Elsa Vigoureux, 22/11/2001
Élevé en France mais de nationalité tunisienne, le jeune homme, condamné pour trafic de stupéfiants, n’a plus le droit de vivre sur le territoire français
Il n’est plus personne. Sa vie est devenue un silence où Bouda, l’artiste, le danseur de hip-hop reconnu, noie toute cette colère qui lui brûle l’intérieur, et ces larmes sèches qui remontent de son ventre vers son cœur. Ahmed M’Hemdi de son vrai nom est enfermé à double tour dans un épais silence. Pour des erreurs de jeunesse, Ahmed M’Hemdi paie au-delà de la prison. Il est condamné à n’être plus rien, à vivre dans la clandestinité. La justice lui a réservé un traitement d’étranger, elle l’a interdit du territoire français.
Parce qu’à 17 ans Bouda traînait dans son quartier, la cité Maurice-Thorez à Dugny, en Seine-Saint-Denis. Petit fumeur de joints, juste le soir au début « Et puis tu rentres dans le cercle vicieux de la défonce. » En dépannant un pote d’un morceau, en vendant par-ci par-là. Voilà, Bouda avait trouvé une source de revenus facile, de l’argent qui rentrait vite et en quantité satisfaisante. Et un jour de juin 1991 la police le cueille dans l’appartement d’une copine où Bouda stockait le shit. Serré, embarqué. Jugé : trois ans de prison dont deux ferme. Le jeune homme atterrit à Fleury-Mérogis, dans le quartier des jeunes délinquants, « là où les matons vous dressent ». Quand il sort, dix-huit mois plus tard, Bouda s’accroche à la légalité, remonte la pente ai devenant coursier puis en nettoyant les avions au Bourget. 6 000 francs par mois, c’était ce que peut gagner n’importe quel dealer en une matinée. En 1993, il reprend ses activités illicites.
Il vend du shit et de la cocaïne. Un semblant de belle vie, « parce que j’avais de la merde dans les yeux. C’est du vide, en fait» l’argent sale, ça brule les doigts, c’est tout ce que ça fait ». Bouda vit la nuit, grille ses billets dans des restaus, des boîtes. « Ça s’appelle péter plus haut que son cul… Au bout, y a un cercueil qui t’attend »
En décembre 1993, la police remet la main sur Bouda et trouve 5 grammes de cocaïne dans ses poches. Cette fois, il est condamne à quatre ans de prison ferme, plus deux ans pour une affaire de vol qu’il n’avait pas commis mais qu’il endosse afin de protéger le véritable auteur des faits. Et surtout le juge lui notifie une interdiction du territoire français (ITF) pendant cinq ans, à titre complémentaire. C’est la double peine. Ça ne suffit pas, il en faut une troisième.
En plus de cette décision judiciaire, le ministère de l’Intérieur assène la punition administrative : un arrêté ministériel d’expulsion (AME) est pris à l’encontre du jeune homme, considéré comme dangereux pour la société. Le jour de sa libération, des gendarmes le conduisent donc directement à l’aéroport Bouda s’envole pour la Tunisie, pays de ses parents, qu’il n’a jamais connu puisqu’il est arrivé en France à l’âge de 4 mois. Il débarque, hagard, ne parle même pas l’arabe. Pendant neuf mois, j’ai vécu la galère, découvert la misère, erré. Sa mère fait régulièrement le voyage en avion, apporte de l’argent, des vêtements à son fils coupé de la famille. J’avais payé mes conneries, mais ça ne suffisait pas. La double peine, c’est ça: être jeté comme un vulgaire déchet. Et la vérité, c’est que c’est une peine, plus une autre, plus toutes celles que vous infligez à vos proches. Un bannissement »
Avant que sa carte de résident français n’expire, Bouda prend le bateau, le 21 septembre 1997. Il n’en peut plus, il rentre chez lui, là où il a grandi, là où il a été à l’école. En France. Sa vie de fantôme commence. Il se cache chez une amie à Dugny. Et se réveille tous les matins « la peur au ventre ». Plus de papiers, pas de numéro de Sécurité sociale, rien. Juste le nom de son frère pour mieux mentir, au cas où il serait soumis à un contrôle d’identité. Et la honte de cette étiquette de délinquant qui colle à sa véritable identité. Il répète : « Je m’en veux, je m’en veux… Mais je ne peux pas revenir en arrière. » Alors il se punit. C’est sa quatrième peine à lui : interdit de penser à demain, de croire à l’amour, au projet d’être père un jour. « Je ne suis personne, je n’ai pas accès a ce genre d’idées. Je me contente de survivre. » Aujourd’hui il a 30 ans. Ses parents sont français, comme trois de leurs cinq enfants. Bouda n’est rien pour la société. Juste un enfant de Dugny qui a commencé à danser avec les collectifs mythiques du mouvement hip-hop, les Paris City Breakers et Aktuel Force. Et qu’on a même vu dans la célèbre émission « H. I. P H. Q. P » de Sidney sur TF1. Il répète actuellement un spectacle à La Courneuve, mais a refusé le premier rôle pour un long-métrage…parce qu’il n’a pas de papiers.
En octobre 2000, Me Stéphane Maugendre et Marie Mathiaud (avocats) ont déposé une demande d’assignation à résidence en préalable à l’abrogation de l’AME. Le ministère refusée : « En raison de la gravité des faits que M. M’Hemdi a commis et de son retour sur le territoire français où il se maintient en situation irrégulière depuis 1997, son expulsion constitue toujours actuellement une nécessité impérieuse pour la sécurité publique ». Ses avocats ont contesté cette décision devant le tribunal administratif. La procédure est toujours en cours. Et Bouda purge sa peine de vie.