Il y avait jusque-là une ambiance bonne enfant, chacun papotait avec son voisin dans un aimable brouhaha. Le président Bruno Steinmann joue certes méticuleusement son rôle, mais dès la première journée, hier, du procès du réseau Chalabi, l’audience lui a échappé. On n’entasse pas sans menus inconvénients cent trente-huit prévenus du plus grand procès islamiste de tous les temps dans un gymnase de Fleury-Mérogis (Essonne). La moitié des prévenus ne se lève pas à l’entrée du tribunal, les avocats rigolent dès que le ministère public ouvre la bouche, et toute la salle applaudit à la première pique de la défense.
Hier soir, une soixantaine d’avocats ont demandé le renvoi sine die du procès, la libération des détenus et la levée des contrôles judiciaires. Puis ils ont quitté la salle avec la centaine de prévenus qui comparaissaient libres. Le procès continue, mais dans des conditions acrobatiques. C’est Me Jean-Jacques de Felice qui a porté le fer, au nom de ses collègues, mais si l’élan était noble, le souffle était court. «Non, non, non, a théâtralement attaqué le vieux routier des droits de l’homme. Jamais! Nous n’accepterons jamais cette mascarade, cette imposture, cette injustice, cette impossibilité de défendre dignement nos clients.» Tous les avocats se sont levés, en cercle autour de lui, avec la moitié de la salle debout, dans un silence religieux: on aurait entendu plaider Me de Felice.
«Les jeux sont faits». Le gymnase de Fleury, d’abord. «Est-ce un stade? Est-ce une prison? C’est une honte, a murmuré l’avocat. Qui est responsable? Pas vous, monsieur le président, qui n’êtes plus rien. L’affaire a déjà été jugée depuis la rafle de 1994, depuis le premier jour, le premier mois, la première année. Les jeux sont faits. Mais nous n’accepterons pas de cautionner, d’être des avocats alibis, des avocats taisant, des avocats acceptant». Parce que, pour Me de Felice, c’est comme ça que ça se passe dans les régimes totalitaires. Le vieux monsieur, après quelques apartés émouvants et inaudibles, a conclu sous un tonnerre d’applaudissements et toute la salle a levé le camp.
Convention européenne. En droit, les avocats s’appuient sur des bases fragiles, quoique honorables, et notamment la Convention européenne des droit de l’homme. Elle dispose que «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial». Pour la défense, un procès équitable ne «saurait se tenir dans un espace non judiciaire», en l’occurrence une salle de gymnastique, «sous la pression d’un dispositif sécuritaire». Le cas avait été prévu, une loi toute particulière a été votée le 29 décembre dernier pour délocaliser à Fleury la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris.
Par ailleurs, les deux mois d’audience constituent, pour les prévenus libres, une «ingérence de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale», de la même convention européenne. Ils dénoncent dans la foulée «les lois d’exception qui gouvernent de multiples violations du droit commun» et les viols répétés des droits de la défense dans cette gigantesque procédure.
Quatre avocats ont fait bande à part. Mes Bruel et Cohen-Saban, qui n’ont rien dit, Me Chevais, qui ne s’associe pas «aux combats d’arrière-garde», et Me Lev Forster, qui assure que ceux qui souhaitent être défendus doivent pouvoir l’être.
Contrôle judiciaire. Après un bref délibéré, le tribunal a décidé de joindre l’incident au fond, c’est-à-dire de décider au moment du jugement s’il renvoie toute l’affaire: une façon courtoise d’envoyer promener les avocats. En attendant, il maintient les détenus en détention, les prévenus sous contrôle judiciaire et attend tout son petit monde cet après-midi à 13 h 30. La riposte est classique, le collectif d’avocats a déjà prévu de déposer aujourd’hui une requête en suspicion légitime, pour que le président soit chassé de l’affaire à son corps défendant.
Conditions pénibles. Le procès, bien sûr, va continuer. Mais dans des conditions qui s’annoncent pénibles.Il a fallu près de trois heures pour faire l’appel des 138 prévenus, il va falloir «trouver un miroitier compétent» pour faire des ouvertures dans les cages vitrées pour que les avocats puissent discuter cinq minutes avec leurs clients, et installer d’autres sièges au fond du tribunal.
Evidemment, les accusés sont un peu remontés. Rachid Merad envoie à son avocate, «rentre chez toi, je t’ai écrit une lettre, tu n’as même pas répondu». Un autre explique au président qu’il a payé son avocat mais qu’il n’est pas là, et qu’il veut qu’on le rembourse. Un prévenu répond au président que ce qu’on lui reproche est «archiment faux», mais c’est Mohamed Chalabi qui cadre le débat quand le président lui demande de confirmer qu’il est de nationalité algérienne. «Musulmane. Je n’ai rien à voir avec la junte algérienne.»
Histoire de corser un peu les débats, Me Eric Plouvier, qui défend des seconds couteaux, a demandé hier au tribunal de faire citer un magistrat et un ancien ministre de l’Intérieur, le juge Bruguière et Charles Pasqua.
Lire aussi page 6 le texte de Jean-Jacques de Felice et de Stéphane Maugendre, avocats.