Tous les ténors du barreau sont passés par là. Comparution immédiate, instruction, garde à vue… Les avocats commis d’office assistent, moyennant une indemnisation de l’État, des clients démunis. Une justice au rabais que dénoncent depuis plusieurs mois ces soutiers des prétoires. Mais aussi une excellente école pour de jeunes avocats désireux de se faire un nom.
Comme les intermittents, ils ont fait grève. Au début de l’été, ils ont accroché une bavette rouge à leur robe noire en signe de colère, ont vidé les salles d’audience et envahi les parvis des tribunaux en décrétant des journées « Palais mort ». Plus d’avocats à la barre pour montrer que, sans eux, les « gratuits », justice ne peut être rendue. Depuis des années, ils martèlent une même revendication : l’augmentation de l’aide juridictionnelle, ce financement de plus de 300 millions d’euros de l’État qui permet de couvrir les frais de justice des plus démunis.
L’IDÉE MÊME DE LA JUSTICE POUR TOUS
C’est quand il a été question de taxer les cabinets d’avocats pour la financer, après des années sans l’augmenter, que la colère des robes noires a éclaté. La grève a été largement suivie. En réponse, le gouvernement a commandé un rapport au député Jean-Yves Le Bouillonnec. Au fil de l’été, la mobilisation est retombée, mais à Bordeaux, deux cents avocats ont décidé d’assigner l’État en référé. L’audience se tiendra le 15 septembre. Pour les plaignants, c’est l’idée même de justice pour tous qui est remise en cause par ces problèmes de financements.
Quels que soient leurs moyens, tous les justiciables doivent pouvoir bénéficier d’un avocat. Si son assistance est nécessaire rapidement, on fait appel à un « commis d’office ». Intermittent de la défense d’urgence, il assure sur la base du volontariat quelques permanences de comparution immédiate, instruction ou garde à vue. Une tous les quatre à six mois à Paris, où résident près de la moitié des 50000 avocats de France. Une par mois en Seine-Saint-Denis, où ils ne sont que 500. Pour toutes ces tâches, le commis d’office est « indemnisé » – c’est le terme employé sur les formulaires qu’il doit remplir pour toucher ses honoraires – et perçoit des sommes forfaitaires très inférieures aux habituels honoraires d’avocat. 1100 euros pour une instruction criminelle avec audition, visites en prison et passage en cour d’assises. 325 euros pour une journée de permanence en comparution immédiate à Paris, 500 euros pour les premières 24 heures de garde à vue et 250 pour les 24 suivantes…
Dans les téléfilms, tomber sur un «commis d’office », c’est l’assurance d’être condamné à perpétuité pour un crime dont on est innocent. Sorte de sous-Colombo des prétoires, il traîne son imper sale et son ennui dans les couloirs du tribunal, prêt à toutes les bassesses pour toucher ses maigres honoraires. Dans la réalité, le commis d’office est souvent jeune. Parfois même débutant. Il ne suinte pas l’échec mais plutôt l’envie de bien faire et une certaine dose d’anxiété. On le reconnaît à ses chaussures. «Des souliers vernis et tout neufs, ses premières pompes d’avocat», sourit Stéphane Sebag, conseil notamment de Ziad Takieddine et d’un des frères Hornec, qui a, comme tout le monde, pratiqué les permanences pénales avant de monter son cabinet. Le jeune commis d’office porte un costume qu’il n’habite pas encore : la robe de l’avocat. Évolue dans un décor qu’il maîtrise mal: le tribunal et ses codes inamovibles. Devant un public qui ne lui est pas acquis: le client, qui pense souvent qu’il serait mieux défendu par un avocat choisi.
A Paris, ils arrivent au Palais de justice par grappes, avant 10 heures, contournent la Sainte-Chapelle et les préfabriqués, sortent leur carte professionnelle et passent la porte de la section de permanence du Palais. « Le P12 », comme l’appellent les professionnels des comparutions immédiates. Un hall de gare tout de boiseries et de peinture écaillée où robes noires et polos bleus, ceux des gendarmes, se pressent et se bousculent. Vite, fondre sur un de ces petits boxes qui servira de bureau, il n’y en aura pas assez pour tout le monde. Arriver en retard, c’est prendre le risque de faire connaissance avec ses clients sur l’un de ces bancs de bois usés comme à la messe où patientent déjà les interprètes. Vite, consulter les dossiers que le coordinateur vous a attribués. Une petite dizaine souvent. Vérifier qu’aucun délai n’a été dépassé, traquer un vice de procédure ou une nullité dans des montagnes de papiers.
Vendeur à la sauvette, un homme accusé de violences sur policiers, un vol en réunion… Julien Courvoisier, 32 ans, feuillette sa moisson du jour. Le tout-venant de la petite délinquance, jugée dans l’urgence. Dans l’une des salles d’audience réservées aux comparutions immédiates, sous les sculptures représentant la Justice, son glaive et sa balance, devant trois juges graves et un procureur sévère, elle se lèvera pour déclamer son texte. En attendant, dans le « bocal », une minuscule pièce vitrée mal insonorisée qui sert de bureau aux avocats, on prépare les dialogues de la pièce à venir. Les entretiens débutent. Ils serviront de canevas à la plaidoirie mais aussi aux déclarations du prévenu. Très à l’aise avec ses clients du jour, Julia Courvoisier brise la glace. Une blague, un regard appuyé qui montre qu’elle lit pas tout à fait, une remarque bienveillante… Il faut aller vite pour tisser ce lien de confiance qui donnera du crédit à ses conseils. Brief express plus qu’entretien particulier: l’avocate a un quart d’heure pour expliquer au client ce qui l’attend, un procès, peut-être la prison, et le faire accoucher d’une version des faits audible audible par les juges… Lui apprendre comment se tenir – le b.a.-ba de l’audience. «Rappeler qu’il ne faut pas dire « Votre Honneur” ou, pire, “Chef », soupire Me Eolas, le célèbre avocat blogueur qui décrypte le monde de la justice. Julia Courvoisier interroge adroitement ses clients – trois marocains accusés de vol – pour vérifier sans qu’ils s’en doutent que leurs versions sont compatible : ne pas tout croire, pour être soi-même crédible. Ne pas soulever les incohérences, pour conserver ce lien de confiance si fragile.
A Bobigny, c’est au dépôt, dans les sous-sols du tribunal que les avocats reçoivent leurs clients. Fermé par d’épaisses grilles, le lieu a tout de l’antichambre d’une prison. Odeurs de sueur, lumière sale, cris des prévenus qui tentent de communiquer avant leur procès… Accusé d’avoir participé à un trafic de stupéfiants à Epinay-sur-Seine, un jeune homme doit être jugé cet après-midi. « J’ai rien à voir là-dedans, moi, j’ai toutarrêté! » jure-t-il au commis d’office. Dans un flot précipité, où s’entrechoquent des sanglots, il raconte la délinquance, la pauvreté qui l’oblige à « gratter » un peu de cannabis, à acheter ses cigarette à l’unité. La toxicomanie. «J’ai besoin d’aide! » hurle-t-il soudain. Impassible, son avocat prend quelques notes: « Pleurez, ça, c’est bien, mais ne criez pas tout à l’heure devant les juges. » Il lui reste encore deux personnes à voir avant l’audience, dans une demi-heure.
ILS SOUVIENNENT TOUS DE LEUR PREMIÈRE FOIS.
Le jour où, jeunes avocats, ils ont pris leur air le plus professionnel, plié leur robe presque neuve et enfourné un casse-croûte dans leur sacoche en prévision d’une journée interminable. Ils n’ont oublié ni le nom du procureur contre qui ils ont ferraillé, ni le nombre de mois de prison accumulés par l’ensemble de leurs clients du jour.
Tous les ténors du barreau sont passés par là. « Une formation accélérée, indispensable pour qui veut devenir un bon pénaliste», assure Me Pascal Garbarini. Pendant trois ou quatre ans, «Garba» a hanté les prétoires, apprenant sur le tas com¬ment se placer dans la salle, à quel moment donner ses pièces au procureur, quels effets de manche éviter. Grand banditisme, nationalisme corse, assassins dignes de « Faites entrer l’accusé»…, celui qui figure dans le classement des avocats les plus puissants de France a pourtant l’œil qui pétille en repensant à ses années de commis d’office. « Vous plaidez dix fois les mêmes faits devant les mêmes juges. » Il faut savoir se renouveler pour ne pas lasser le tribunal. Plaider une fois la nocivité de la prison, une autre le vice de procédure. Parfois, aussi, sacrifier certains clients pour en sauver d’autres. «Sur huit dossiers, il y en avait deux dont je voulais obtenir la relaxe parce que c’étaient des erreurs de trajectoire. »
Pour le jeune avocat, être commis d’office permet de se frotter à la critique. Une bonne prestation à l’audience, et il se fait un nom, une réputation, une clientèle. Surtout s’il a la « chance » d’aller aux assises. Car les «belles» affaires que lorgnent les avocats débutants, celles qui font « suer de la robe » comme ils disent, et qui attirent la presse, sont précieuses. Le jeune avocat « monte aux assises » comme il monterait à la capitale. Il joue là plus que l’avenir de l’accusé : le sien. Le grand pénaliste Eric Dupond-Moretti a hanté les prétoires à ses débuts. L’indemnisation couvrait à peine les frais d’essence et d’hô¬tel. « Il faut avoir faim pour réussir dans le métier. » Et une fois dans la cour d’assises, commis d’office et avocat choisi, débutants et ténors se partagent la barre, sans distinction.
Certains avocats expérimentés continuent de s’inscrire sur les listes de permanence. Parfois par conviction, parce qu’ils estiment devoir offrir un peu de leur temps à la société. Stéphane Maugendre, avocat en Seine-Saint-Denis et président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), qui propose des permanences juridiques gratuites, a repris par principe et à perte les permanences pénales qu’il avait arrêtées un temps, trop chronophages. «Elles occupent30% de mon temps et ne couvrent que 10% de mes revenus. » Parfois hélas, les vétérans de la permanence pénale sont avant tout des « cachetonneurs ». Aux procès, ils s’en rapportent aux réquisitions du procureur. Pendant les gardes à vue, on en a vu qui dormaient, d’autres qui ne quittaient pas leur téléphone portable des yeux. Ils font de la présence pour toucher leur écot et boucler leurs fins de mois. Pour Pierre-Olivier Sur, le bâtonnier de Paris, ces avocats en perdition sont la plaie de la profession. «J’ai honte!», a-t-il martelé au début de son mandat devant un parterre de commis d’office médusés. Il réclame une défense d’urgence «d’excellence». Pour cela, il a décidé d’augmenter le nombre d’heures de formation dispensées par l’école de la défense pénale, obligatoires pour exercer en tant que commis d’office, et de limiter l’exercice à sept ans. Aucun des grands pénalistes n’est resté longtemps avocat d’urgence. Dans leurs rangs, d’ailleurs, personne ne fait grève pour l’augmentation de l’aide juridictionnelle. «Nous sommes une profession libérale, qui n ’a pas à être sous perfusion de l’État», souligne Pascal Garbarini. Être commis d’office, pour eux, est synonyme d’une jeunesse heureuse, faite de vaches maigres et de nuits blanches. Une époque épuisante mais exaltante.
Pour d’autres, c’est parfois au contraire un souvenir de cauchemar. En 1999, une toute jeune avocate est commise d’office pour la première fois de sa vie. En sortant du taxi qui la conduit dans un commissariat de banlieue pour une garde à vue, elle s’assied face à son client, qui sort, lui, d’une cellule de dégrisement. De son sac siglé posé au milieu de la table débordent tubes de rouge à lèvres, dossiers, et un paquet de cigarettes. L’homme lui en demande une. Elle y ajoute une petite boîte d’allumettes comme elle aurait fait pour un ami… Toute la journée, elle guette l’info qui ne manquera pas de ruiner sa carrière. Imagine les titres : « La pyromane radiée du barreau »… «Je n ’ai pas refait de commission d’office», souffle avec soulagement cette avocate d’affaires, aujourd’hui associée dans un grand cabinet anglo-saxon, qui n’a jamais plus exercé le droit pénal. « Ils envoyaient vraiment n’importe qui à l’époque. »