Justice, Entretien avec Stéphane Maugendre réalisé par Jean-Claude Bouvier et Pierre Jacquin, avril 1994
« Le seul élément, c est le rapport du ministère de l’Intérieur… «
Justice : Qu’est devenue la procédure visant les Kurdes ?
Stéphane Maugendre : … Sur les 21 mandats de dépôt, une personne est sortie après le débat différé, les autres ont été sorties par la chambre d’accusation ou par le juge. B en reste aujourd’hui 8 en détention provisoire. Ce sont des responsables nationaux des associations kurdes et du comité du Kurdistan, sauf les deux qui ont été assignés à résidence sur arrêté ministériel d’expulsion ; un est considéré comme un intellectuel, un « idéologue » ; un ou deux autres sont des militants purs et durs qui se revendiquent tels ; trois autres sont en infraction à la législation sur les étrangers.
Justice : Que leur reproche-t-on et quels éléments viennent étayer ces mises en examen ?
Stéphane Maugendre : On leur reproche à tous le même délit d’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste… Quant aux éléments, il n’y en a pas, si ce n’est le rapport du ministère de l’Intérieur.
Justice : Aucun élément supplémentaire ne s’y est ajouté après la phase proprement dite des « rafles » ?
Stéphane Maugendre :: … Au moment des rafles on retrouve un carrai.r, nombre de documents qui sont des comptes, région par région… On suppose, sans que la preuve en apparaisse au dossier, que cet argent provient de racket alors qu’il a jours été revendiqué comme étant le produit de la solidarité. Il y a même cette mystérieuse liste composée de chiffres été reproduite dans la presse… et traduite par le enchaîné : on s’est aperçu qu’il s’agissait d’une liste de courses !
Les policiers ont tout saisi et dans le dossier il y a donc tout et n’importe quoi. On a ainsi trouvé des bouteilles de plastique vides…, des jerricans vides ayant peut-être contenu- produits inflammables… Mais on ne retrouve — et c’est intéressant au regard du contenu du rapport du ministère de l’Intérieur — ni shit, ni cocaïne, ni héroïne… pas un seul gramme; on ne retrouve aucune liste de gens passés clandestinement — on avait pourtant parlé d’organisation de trafic de clandestins… —, aucune arme, pas un seul pistolet, pas une seule cartouche.
Dans toutes les régions, Lyon, Grenoble, où des gens ont été arrêtés, des enquêtes ont été effectuées par la police auprès de la communauté turque et kurde pour essayer de savoir si certaines plaintes seraient déposées pour racket… Pour l’instant, elles n ‘ont rien donné.
Justice : Où en est l’instruction aujourd’hui ?
Stéphane Maugendre : Elle est terminée. En fait, elle était terminée… dès le départ. La procédure était essentiellement motivée par nos relations avec la Turquie. L’élément déclenchant réside sans doute dans la vente d’hélicoptères de la France à la Turquie, début novembre si mes souvenirs sont bons. A la suite de quoi, on sent que cela bouge dans le milieu kurde qui essaie de s’organiser au niveau européen pour contrer l’influence d’une Turquie dont l’Europe a besoin pour établir des bases par rapport à la Bosnie, par rapport à l’Irak, etc Et cet élément joue beaucoup. Il explique la rafle du 18 novembre, dont le seul intérêt consiste dans son effet d’annonce : certains journalistes étaient d’ailleurs informés deux jours avant les descentes.
Justice : … Un effet d’annonce légitimé par les 21 mandats de dépôt décernés le 20 novembre par Laurence Le Vert et Roger Le Loire, juges d’instruction antiterroristes… ?
Stéphane Maugendre : Tout à fait: La procédure démarre avec les autorisations de perquisitions accordées par Marie-Paule Moracchini, sur la base des deux rapports du ministère de l’Intérieur et des fiches de renseignement qui les accompagnent.
Au bout de 36-48 heures, les dossiers remontent sur le bureau de Laurence Le Vert qui vient d’être désignée… il y en a dix tomes — environ 5 000 pages. Et le juge d’instruction s’y colle de dix heures du matin à minuit. Mais quelle consultation a-t-elle pu faire d’un tel dossier si l’on sait que durant plusieurs semaines, il a été impossible de s’y retrouver ? La greffière a mis 3 ou 4 jours pour seulement coter le dossier : donc pas moyen d’avoir de copie et comme cela passe par la d’accusation, le juge d’instruction lui-même n’en a pas. L’organisation matérielle interdit au juge de faire son travail de juge, au greffier de faire son travail de greffier… et à l’avocat de faire son travail de défense. Personne n’a vraiment pratiquement pu lire le dossier durant pratiquement un mois parce qu’il n’y avait qu’un seul original et que le dossier naviguait entre les référés-liberté, les appels sur mandats de dépôt, les demande de mise en liberté, etc. Au niveau même de la défense, il y avait impossibilité de faire les choses correctement. Et durant un mois, notre seule chance a été d’avoir le dossier lors de nos tous premiers appels parce que, par hasard, il se trouvait à ce moment-là devant la chambre d’accusation.
Justice : Avec une procédure pareille « montée » par le ministère de l’intérieur celui-ci est assuré de voir les choses tenir le temps qu’il estime nécessaire ?
Stéphane Maugendre : Oui. D’ailleurs dans ce contexte de désorganisation les seuls qui étaient vraiment armés, dès le début, dans cette procédure… c’était comme par hasard le parquet. Lors des débats contradictoires, le 20 novembre, le chef de la section antiterroriste était constamment dans le couloir, et elle avait ses fiches de renseignements avec un petit résumé sur chacune des personnes. Dans ces conditions, le juge d’instruction était en quelque sorte « otage » du matériel que lui fournissait le parquet, sans avoir le moindre recul par rapport à ces éléments. Tant le juge d’instruction — qui n’a pas cinquante mains et cinquante yeux — que la défense nous n’avons été au point sur le dossier qu’au bout d’un mois…