travaillé. Les enfants ont écrit de belles lettres pour dire aux juges qu’ils vou¬laient qu’Amadou remplace le père qu’ils n’ont pas eu. Ramata dit qu’elle est, comme Sarkozy, «pour l’immigration choisie ». Mais elle aimerait bien que la France choisisse Amadou. « Mon père était en règle, et ça a servi à quoi ?
Le 22 mai 2007, la direction des étrangers de Seine-Saint-Denis a envoyé une lettre pour annoncer qu’« après un examen individuel approfondi de la situation » elle refusait d’accorder un titre de séjour « vie privée, vie familiale », car Amadou, « vivant en concubinage avec une ressortissante étrangère en situation régulière ne justifie pas d’une communauté de vie suffisante et peut poursuivre une vie familiale normale dans son pays d’origine, de sorte que la présente décision ne porte pas une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale ». La décision est accompagnée d’une obligation de quitter le territoire français dans le délai d’un mois, au bout duquel il « pourra être reconduit d’office », c’est-à-dire expulsé. Le 16 octobre suivant, Diaraba a mis un joli tailleur brun chatoyant, tressé ses plus belles nattes, et a pris le chemin du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, avec son bébé, son compagnon et sa fille aînée. «Il y avait une vingtaine de dossiers. Ça n’a pas duré plus de dix minutes. Le juge a dit qu’Amadou s’était accroché à moi pour les papiers. Qu’il n’était pas ici pour l’amour, pour la vie. Il a mis tous les immigrés dans le même linge sale. Je n’ai rien eu le droit de dire. Alors j’ai failli péter les plombs. » Une nouvelle fois, la demande a été rejetée. Et bien sûr la famille a fait appel…
En attendant, comme un talisman, Amadou garde précieusement au fond de sa poche une feuille de papier écorné à force d’avoir été plié et replié. C’est une lettre de la cour administrative d’appel de Versailles qui confirme à son avocat que l’affaire est pendante devant l’une de ses chambres. Si des policiers l’interpellent, au hasard d’un contrôle, Amadou espère qu’ils comprendront que tout n’est pas tout à fait fini, et qu’ils n’auront pas besoin de le placer en centre de rétention et de le renvoyer vers le Mali, « où, dit-il, je n’ai plus rien ni personne pour m’aider. Ici, tout le monde est content que je construise des murs. Mais je n’ai pas le droit de construire ma vie ».
Pour son avocat, Me Stéphane Maugendre, l’immigration par le travail (trop restrictive) ne pourrait s’appliquer à son cas. Quant au regroupement familial, Amadou serait obligé de se marier, de retourner au Mali, d’y séjourner dix-huit mois avant d’avoir une réponse : « Évidemment, la procédure n’a aucune chance d’aboutir puis qu’Amadou ne pourrait prouver qu’il dispose de ressources en France – il travaille sous une fausse identité – ni de conditions d’habitabilité suffisantes. Au fond, la seule chose qu’on lui propose, c’est le néant. Un statut de mort-vivant. » Brice Hortefeux, le ministre de l’Immigration, a annoncé qu’il espérait atteindre le chiffre de 26 000 clandestins expulsés avant la fin de l’année 2008. L’affaire paraît en bonne voie. 26 000 : Amadou, Diaraba et les grands enfants connaissent ce chiffre par cœur. Amadou pourrait-il être ce 26 000e expulsé, qui ferait un si joli cadeau de Noël au ministre ?
Il y a un mois, Issa est né. C’est un bébé très sage qui sourit tout le temps et sent bon l’huile d’amande douce. Son frère Ismail, insouciant, le couvre de bai-sers. Bientôt, eux aussi, ils apprendront à guetter le bruit de la clé dans la serrure.