Grand flop d’un « grand procès »

logo france soir Arnaud Levy, 05/09/1998

RÉSEAU CHALABI • Avocats déserteurs, prévenus boudeurs

IMG_2039Ce qui devait être le procès exemplaire d“un réseau terroriste reliant islamisme et banditisme en France va-t-il tourner au procès de la justice antiterroriste? Déserté par les avocats puis par les prévenus, rythmé par les incidents, plongé dans la confusion, mais poursuivi mordicus dans un gymnase dont le vide souligne la démesure de l’entreprise, au terme d’une semaine d’audience le procès Chalabi a versé dans l’irréel.

Ce qui est aujourd’hui en cause, du moins aux yeux, de la défense, c’est moins la symbolique et l’éventuel inconfort du lieu retenu pour les débats, un gymnase réaménagé à grands frais en face de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis), que la nature même du dossier qui a imposé ce « procès de masse » (74 volumes et 35 000 côtes pour 138 prévenus). Bref tout ce qu’on a appelé la «méthode Bruguière», celle, en réalité, du pool d*instruction qu’il chapeaute et de la 14ème section antiterroriste. Faite d’une « logique de rafle » pour Me Dominique Tricaud, de « procédures d’amalgame » selon Me Irène Terel. « Il y a 3 réseaux distincts avec un maximum de 20 personnes impliquées à des degrés très divers dans chacun » avance le premier Le résultat, estime la seconde, rend « impossible tout examen individualisé des charges par le tribunal qui n’est pas en mesure de rendre une justice sereine. »

Boycott

Le boycott concerté des avocats n’arrange certes rien. « Mais la moins mauvaise défense consiste à dire quand il n’y a pas de défense possible. 70 avocats unanimes dans une telle affaire c’est exceptionnel et significatif », résume M* Tricaud. Jusqu’à quand ? » Aucune position n’est figée observe-t-on prudemment. La défense, qui réclame un renvoi du procès et une division du dossier, a déjà déposé une requête en suspicion légitime contre le tribunal correctionnel et devait déposer un recours devant la Cour européenne des Droits de l’homme. Lundi soir les avocats réexamineront la situation. Mais d’ici là, la tactique du banc vide risquant de trouver rapidement ses limites, ils espèrent que le débat aura quitté le domaine juridique pour le terrain politique.

La Ligue des droits de l’homme est déjà montée au créneau. Jeudi, l’Ordre des avocats parisiens avait renouvelé sa dénonciation d’un procès « incompatible avec les droits de la défense ». Dans un autre registre, au crédit limité, la Fraternité algérienne en France (proche de l’ex-Front islamique du salut) a également profité de la tournure du procès pour en demander le renvoi. Pour relayer leurs protestations, les avocats s’activaient hier à élaborer pour le week-end un appel de « personnalités ». En comptant sur le soutien conjoint des « démocrates », de politiques éventuellement revanchards, voire de la neutralité bienveillante de la Chancellerie. « Car ce procès, selon Me Françoise Cotta est l’aboutissement d’une tentative politique mise en place en 1986 quand on a institué une 14ème section antiterroriste qui vise à mettre sous coupe l’institution judiciaire. Aux politiques de dire si elle a sa place dans un état républicain »,

Reste qu’en dépit d’une hypothétique « politisation » du dossier (qui a mis au jour des structures organisées de trafic d’armes, de matériel médical et de faux papiers), seul le tribunal présidé par Bruno Steinmann pourrait décider d’un renvoi. Plus qu’improbable au regard de sa conduite des débats. « Cela voudrait dire que les procès sont laissés à la discrétion des parties », estime un magistrat au Parquet de Paris où les critiques de la défense sont jugées au mieux « pas sérieuse », au pire « irresponsables ».

Délais

« C’est absurde de dire que c’est un procès digne d’un pays totalitaire. Ce n’est pas un tribunal d’exception, et les audiences se déroulent selon les règles du code de procédure pénale ». Un temps envisagé le « découpage » du dossier a été rejeté. « Car il y a bien un réseau unique avec des strates distinctes et des responsabilités diverses, des « têtes » aux « fourmis ». Entre plusieurs maux nous avons choisi le moindre. Il fallait juger dans des délais raisonnables et conserver sa cohérence au dossier ». Le problème est qu’à ce jour toute « cohérence » a déserté le gymnase de Fleury.

Requête en suspicion légitime contre le tribunal

Dans un gymnase déserté, pratiquement sans avocats ni prévenus, le procès Chalabi a tourné au procès-fantôme, hier une situation qui n’est pas illégale, à laquelle le tribunal ne peut plus rien, mais qui donne une image irréaliste de la justice française, comme l’a souligné l’un des avocats qui prônent le boycott de ce procès et son renvoi.

En fin de matinée Mes Nathalie Jaudel et Mathilde Jouanneay ont, distribué un communiqué des défenseurs, critiquant à nouveau « un procès de masse et d’amalgame artificiellement construit dans le seul but de mettre en scène une justice spectacle ».

Si spectacle il y avait, il a été hier singulièrement limité. L’audience de l’après-midi n’a cette fois duré qu’une heure, consacrée à la lecture par le président Bruno Steinmann des faits reprochés à trois personnes, qui ne se sont pas défendues : pour la simple raison qu’elles n’étaient pas dans le box, ayant refusé de venir.

Il n’y avait que trois prévenus détenus – et neuf gendarmes pour les encadrer — ainsi que quelques dizaines de prévenus libres dans la salle, disséminés par petits groupes d’amis, dont certains hésitaient entre le rire et les bâillements. L’un des trois détenus (sur 27) présents, Ismaïl Debboub, a pour sa part repris la parole pour se démarquer du réseau Chalabi.

Les avocats de la moitié environ des prévenus ont carrément demandé à la Cour de cassation d’examiner dès la semaine prochaine une requête en suspicion légitime contre le tribunal afin d’obtenir la suspension du procès. Les juristes relèvent qu’un tel cas n’a jamais été évoqué devant la Cour de cassation et doutent du succès de la démarche.

La situation est donc étrange, mais, juridiquement légale. Dès lors que le président Steinmann a décidé de ne pas suspendre le procès, celui-ci doit aller à son terme, quelle que soit l’attitude des prévenus et de leurs défenseurs. Le tribunal pourrait encore pendant quelques audiences n’évoquer que quelques dossiers par jour, le rythme pouvant devenir plus soutenu si les prévenus ne se décident pas à revenir. D’autre part, ceux qui se représenteraient devraient pouvoir s’exprimer, même si le tribunal a déjà traité leur cas en leur absence. Le procès reprendra lundi à 13 h 30.