Au début de l’intervention militaire de l’Otan en Libye, un bateau de migrants parti de Tripoli s’échoue sur les côtes libyennes après avoir dérivé pendant 14 jours. Des 72 migrants présents à son bord, seul neufs survivent. Un rapport de l’université londonienne Goldsmith – relayé par de nombreuses ONG – accuse les États membres de l’organisation de non-assistance à personnes en danger. Des poursuites judiciaires sont envisagées en France.
L’histoire est tragiquement banale : une traversée de la Méditerranée par des migrants qui tourne au drame. Sauf que l’évènement s’est déroulé quelques jours après le début des opérations militaire de l’Otan en Libye, le 19 mars 2011. Ce qui lui donne une dimension singulière. Retour sur les faits.
Au matin du 27 mars 2011, ils sont soixante-douze migrants subsahariens, d’origine éthiopienne, érythréenne, nigérienne, ghanéenne et soudanaise, à quitter Tripoli à bord d’un Zodiac. Direction : l’Italie. Quelques heures plus tard, leur moteur tombe en panne d’essence. Commence alors pour les occupants du bateau un long clavaire de quatorze jours. Quatorze jours durant lesquels, ils dérivent sans eau ni nourriture avant d’échouer sur les côtes libyennes. Où on ne comptera parmi eux que neuf survivants.
Mais ces derniers livreront leur témoignage aux experts membres du projet « Expertise océanographique » du Centre de recherches architecturales de l’université londonienne Goldsmith. Pour corroborer leurs propos et déterminer leur trajet exact, les chercheurs mettent à profit des données issues d’imageries et de cartes satellites. Le résultat, un dense rapport de 90 pages (en intégralité, ici), pose directement la question de la responsabilité des forces de l’Otan dans le drame. « Les États participants à l’opération de l’Otan avaient les informations et la capacité de les aider, mais n’ont pas réussi à éviter la mort de 63 personnes », constate le rapport.
Messages de détresse
À plusieurs reprises, peut-on y lire, les pays membres auraient été au courant de la situation dramatique des migrants :
- Le 27 mars à 14 heures 55 GMT, un avion de patrouille français survole l’embarcation et fait état de sa position exacte à la sûreté maritime italienne.
- Le même jour en fin d’après-midi, l’embarcation tombe en panne. Les migrants joignent alors grâce à un téléphone satellitaire un prêtre érythréen basé à Rome qui contacte les garde-côtes italiens. Ces derniers informent le quartier général maritime de l’Otan à Naples, et adressent des messages de détresse aux bâtiments présents en mer Méditerranée en indiquant leur localisation. Ces appels seront renouvelés toutes les 4 heures pendant 10 jours.
- Deux ou trois heures après la communication avec le prêtre érythréen, un hélicoptère militaire survole la zone. Les migrants assurent voir sur sa carlingue les inscriptions « Army » ou « Rescue Army ». « Malgré les signes des naufragés », l’appareil rebrousse chemin, puis est à nouveau aperçu par le groupe 4 à 5 heures plus tard, selon le rapport. « Le personnel militaire jette huit bouteilles d’eau et quelques paquets de biscuits, puis repart ». Selon The Guardian, la description de l’appareil faite par les survivants correspond parfaitement à celle d’un hélicoptère de l’armée britannique, le « Westland Lynx », dont il est connu qu’il a été utilisé lors des opérations en mer Méditerranée. Le ministère de la défense britannique a démenti toute présence de ses forces au moment de l’incident.
- Après plusieurs jours d’errance, entre le 3 et le 4 avril, l’embarcation à la dérive est accostée par un navire militaire. Un ou deux hélicoptères l’accompagnent. Pourtant à dix mètres de l’embarcation, les hommes à bord du navire militaire repartent après avoir pris des photos.
- Le 10 avril, quand l’embarcation s’échoue sur les côtes libyennes seul onze personnes sont encore en vie. Ils sont arrêtés par des soldats libyens. Une femme décédera peu de temps après, puis un homme lors de sa détention. Le drame aura coûté la vie à 63 personnes, dont 20 femmes et 3 enfants.
« Les événements tels que présentés par les survivants semblent constituer un cas de violation de l’obligation légale d’assistance à personne en danger en mer, une obligation sanctionnée par de nombreuses conventions internationales », concluent les chercheurs de Goldsmith.
C’est en outre sur la base de ce rapport que plusieurs ONG, dont la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), ont demandé mercredi 11 avril à la justice française d’établir les responsabilités de l’Otan et des gouvernements des pays participant à l’opération (États-Unis, Canada, France, Grande-Bretagne, Italie, Espagne) dans la mort de 63 migrants. Quatre survivants devraient déposer vendredi une plainte contre X à Paris pour non assistance à personne en danger, a précisé Me Stéphane Maugendre, président du Groupe français d’information et de soutien des travailleurs immigrés (Gisti), l’une des organisations associées à l’initiative.
Projet de plainte en France
« La connaissance par les militaires français du bateau en péril est avérée », indique ce projet de plainte. « L’armée française ne pouvait pas ignorer le péril pesant sur cette embarcation et le besoin d’assistance de ses passagers ».
Résumé du témoignage de l’un des neuf survivants de cette tragédie (version longue ici) :
Sur la foi notamment d’un rapport du Conseil de l’Europe publié fin mars, la France a rejeté catégoriquement ces accusations. Le document, a souligné dans un communiqué publié mercredi 11 avril le ministre de la Défense, Gérard Longuet, « ne mentionne, à aucun moment, une quelconque responsabilité de la France dans ce tragique événement ». « Rien, aujourd’hui, ne permet à ces ONG d’accuser l’armée française de non secours aux migrants naufragés », a-t-il ajouté.
Après avoir nié une quelconque implication, l’Otan a de son côté reconnu avoir reçu un message de détresse faisant état d’un bateau en « difficulté ». Un message qui « ne recommandait pas la mise en place de recherche », estime en revanche l’organisation.
Au moins 38 bateaux dans la zone
Une version mise à mal par le rapport de Goldsmith. Qui indique que le quartier général maritime de l’Otan à Naples a reçu des messages de détresse envoyés par la sûreté maritime italienne. Or, la convention internationale Recherche et sauvetage mise en œuvre en 1985 décrit le cas de « détresse » comme « une situation dans laquelle il est probable qu’un homme, une embarcation, encourt un danger imminent et nécessite une assistance immédiate ». Ce qui était le cas de l’embarcation des migrants.
Pour les experts britanniques, la tragédie est donc avant tout le résultat d’un échec « humain, institutionnel et légal » de l’organisation atlantique. Reste à déterminer pourquoi les forces de l’Otan ne sont pas intervenues, alors même que, selon le rapport, au moins 38 bateaux militaires quadrillaient la zone au moment du drame.