Au mois de septembre sera inaugurée une annexe du Tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny au bord des pistes de l’aéroport de Roissy.
Pourquoi ce lieu incongru pour rendre la justice ? Parce que cet aéroport recèle le plus important lieu de détention d’étrangers (une «zone d’attente» dite Zapi) dans lequel sont enfermés, chaque année, des milliers de personnes (8 541 étrangers ont été placés en zone d’attente en 2011 dont près de 80 % à Roissy) empêchées d’entrer en France, parfois arbitrairement, par la Police aux frontières (PAF). La durée de cet enfermement est de quatre jours et peut être prolongée, à la seule demande de la PAF, par un juge judiciaire, le Juge des libertés et de la détention (JLD).
Faut-il s’en inquiéter pour la justice de notre pays ? Non, répondent, complices, les ministères de l’Intérieur et de la Justice. D’autant moins que cette «délocalisation» a été prévue de longue date par notre législateur et validée, sous réserves, par le Conseil constitutionnel.
Non, puisque sera ainsi respectée, dit-on, la dignité du justiciable, que la PAF ne sera plus obligée de transférer en fourgon de sa «geôle» de Roissy au TGI de Bobigny.
Non, argue-t-on, car il s’agit de bonne administration de la justice, alliée à des considérations d’efficacité puisque les effectifs de la PAF ne seront plus occupés qu’à la lutte contre les trafics de main-d’œuvre étrangère.
Ces justifications relèvent de la mystification.
Car l’indignité du transfert de Roissy à Bobigny – que rien n’interdirait d’humaniser – trouve sa source dans le principe même d’un enfermement dans le quasi secret et l’indifférence générale. Car le transfert d’avocats, de greffiers et de magistrats pour défendre et juger dans des locaux dépendant du ministère de l’Intérieur, constitue une atteinte à l’indépendance de la justice. Ce n’est pas la première fois que la justice tente de se «délocaliser» pour de fausses bonnes raisons. Les salles d’audiences des centres de rétention des étrangers du Canet et de Cornebarrieu ont d’ailleurs été fermées à la suite de la censure de la Cour de cassation.
Mais alors, pourquoi revenir à la charge, avec cette salle d’audience aéroportuaire ? Depuis le milieu des années 90, les ministères de l’Intérieur successifs font pression pour que ces audiences soient organisées à Roissy. Un premier local avait été aménagé à l’intérieur même de la Zapi mais était resté à l’abandon, tous les acteurs du monde judiciaire s’étant élevés contre cette délocalisation. En octobre 2010, un appel d’offres était lancé pour l’extension des locaux préexistants avec une seconde salle d’audience et un accueil du public, pour 2,3 millions d’euros. De toute évidence, le cahier des charges de ce marché était empreint de l’étude attentive des décisions de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.
A quelques mois de cette inauguration où en sommes-nous ? Le principe fondamental de la publicité des débats, condition absolue de l’indépendance et de l’impartialité de la justice, ne sera pas respecté compte tenu de l’éloignement de la salle d’audience et de son isolement dans la zone aéroportuaire sans, quasiment, aucun transport en commun. Les tribunaux doivent être accessibles aux proches du justiciable, mais aussi au citoyen qui veut voir la justice de son pays ou au collégien qui vient découvrir ses métiers. Les procès de Roissy ne verront ni citoyens ni collégiens. Par ailleurs, le juge des libertés et de la détention et l’avocat seront isolés, à l’écart de leurs collègues, et sous la pression constante de la police, chargée à la fois de gérer la Zapi et de saisir le juge.
Situé dans l’enceinte barbelée de la zone d’attente et au rez-de-chaussée même du bâtiment dans lequel sont enfermés les étrangers, rien ne sépare le futur «tribunal de Roissy» de cette «prison», si ce n’est une porte blindée. Comment avoir confiance en l’impartialité d’une justice implantée dans le lieu même où l’on enferme ? En réalité, cette annexe n’aura, de justice, que l’apparence puisqu’il ne sera rendu de décisions qu’à l’égard d’une seule catégorie de personnes – des étrangers – à la demande d’une seule et même partie – la Police aux frontières – poursuivant inlassablement l’unique objectif de leur enfermement. Ainsi, le rêveinachevé du précédent gouvernement d’intégrer le juge dans une gestion performative des lieux où la France enferme ceux qu’elle entend refouler ou expulser est-il en passe d’être réalisé par des ministres apparemment déterminés à inaugurer ces tribunaux d’exception. Est-il trop tard pour les en dissuader ?
Signataires : Stéphane Maugendre Président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), Françoise Martres Présidente du Syndicat de la magistrature, Flor Tercero Présidente de Avocats pour la défense des droits des étrangers (Adde), Pierre Tartakowsky Président de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Patrick Peugeot Président de la Cimade, Anne Baux Présidente de l’Union syndicale des magistrats administratifs (Usma), Jean-Jacques Gandini Président du Syndicat des avocats de France (SAF), Bernadette Hétier Coprésidente du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), Didier Ménard Président du Syndicat de la médecine générale (SMG), Anne Perraut-Soliveres Directrice de la rédaction de la revue «Pratiques», François Picart Président de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat), Didier Fassin Président du Comité médical pour les exilés (Comede), Jean-Eric Malabre Coprésident de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), Claude Peschanski Présidente de l’Observatoire citoyen du Centre de rétention administrative de Palaiseau.
Une réflexion sur « Défendre et juger sur le tarmac »
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