procédure «en urgence absolue»

images fig Marie-amélie Lombard, 01/09/1994

La procédure «en urgence absolue» utilisée par le ministère de l’Intérieur avait fait l’objet de recours judiciaires de la part des avocats des intégristes présumés

Des profondeurs de l’Aisne à l’exotisme de Ouagadougou : ce fut hier un aller simple pour vingt des vingt-six assignés à résidence de la caserne de Folembray. Sous le coup d’un arrêté d’expulsion, les sympathisants ou militants présumés du Front Islamique du salut ont été embarqués à bord d’un Boeing 737 affrété par le gouvernement, qui a décollé à 9 h 40 de la base militaire de Reims. Destination, un temps gardée secrète par les autorités mais vite éventée : le Burkina Faso, ancienne colonie française d’Afrique, où l’islam est la confession dominante, et qui entretient de très bonnes relations avec l’Algérie.

Les six autres hommes sont restés en France, sous surveillance. Ainsi, Saïd Magri, en grève de la faim, a-t-il été assigné à résidence à Lille. Quant à Larbi Kechat, imam de la mosquée parisienne de la rue de Tanger, qui avait reçu le soutien de diverses personnalités, il est revenu hier à Paris. Un troisième, Abdeslam Ouili, a été assigné à résidence au Blanc, dans l’Indre. Un quatrième, Sara Ramani, un étudiant en électronique de 29 ans, a été assigné à résidence dans un petit bourg de Seissan, à une vingtaine de kilomètres d’Auch, dans le Gers.

Pour tous prenait donc fin un séjour forcé et parfois mouvementé à Folembray. Il avait commencé au lendemain de l’assassinat de trois gendarmes et deux agents consulaires français, le 3 août dernier, à Alger. L’opération avait été comprise comme la réplique de Charles Pasqua aux islamistes. Très vite, les avocats des assignés avaient engagé une polémique avec le ministère de l’Intérieur. Leurs critiques portaient à la fois sur les conditions de l’assignation à résidence (surveillance policière, liberté de mouvement toute relative) et sur le silence observé par les autorités pour expliquer les motivations de cette mesure.

Le mois d’août était sur le point de s’achever ainsi. Entre grève de la faim, protestation des habitants appréciant modérément ce nouveau voisinage, et mise en garde contre la France lancée par le porte- parole improvisé des assignés, Djaffar el-Houari, président de la Fraternité algérienne en France. Deux « rendez-vous » avaient cependant été fixés dans la bataille juridique engagée entre avocats et ministère de l’Intérieur.

« Fait du prince »

Le premier était pris pour aujourd’hui devant le tribunal des référés, à Laon, où Charles Pasqua avait été assigné pour voie de fait, l’objectif des avocats étant de démontrer que l’assignation à résidence s’apparentait à une « détention illégale ». Hier, après l’expulsion, les avocats étaient, semble-t-il, décidés à se rendre malgré tout à Laon. Il paraissait cependant peu probable que le tribunal statue aujourd’hui sur une situation déjà dépassée.

La seconde procédure était engagée devant le tribunal administratif d’Amiens, en principe amené à se prononcer dans la première quinzaine de septembre. L’expulsion sur¬prise d’hier a donc permis à Charles Pasqua de court-circuiter ces voies judiciaires. Le régime de l’expulsion lui en laissait la possibilité. « C’est en effet une des rares mesures relevant encore du « fait du prince » », note Me Stéphane Maugendre, avocat spécialiste du droit des étrangers, qui critique toutefois « l’usage qui en est fait aujourd’hui, où la simple suspicion devient un élément à charge ».

C’est une ordonnance de 1945 qui régit « l’expulsion en urgence absolue ». Une telle mesure, administrative, doit remplir deux conditions (non cumulatives depuis la loi Pasqua de 1993) : une urgence absolue et une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique. Par; ailleurs, si l’étranger frappé d’une mesure d’expulsion établit « qu’il ne peut ni regagner son pays d’origine ni se rendre dans aucun autre pays », il « peut être astreint à résider dans les lieux qui lui sont fixés ».

C’est en théorie le cas de figure de Folembray. Dès le début, le ministère de l’Intérieur avait déclaré que les occupants de la caserne, sous le coup d’un arrêté d’expulsion, devaient eux-mêmes chercher un pays d’accueil, et que, dans l’Intervalle, ils étaient assignés à résidence. Version aussitôt réfutée par les avocats, qui indiquaient que les assignés ne pouvaient guère communiquer avec l’extérieur, et encore moins se dénicher une « Invitation » à l’étranger. Dialogue de sourds, donc, que les tribunaux n’auront sans doute pas le loisir de trancher. Au-delà des questions de procédure et de forme, les critiques s’élevaient hier sur l’opacité observée par les autorités depuis le début de l’affaire. Avec une question récurrente : que reprochait-on exactement à ces vingt-six personnes ? En la matière, le ministère de l’Intérieur n’avait pas, juridiquement, l’obligation d’apporter des précisions sur ses soupçons ou griefs à l’égard des assignés. Au cours du mois, les arrivées successives de ces 26 personnes – 25 Algériens, 1 Marocain – à Folembray avaient été justifiées par « leurs activités en relation avec un mouvement qui prône et pratique la violence et le terrorisme ».

Hier, après l’expulsion, le communiqué du ministère indiquait qu’ils avaient été « signa-lés par les services de police comme se livrant à des activités susceptibles de présenter des dangers pour la sécurité de nos compatriotes ». Ce genre de formule fait inévitablement bondir les avocats. « On a tapé au pif ! » lance Me Philippe Petillault. « Cela a des relents de ratonnade », estime pour sa part Me Dupond-Moretti.

La plupart des occupants de la caserne avaient une « façade » relativement anodine. Des étudiants, des commerçants, un imam, etc. Sept d’entre eux avaient déjà fait l’objet d’une précédente assignation à résidence, à l’automne 1993, lors de l’opération « Chrysanthème ». Cette « rafle » dans les milieux supposés islamistes avait été organisée après l’enlèvement d’un couple de Français, les époux Thévenot, en Algérie.

« Façade » anodine

De leurs clients, les avocats ne possèdent souvent qu’un curriculum vitae relativement succinct. Et seraient fondés, selon eux, à connaître les éléments retenus contre eux par les pouvoirs publics. De son côté, le ministère de l’Intérieur observe un mutisme complet sur le sujet. Conclusion des avocats : si des charges sérieuses avaient existé, des poursuites auraient été engagées. Ce qui n’a jamais été le cas – aucun des assignés de Folembray n’avait fait l’objet de poursuites judiciaires, et ce qui tendrait à prouver, disent, les conseils, que les dossiers sont vides.

En un mois, peu d’informations sont finalement parvenues sur ces vingt-six hommes. Voici le portrait rapide fait par Me Petillault d’un de ses clients : « Ali Amar, la trentaine, marié, trois enfants. Cet étudiant, en cours de thèse dans un domaine scientifique, habitait à Orléans avec sa famille. Depuis l’automne dernier, il avait été assigné à résidence dans le Cantal. Il se déclare lui-même sympathisant de la Fraternité algérienne en France et du FIS, mais il n’est membre d’aucune de ces organisations. Il était arrivé en France il y a quatre ans pour poursuivre ses études. » Biographie incomplète, mais qui le restera sans doute.

Par ailleurs, les conseils soulignent les « problèmes humains » soulevés par l’expulsion : des familles restées en France, des professions ou des études brusquement inter¬rompues. Les expulsés seront « libres de leur mouvement et pourront aller là où ils veulent quand ils le souhaitent », indiquait hier le ministre des Affaires étrangères du Burkina Faso. Tout au long de la journée, un léger malentendu semblait planer sur le nombre exact de passagers à bord du Boeing 737 parti de Reims : 20 pour la France, 19 pour le Burkina. Hier matin, dans un ministère de l’Intérieur visiblement satisfait du tour pris par les opérations, ne répondait-on pas que l’avion avait pris la direction du «triangle des Bermudes» ?