Archives de catégorie : terrorisme

Justice à l’abattage

index édito , 03/09/1998

Le procès du réseau Chalabi, qui s’est ouvert mardi 1e septembre à Fleury-Mérogis, constitue un précédent dangereux. La justice y tourne le dos aux principes qui, en théorie, l’autorisent à être rendue « au nom du peuple français ». Durant des audiences prévues pour une durée d’au moins deux mois, cent trente-huit prévenus dont vingt-sept comparaissent détenus seront parqués dans un gymnase de l’administration pénitentiaire, jugés à l’abattage non loin de l’enceinte d’une maison d’arrêt.

Comment juger sereinement quand la mise en scène judi­ciaire, dès le départ, vaut accusa­tion? Car, si elle est exception­nelle, hors du droit commun, sans précédent connu, c’est donc bien que l’on tient pour acquis que les prévenus sont eux aussi exceptionnels, forcément liés les uns aux autres, imbriqués, complices, formant un « réseau » qui ne pourrait être jugé qu’en vrac, sans faire de détail. Com­ment juger tranquillement, dis­tinguer les responsabilités, déli­miter les degrés d’implication, quand le dossier d’instruction est un monstre procédural, comptant soixante-quatorze tomes et plus de 30 000 cotes ? Comment res­pecter la présomption d’inno­cence quand certains prévenus sont en détention provisoire – donc sans que leur culpabilité ait été établie par un tribunal – de­puis près de quatre ans ?

Cette parodie de justice, concé­dée par les plus hautes autorités judiciaires du pays, est l’aboutis­sement d’un système discutable, à l’œuvre depuis plus de dix ans.

Après la vague d’attentats de 1986, une loi a centralisé les dos­siers terroristes au sein de la 14e section du parquet de Paris et les a confiés à une escouade de juges antiterroristes. Il fallait « terroriser les terroristes », n’hési­tait pas à proclamer le discours officiel, et pour cela, la fin allait justifier les moyens. Depuis,-aussi bien sur le front islamiste qu’en Corse ou au Pays Basque, des juges aux pouvoirs considérables traquent l’ennemi, n’hésitant pas à recourir à la tactique du ratis­sage au plus large, fût-ce au prix de dizaines de mises en détention provisoire injustifiées.

Une telle centralisation du sys­tème judiciaire antiterroriste n’est pas critiquable en soi et elle ne manque pas d’efficacité. Mais à condition de s’en tenir au droit et de s’assurer que pourront être établies, en bonne justice, les res­ponsabilités individuelles des personnes poursuivies. A l’évi­dence, tel n’est pas le cas du pro­cès du réseau Chalabi. Il est im­possible de juger conjointement autant de personnes, au cours d’un même procès. Il ne sera guère possible de les entendre, de leur donner le temps de s’expli­quer, de se défendre. Une telle mise en scène n’a aucun sens, si­non celui de vouloir, à tout prix, donner l’illusion à l’opinion pu­blique que la lutte antiterroriste « à la française » porte ses fruits.

Un « petit peuple », composé pour l’essentiel de travailleurs immigrés, sera donc ainsi mal ju­gé. Pendant ce temps, les pour­fendeurs de la justice française restent silencieux, décidément plus prompts à s’indigner des mises en examen des puissants de notre monde.

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La plupart des avocats du réseau Chalabi ont quitté le gymnase qui sert de salle d’audience

index Acacio Pereira, 03/09/1998

Dénonçant un « procès de masse », ils menacent de saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Le procès des 138 prévenus du «réseau Chalabi», un réseau de soutien logistique aux maquis a débuté mardi 1er septembre dans une ambiance extrêmement chaotique. Dénonçant une « justice-spectacle », la plupart des avocats ont quitté le gymnase de Fleury-Mérogis, où ont lieu les audiences. Ils menacent de saisir la Cour européenne des droits de l’homme algériens (lire aussi notre éditorial page 14).

LA PREMIÈRE JOURNÉE d’audience du procès de cent trente-huit membres présumés d’un réseau de soutien logistique aux maquis islamistes algériens s’est déroulée dans une ambiance quelque peu pagailleuse, mardi 1e septembre. Comme si prévenus et avocats s’étaient passé le mot pour mettre leurs comportements en adéquation avec l’image qu’ils ont de l’endroit choisi pour la tenue de ce procès : le gymnase de l’École nationale d’administration pénitentiaire de Fleury-Mérogis, à quelques mètres de la maison d’arrêt. Un lieu « symbole » qu’ils jugent bien peu conforme à l’idée d’une justice sereine et équitable.

Avant l’ouverture des débats, des avocats avaient fait part de leur colère, criant au « procès de masse », dénonçant une « justice d’exception » (Le Monde du 1e septembre). Qu’à cela ne tienne donc : à justice d’exception, audience d’exception, et rien n’a été épargné au président, Bruno Steinmann. Les rites judiciaires, qui, avec le décorum, contribuent à l’image d’une justice solennelle, ont été malmenés. A l’arrivée des juges dans la salle d’audience, des prévenus refusent de se lever, comme le veut pourtant la tradition. Paraissant indifférents aux échanges qui se déroulent, à quelques mètres d’eux, entre les avocats et le tribunal, les prévenus libres discutent, rient parfois, vont et viennent dans le prétoire, font des signes de la main à leurs co-prévenus détenus, assis derrière des box pare-balles.

Certains avocats jouent aux indisciplinés, restant debout quand le président leur demande de s’asseoir sur les chaises réservées. « Trop loin, disent-ils. Trop loin du tribunal, trop loin de nos clients. » Des avocats qui parfois interrompent le président de manière intempestive, jusqu’à ce que celui- ci les rappelle à l’ordre, puisqu’il faut bien rentrer dans le vif du sujet. Ou plutôt commencer l’appel des prévenus. Cette obligation, rapidement expédiée en temps normal, réclame ici près de trois heures. Tour à tour, les prévenus se lèvent, se présentent au tribunal, se voient rappeler les faits qui leur sont reprochés. Certains parfois osent une question, «j’ai un travail, je commence tous les jours à 17 heures, mais je veux assister au procès. Serait-ce possible de quitter l’audience vers 16heures?», demande l’un, «je suis cardiaque, j’habite à 900 kilomètres, je ne peux pas venir tous les jours », indique un autre. Le président Steinmann reste inflexible : « Vous êtes prévenu de certains faits, il faut que vous soyez présent »

Pendant ce temps, la colère des avocats n’est pas retombée. Non, décidément, ils ne veulent pas s’asseoir « au fond de la salle, près du public», et réclament des places proches du prétoire. Ils exigent de pouvoir communiquer avec leurs clients détenus, ce qu’interdisent les vitres pare-balles munies seulement de quelques petits trous. «Comment voulez-vous que l’on ait une discussion confidentielle, interroge Me Nathalie Jodel. Mon client est là, au fond du box, je n’ai pas pu le voir avant je ne peux pas lui parler içi » Le président Steinmann se dit conscient du problème. « J’avais demandé que l’on élargisse les trous, explique-t-il, mais ce n’est pas possible parce que les vitres sont recouvertes d’un revêtement spécial qu’on ne peut percer au risque de briser le verre. » Une solution est finalement trouvée : des chaises vont être ajoutées, et des vitres du box retirées.

Dans la salle, l’ambiance est surchauffée. Les  rayons du soleil traversent le Plexiglas de la toiture et la climatisation, louée spécialement pour le procès, est en panne. La litanie des noms se poursuit malgré tout. Voilà près d’une heure que l’appel a commencé, et le président en est encore à la lettre « C ». « C » comme Chalabi, comme Mohamed Chalabi. C’est lui qui a donné son nom au groupe que doit juger le tribunal. II est présenté par l’accusation comme l’un des principaux instigateurs du réseau. Comme d’autres prévenus détenus, il s’est laissé pousser la barbe en prison. « Vous êtes de nationalité algérienne », demande Bruno Steinmann. «Non, répond Mohamed Chalabi, je suis de nationalité musulmane, je n’ai rien à voir avec la junte militaire. » Le président ne relève pas et passe au suivant.

« TOI, TAIS-TOI, RENTRE CHEZ TOI »

Sur les cent trente-huit prévenus cités à comparaître, quatre sont sous le coup d’un mandat d’arrêt qui n’a pas été exécuté. La quasi¬totalité des prévenus libres sont présents. Quatre des vingt-sept prévenus détenus ont refusé de quitter leur maison d’arrêt respective pour se rendre au procès, notamment un homme très attendu : Mohamed Kerrouche, celui que l’accusation présente comme le chef et l’idéologue du réseau. Par¬mi ceux qui ont accepté de se rendre à l’audience, certains ne veulent pas de défenseur, comme Rachid Merad. Son avocat tente bien une intervention, mais il l’arrête : « Toi, tais-toi, rentre chez toi. » D’autres, au contraire, réclament un avocat commis d’office parce que celui qu’ils avaient choisi n’est pas venu à l’audience. D’autres, enfin, profitant de ne pas avoir reçu leur citation à comparaître, dénient au tribunal le droit de les juger. « J’ai déjà passé deux ans et demi en prison, c’est déjà une condamnation », lance Mustapha Daouadji, surnommé « le docteur », poursuivi notamment pour «recel de docu¬ments administratifs ».

Après une suspension d’audience, Me Jean-Jacques de Felice prend la parole au nom des avocats présents. Évoquant «une mascarade, une imposture, une injustice absolue », il réclame un renvoi pur et simple du procès, où « aucune défense individuelle n’est possible ». «Nous n’accepterons pas de cautionner ce procès, d’être des avocats alibis, taisant, acceptant, car c’est la règle dans les régimes autoritaires. » A peine son intervention terminée, la quasi-totalité des avocats – environ soixante-dix – quittent la salle, suivis d’une centaine de prévenus libres. Le président Steinmann cache sa colère devant ce nouvel accroc à la règle.

Les avocats n’ont attendu ni la réponse de Bernard Fos, le substitut du procureur, ni la décision du tribunal, qui renvoie l’examen de la demande au jugement sur le fond. Le procès devait donc se pour¬suivre, mercredi 2 septembre, sans que l’on sache si le départ des contestataires était définitif ou pas. A l’extérieur du gymnase – salle d’audience, certains d’entre eux annonçaient déjà leur intention de déposer une requête en suspicion légitime contre le tribunal et de saisir la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

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Un réseau islamiste en procès à Fleury-Mérogis.

logo-liberation-311x113   Franck Johannes

Il y avait jusque-là une ambiance bonne enfant, chacun papotait avec son voisin dans un aimable brouhaha. Le président Bruno Steinmann joue certes méticuleusement son rôle, mais dès la première journée, hier, du procès du réseau Chalabi, l’audience lui a échappé. On n’entasse pas sans menus inconvénients cent trente-huit prévenus du plus grand procès islamiste de tous les temps dans un gymnase de Fleury-Mérogis (Essonne). La moitié des prévenus ne se lève pas à l’entrée du tribunal, les avocats rigolent dès que le ministère public ouvre la bouche, et toute la salle applaudit à la première pique de la défense.

Hier soir, une soixantaine d’avocats ont demandé le renvoi sine die du procès, la libération des détenus et la levée des contrôles judiciaires. Puis ils ont quitté la salle avec la centaine de prévenus qui comparaissaient libres. Le procès continue, mais dans des conditions acrobatiques. C’est Me Jean-Jacques de Felice qui a porté le fer, au nom de ses collègues, mais si l’élan était noble, le souffle était court. «Non, non, non, a théâtralement attaqué le vieux routier des droits de l’homme. Jamais! Nous n’accepterons jamais cette mascarade, cette imposture, cette injustice, cette impossibilité de défendre dignement nos clients.» Tous les avocats se sont levés, en cercle autour de lui, avec la moitié de la salle debout, dans un silence religieux: on aurait entendu plaider Me de Felice.

«Les jeux sont faits». Le gymnase de Fleury, d’abord. «Est-ce un stade? Est-ce une prison? C’est une honte, a murmuré l’avocat. Qui est responsable? Pas vous, monsieur le président, qui n’êtes plus rien. L’affaire a déjà été jugée depuis la rafle de 1994, depuis le premier jour, le premier mois, la première année. Les jeux sont faits. Mais nous n’accepterons pas de cautionner, d’être des avocats alibis, des avocats taisant, des avocats acceptant». Parce que, pour Me de Felice, c’est comme ça que ça se passe dans les régimes totalitaires. Le vieux monsieur, après quelques apartés émouvants et inaudibles, a conclu sous un tonnerre d’applaudissements et toute la salle a levé le camp.

Convention européenne. En droit, les avocats s’appuient sur des bases fragiles, quoique honorables, et notamment la Convention européenne des droit de l’homme. Elle dispose que «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial». Pour la défense, un procès équitable ne «saurait se tenir dans un espace non judiciaire», en l’occurrence une salle de gymnastique, «sous la pression d’un dispositif sécuritaire». Le cas avait été prévu, une loi toute particulière a été votée le 29 décembre dernier pour délocaliser à Fleury la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris.

Par ailleurs, les deux mois d’audience constituent, pour les prévenus libres, une «ingérence de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale», de la même convention européenne. Ils dénoncent dans la foulée «les lois d’exception qui gouvernent de multiples violations du droit commun» et les viols répétés des droits de la défense dans cette gigantesque procédure.

Quatre avocats ont fait bande à part. Mes Bruel et Cohen-Saban, qui n’ont rien dit, Me Chevais, qui ne s’associe pas «aux combats d’arrière-garde», et Me Lev Forster, qui assure que ceux qui souhaitent être défendus doivent pouvoir l’être.

Contrôle judiciaire. Après un bref délibéré, le tribunal a décidé de joindre l’incident au fond, c’est-à-dire de décider au moment du jugement s’il renvoie toute l’affaire: une façon courtoise d’envoyer promener les avocats. En attendant, il maintient les détenus en détention, les prévenus sous contrôle judiciaire et attend tout son petit monde cet après-midi à 13 h 30. La riposte est classique, le collectif d’avocats a déjà prévu de déposer aujourd’hui une requête en suspicion légitime, pour que le président soit chassé de l’affaire à son corps défendant.

Conditions pénibles. Le procès, bien sûr, va continuer. Mais dans des conditions qui s’annoncent pénibles.Il a fallu près de trois heures pour faire l’appel des 138 prévenus, il va falloir «trouver un miroitier compétent» pour faire des ouvertures dans les cages vitrées pour que les avocats puissent discuter cinq minutes avec leurs clients, et installer d’autres sièges au fond du tribunal.

Evidemment, les accusés sont un peu remontés. Rachid Merad envoie à son avocate, «rentre chez toi, je t’ai écrit une lettre, tu n’as même pas répondu». Un autre explique au président qu’il a payé son avocat mais qu’il n’est pas là, et qu’il veut qu’on le rembourse. Un prévenu répond au président que ce qu’on lui reproche est «archiment faux», mais c’est Mohamed Chalabi qui cadre le débat quand le président lui demande de confirmer qu’il est de nationalité algérienne. «Musulmane. Je n’ai rien à voir avec la junte algérienne.»

Histoire de corser un peu les débats, Me Eric Plouvier, qui défend des seconds couteaux, a demandé hier au tribunal de faire citer un magistrat et un ancien ministre de l’Intérieur, le juge Bruguière et Charles Pasqua.

Lire aussi page 6 le texte de Jean-Jacques de Felice et de Stéphane Maugendre, avocats.

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Procès Chalabi: pourquoi nous refusons de défendre. Justice d’exception.

logo-liberation-311x113  J.J De Félice et Stéphane Maugendre

Hier a commencé le procès de Chalabi, un simulacre de procès, aboutissement d’une parodie de justice, auquel nous ne voulons apporter aucune caution. Pourquoi refusons-nous d’assister nos clients, alors que notre rôle est d’assurer leur défense? Parce que nous estimons que, si nous apportons notre soutien à ce procès inéquitable dans une affaire particulièrement sensible, nous acceptons qu’une porte s’ouvre. Cette porte, c’est celle des procédures d’exception pour des «sections spéciales» qu’aucun pays démocratique ne pourra envier à la France. En effet, près de 140 personnes vont être jugées ensemble, deux mois durant, à trois pas de la prison de Fleury-Mérogis, dans le gymnase réaménagé des surveillants de l’administration pénitentiaire, en résumé, dans une prison. Au-delà du lieu, symbole indigne d’une justice qui se confond avec celle des stades d’Amérique latine, des camps militaires turcs ou des geôles de la guerre d’Algérie, c’est le nombre des prévenus qui stigmatise une justice collective au cours de laquelle l’individu est écrasé par la nécessité de l’exemplarité.

Rappelons l’histoire de ce dossier: le risque du terrorisme, soutien d’une campagne politique, embrase un ministère de l’Intérieur, qui, à grand renfort de déclarations, annonce l’arrestation collective de terroristes et des prises d’armes, le démantèlement d’un réseau. La nécessité est née de remodeler une section de juges «antiterroristes», qualifiant ainsi non seulement les juges d’instruction d’«anti» n’instruisant plus qu’à charge, mais aussi, derechef, les personnes prises dans leur filet de présumées terroristes. Cela n’étant à l’évidence pas suffisant, le plus représentatif de ces juges était, fait inconnu dans l’histoire de la magistrature, nommé vice-président de tribunal, devenant de ce fait «le plus puissant des plus puissants hommes» de France. La machine ainsi lancée se double d’une «complicité» avec le pouvoir exécutif de notre pays. Mais la perversion du système créé ne s’arrête pas là, puisqu’il a écarté les avocats, ces empêcheurs de tourner en rond. Le discrédit est d’abord jeté sur eux, avant de les noyer dans un dossier de 50 000 pages, qu’ils ne peuvent consulter que par bribes, en fonction du calendrier du juge, sur un minuscule bureau dans un couloir, dont la copie (au cours de l’instruction) n’est établie que trois mois après la demande (à 3 francs la page, soit 150 000 francs pour la totalité du dossier, sauf si l’avocat est commis d’office). On les noie ensuite dans les méandres d’un prétendu réseau, alors que chacun s’accorde à penser que ce dossier est composé de trois dossiers, dont les connexions sont arbitraires. Ils sont ensuite noyés dans un procès-fleuve, auquel ils ne pourront assister en son intégralité.

Le machiavélisme judiciaire ne s’achève point là, puisque pour juger 140 personnes (dont 27 seulement sont détenues) pour des infractions sensibles, il faut un lieu d’exception fixé selon une procédure particulière dans le cadre d’une loi tout aussi exceptionnelle. Alors, pris au piège de cette mécanique, le législateur vote en catimini une loi d’exception l’avant-veille du 1er janvier 1998. Et, comme nous sommes à quelques mois du procès, seul Fleury-Mérogis est disponible. Le tour est joué, la loi est formellement respectée. Formellement, les droits de la défense peuvent être exercés, réellement, ils sont ignorés. Formellement, le juge d’instruction a instruit, réellement, il a accusé. Formellement, le tribunal jugera, réellement, et malgré toute sa volonté, il sera inéquitable. Lorsque les acteurs de la justice, procureur, juge d’instruction, tribunal ne sont pas à leur place, c’est la justice qui est bafouée.

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Les avocats du procès Chalabi contestent le gymnase-prétoire

images fig Alexandrine Bouilhet, 31/08/1998

Ils estiment que la tenue des audiences à Fleury-Mérogis ne permettra pas à la justice d’être impartiale

IMG_2036C’est dans la plus grande  confusion que débutera de­main, dans un gymnase de Fleury-Mérogis (Essonne), le procès fleuve des 138 isla­mistes, membres présumés du réseau des « frères Chalabi ». Une trentaine d’avocats envisagent déjà de ne pas assurer la défense de leurs clients. D’autres pensent demander un renvoi du procès. Les déclara­tions de principe et dépôts de [conclusions vont se multiplier. Le sujet de discorde concerne  toujours le choix du site arrêté par le premier président de la cour d’appel de Paris : un gym­nase de l’École nationale de l’administration pénitentiaire,  transformé, pour l’occasion, en tribunal correctionnel (nos édi­tions du 25 août).

La métamorphose de cette salle de sports en salle d’au­dience ultra-surveillée a coûté 10 millions de francs à la Chancellerie. Le lieu a été choisi en application d’une loi  spécialement votée en dé­cembre dernier, à la demande du ministre de la Justice. Ce texte permet, pour des motifs de sécurité, de tenir les procès à caractère terroriste hors du palais de justice de Paris, tout en restant dans le ressort de la cour d’appel.

« Grand show de la rentrée »

Furieux d’avoir été mis de­vant le fait accompli, les avocats sont entrés en rébellion. Ils critiquent le choix d’un site situé à proximité d’une en­ceinte pénitentiaire, qui reflète, selon eux, les « dérives idéolo­giques » de la justice antiterro­riste, représentée en l’occur­rence par les juges Jean-Louis Bruguière et Gilbert Thiel. « Le problème, ce n’est pas seule­ment le gymnase de Fleury. C’est cette méthode des juges antiterroristes qui décident de réunir quatre dossiers totale­ment Indépendants en un seul. Et on se retrouve avec 138 prévenus », tempête Me Françoise Cotta, qui défend Mohamed Kerouche, chef pré­sumé du réseau.

« Je n’emmènerai jamais ma robe là-bas », prévient Me Mourad Oussedik, avocat désigné par trois prévenus ac­tuellement placés en liberté surveillée. « Mes clients sont avertis. Ils se débrouilleront sans moi, poursuit-il. Je ne participerai pas à ce grand show de la rentrée organisé par la section antiterroriste du Palais de justice de Paris. Si on accepte qu’un tribunal siège dans une enceinte péniten­tiaire, on pérennise cette juri­diction d’exception. »

Cette politique de la chaise vide ne sera pas une attitude majoritaire, mais elle ne man­quera pas de compliquer l’or­ganisation du procès. Plu­sieurs prévenus risquent de se retrouver sans défenseur alors qu’ils risquent dix ans de pri­son. Deux représentants du conseil de l’Ordre, Mes Benoît Chabert et Jean-Paul Lévy, se rendront à la première journée d’audience pour régler les pro­blèmes qui se poseront avec les avocats commis d’office. « Dans ce contexte, plusieurs avocats vont demander le ren­voi du procès et, personnelle­ment, je trouve cela légitime », indique Me Jean-Paul Lévy.

Politique de la chaise vide

Tous les avocats ne sont pas d’accord pour demander un renvoi. « Je comprends bien la protestation de mes confrères, mais la défense n’a pas à être absente. La poli­tique de la chaise vide n’a ja­mais permis une meilleure dé­fense, estime Me Lev Forster. Je ne soutiendrai pas plus une demande de renvoi car mon client est en détention depuis trois ans et je trouverais inac­ceptable qu’il fasse six mois de plus. »

La position des 35 signa­taires de la pétition du mois de juillet refusant de cautionner ce « simulacre de justice » reste également à définir. Une réunion doit se tenir ce soir dans les bureaux de Me Cotta.

« Nous allons nous décider sur les conclusions à déposer, les déclarations que l’on va faire », explique-t-elle. Parmi les signataires, Me William Bourdon a finalement décidé d’assurer la défense de sa cliente, « car elle me demande de le faire. Mais l’impartialité du procès n’est pas garantie et nous allons déposer des conclusions dans ce sens

La rafle de novembre contre les Kurdes

Justice, Entretien avec  Stéphane Maugendre réalisé par Jean-Claude Bouvier et Pierre Jacquin, avril 1994

« Le seul élément, c est le rapport du ministère de l’Intérieur… « 

Justice : Qu’est devenue la procédure visant les Kurdes ?

Stéphane Maugendre : … Sur les 21 mandats de dépôt, une personne est sortie après le débat différé, les autres ont été sorties par la chambre d’accusation ou par le juge. B en reste aujourd’hui 8 en détention provisoire. Ce sont des responsables nationaux des associations kurdes et du comité du Kurdistan, sauf les deux qui ont été assignés à résidence sur arrêté ministériel d’expulsion ; un est considéré comme un intellectuel, un « idéologue » ; un ou deux autres sont des militants purs et durs qui se revendiquent tels ; trois autres sont en infraction à la législation sur les étrangers.

Justice : Que leur reproche-t-on et quels éléments viennent étayer ces mises en examen ?

Stéphane Maugendre : On leur reproche à tous le même délit d’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste… Quant aux éléments, il n’y en a pas, si ce n’est le rapport du ministère de l’Intérieur.

Justice : Aucun élément supplémentaire ne s’y est ajouté après la phase proprement dite des « rafles » ?

Stéphane Maugendre :: … Au moment des rafles on retrouve un carrai.r, nombre de documents qui sont des comptes, région par région… On suppose, sans que la preuve en apparaisse au dossier, que cet argent provient de racket alors qu’il a jours été revendiqué comme étant le produit de la solidarité. Il y a même cette mystérieuse liste composée de chiffres été reproduite dans la presse… et traduite par le enchaîné : on s’est aperçu qu’il s’agissait d’une liste de courses !

Les policiers ont tout saisi et dans le dossier il y a donc tout et n’importe quoi. On a ainsi trouvé des bouteilles de plastique vides…, des jerricans vides ayant peut-être contenu- produits inflammables… Mais on ne retrouve — et c’est intéressant au regard du contenu du rapport du ministère de l’Intérieur — ni shit, ni cocaïne, ni héroïne… pas un seul gramme; on ne retrouve aucune liste de gens passés clandestinement — on avait pourtant parlé d’organisation de trafic de clandestins… —, aucune arme, pas un seul pistolet, pas une seule cartouche.

Dans toutes les régions, Lyon, Grenoble, où des gens ont été arrêtés, des enquêtes ont été effectuées par la police auprès de la communauté turque et kurde pour essayer de savoir si certaines plaintes seraient déposées pour racket… Pour l’instant, elles n ‘ont rien donné.

Justice : Où en est l’instruction aujourd’hui ?

Stéphane Maugendre : Elle est terminée. En fait, elle était terminée… dès le départ. La procédure était essentiellement motivée par nos relations avec la Turquie. L’élément déclenchant réside sans doute dans la vente d’hélicoptères de la France à la Turquie, début novembre si mes souvenirs sont bons. A la suite de quoi, on sent que cela bouge dans le milieu kurde qui essaie de s’organiser au niveau européen pour contrer l’influence d’une Turquie dont l’Europe a besoin pour établir des bases par rapport à la Bosnie, par rapport à l’Irak, etc Et cet élément joue beaucoup. Il explique la rafle du 18 novembre, dont le seul intérêt consiste dans son effet d’annonce : certains journalistes étaient d’ailleurs informés deux jours avant les descentes.

Justice : … Un effet d’annonce légitimé par les 21 mandats de dépôt décernés le 20 novembre par Laurence Le Vert et Roger Le Loire, juges d’instruction antiterroristes… ?

Stéphane Maugendre : Tout à fait: La procédure démarre avec les autorisations de perquisitions accordées par Marie-Paule Moracchini, sur la base des deux rapports du ministère de l’Intérieur et des fiches de renseignement qui les accompagnent.

Au bout de 36-48 heures, les dossiers remontent sur le bureau de Laurence Le Vert qui vient d’être désignée… il y en a dix tomes — environ 5 000 pages. Et le juge d’instruction s’y colle de dix heures du matin à minuit. Mais quelle consultation a-t-elle pu faire d’un tel dossier si l’on sait que durant plusieurs semaines, il a été impossible de s’y retrouver ? La greffière a mis 3 ou 4 jours pour seulement coter le dossier : donc pas moyen d’avoir de copie et comme cela passe par la d’accusation, le juge d’instruction lui-même n’en a pas. L’organisation matérielle interdit au juge de faire son travail de juge, au greffier de faire son travail de greffier… et à l’avocat de faire son travail de défense. Personne n’a vraiment pratiquement pu lire le dossier durant pratiquement un mois parce qu’il n’y avait qu’un seul original et que le dossier naviguait entre les référés-liberté, les appels sur mandats de dépôt, les demande de mise en liberté, etc. Au niveau même de la défense, il y avait impossibilité de faire les choses correctement. Et durant un  mois, notre seule chance a été d’avoir le dossier lors de nos tous premiers appels parce que, par hasard, il se trouvait à ce moment-là devant la chambre d’accusation.

Justice : Avec une procédure pareille « montée » par le ministère de l’intérieur celui-ci est assuré de voir les choses tenir le temps qu’il estime nécessaire ?

Stéphane Maugendre : Oui. D’ailleurs dans ce contexte de désorganisation les seuls qui étaient vraiment armés, dès le début, dans cette procédure… c’était comme par hasard le parquet. Lors des débats contradictoires, le 20 novembre, le chef de la section antiterroriste était constamment dans le couloir, et elle avait ses fiches de renseignements avec un petit résumé sur chacune des personnes. Dans ces conditions, le juge d’instruction était en quelque sorte « otage » du matériel que lui fournissait le parquet, sans avoir le moindre recul par rapport à ces éléments. Tant le juge d’instruction — qui n’a pas cinquante mains et cinquante yeux — que la défense nous n’avons été au point sur le dossier qu’au bout d’un mois…

Les avocats dénoncent une «opération politique»

Accueil 01/12/1993

«Nos clients étaient poursuivis pour délit de solidarité, maintenant, on peut carrément parler de délit d’opinion.» C’est Me Maugendre qui parle. Il vient d’apprendre que le Conseil des ministres a décidé d’interdire le Comité du Kurdistan et les vingt-trois associations kurdes regroupées dans la Fédération des associations culturelles des travailleurs du Kurdistan. La nouvelle est tombée au beau milieu de la conférence de presse donnée hier par les avocats des vingt-quatre Kurdes mis en examen après la rafle policière de la semaine dernière. Vingt sont incarcérés, deux font l’objet d’un arrêté d’expulsion, dont une, Rojine Ayaz, est assignée à résidence dans les Deux-Sèvres.

D’entrée de jeu, Me Jacoby, président de la Fédération internationale des ligues de droit de l’homme, donnait le ton: «Nous sommes en présence d’une affaire politico-juridique. Une fois de plus, le pouvoir se sert de la justice pour réaliser une opération politique.» Selon lui, la principale raison de la rafle est à chercher dans le fait que la France est aujourd’hui le premier exportateur vers la Turquie. «Il y a trois semaines, le ministre de la Défense, M. Léotard, a réalisé un fructueux contrat de vente d’armes à Ankara. Dans cette affaire, la France était en concurrence avec d’autres pays. La rafle des Kurdes a été la cerise sur le gâteau.»

Me Jacoby s’indigne du «cynisme» de la France, qui recommence «avec la Turquie ce qu’elle a fait autrefois avec l’Irak de Saddam Hussein». Il dénonce les méthodes utilisées: «Des journalistes avaient été prévenus avant l’opération. Le journal turc «Hurriyt» du 20 novembre publiait des extraits du rapport de la DST qui avait servi de base à toute l’opération. Un rapport qualifié d’ultra-secret, qui annonçait que le PKK s’apprêtait à assassiner un diplomate turc et à enlever un journaliste en France. Le 27 novembre, le même journal annonçait que la France allait remettre six membres du PKK à la Turquie et publiait leurs noms. On a aussi photocopié des «preuves» qu’on a remises à certains journaux: «France-Soir» a ainsi publié une facture censée prouver qu’il y avait eu un racket, mais c’était en réalité une note de blanchisserie.»

A son tour, Me Martineau révèle que des documents concernant des personnes protégées par la Convention de Genève sur les réfugiés ont été livrées à la police turque et souligne la gravité d’une telle violation. Me Voituriez insiste sur le fait que les dossiers sont vides. Le seul chef d’inculpation qu’on ait trouvé est «association de malfaiteurs pour collecte de fonds au bénéfice d’une organisation terroriste». Mais, s’indignent les avocats, au regard des atrocités commises par l’armée turque au Kurdistan et qui n’ont fait que s’aggraver ces derniers temps, n’est-il pas naturel que la communauté kurde de France manifeste sa solidarité en versant aux collectes? «On vient de créer le délit de solidarité!», s’exclame Me Mangin.

En conclusion, Me Jacoby se déclare consterné par la décision du Conseil des ministres: «Tout cela est triste pour l’avenir des libertés en France. Mais nous ne laisserons pas faire. Et nous espérons que les magistrats nous suivront et refuseront de servir de bras à une telle opération politique.»

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Le gouvernement dissout deux associations kurdes

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«Ces façades légales du PKK» se livreraient «à des actions de caractère terroriste ou délictuel».

Deux semaines après la rafle touchant les membres présumés en France du Parti des travailleurs du Kurdistan, ce mardi, Charles Pasqua a voulu à sa manière boucler le dossier policier de l’affaire. A sa demande, le Conseil des ministres d’hier matin a dissous par décret deux importantes associations présentées par le ministre de ’ Intérieur comme «des façades légales du PKK qui, en France comme dans d’autres pays d’Europe, se livre à des actions de caractère terroriste ou délictuel». Il s’agit du Comité du Kurdistan et de la Fédération des associations culturelles et des travailleurs patriotes du Kurdistan en France, Yekkom-Kurdistan, ainsi que de sept comités appartenant à cette dernière, qui rentreraient sous les coups de la loi de janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées.

Dans une conférence de presse tenue hier après-midi, et sans rentrer dans les détails des charges retenues contre les deux associations (mais énumérant plusieurs actes commis contre des intérêts turcs en France et attribués au PKK), Charles Pasqua a défini pour l’avenir les limites des activités qui seront permises aux 60 000 Kurdes résidant sur le territoire. «L’immense majorité d’entre eux n’aspirent qu’à s’ intégrer à la communauté française, et c’est aussi notre vœu. De multiples associations kurdes existent qui ont un objet culturel. Il n ’ est pas question de les interdire ».  Charles Pasqua a refusé tout lien entre les décisions françaises et les interdictions «anti-PKK» annoncées vendredi par les autorités allemandes. Il a déclaré que le sujet avait été abordé lundi, lors d’une rencontre à huis clos entre ministres de l’Intérieur européens, où l’on s’est penché entre autres sur « les menaces de terrorisme» et où le ministre français a «proposé à bref délai un programme  opérationnel».

Cinq avocats des 24 Kurdes mis en examen après la rafle du 18 novembre ont manifesté hier leur étonnement en apprenant l’interdiction des deux associations. «On est passé d’un délit de solidarité à un délit d’opinion ». s’est exclamé Me Stéphane Maugendre. Avec ses collègues, Daniel Jacoby. Christine Martineau, William Bourdon, Christophe Voituriez, ils ont voulu exprimer leur désarroi devant une affaire judiciaire où, selon eux, «il n’y a rien individuellement dans les dossiers qui justifie l’incrimination d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste».

Ezzat Dere, responsable du Comité du Kurdistan à Paris, s’est insurgé contre la dissolution d’associations qui n’auraient jamais mené «des activités qui violent la Constitution et la loi françaises». Cette décision ne serait qu « un ordre du gouvernement turc aux gouvernements européens». Les deux associations devraient se pourvoir devant le tribunal administratif.

Turquie : toujours la torture

Accueil,  24/10/88

La torture continue d’être pratique courante en Turquie et les atteintes aux droits de l’homme y sont toujours aussi préoccupantes : c’est la conclusion tirée vendredi, lors d’une conférence de presse à Paris, par deux personnalités françaises qui se sont récemment rendues sur place, à l’invitation de l’Association des droits de l’homme de Turquie.

Le docteur François Martin, médecin à Dreux où il a depuis plusieurs années l’occasion de constater des traces de sévices chez des immigrés et réfugiés turcs et kurdes.et Me Stéphane Maugendre ont notamment assisté à une audience du procès de Dev-Yol, dans le camp militaire de Mamak, près d’Ankara.

Sept cent vingt trois accusés y sont jugés dans un procès qui dure depuis 1982 et la plupart des « preuves retenues contre eux ont été obtenues sous la torture ».

La délégation a également rencontré les avocats, les familles de prisonniers et des médecins de l’Association médicale. Ces derniers leur ont confirmé qu’ils continuaient à traiter quotidiennement dans un service spécialisé d’un hôpital d’Ankara, des prisonniers victimes de toutes sortes de sévices (alors que la Turquie a signé la convention européenne contre la torture en avril).

On confirme également le procès intenté il y a quelques jours par les autorités d’Ankara contre l’Association des droits de l’homme : sa dissolution a été demandée par le procureur ainsi que des peines de prison pour ses dix principaux dirigeants, pour avoir lancé, il y a plusieurs mois déjà, une campagne contre la peine de mort et pour une amnistie générale en Turquie.

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Avocat