La plupart des avocats du réseau Chalabi ont quitté le gymnase qui sert de salle d’audience

index Acacio Pereira, 03/09/1998

Dénonçant un « procès de masse », ils menacent de saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Le procès des 138 prévenus du «réseau Chalabi», un réseau de soutien logistique aux maquis a débuté mardi 1er septembre dans une ambiance extrêmement chaotique. Dénonçant une « justice-spectacle », la plupart des avocats ont quitté le gymnase de Fleury-Mérogis, où ont lieu les audiences. Ils menacent de saisir la Cour européenne des droits de l’homme algériens (lire aussi notre éditorial page 14).

LA PREMIÈRE JOURNÉE d’audience du procès de cent trente-huit membres présumés d’un réseau de soutien logistique aux maquis islamistes algériens s’est déroulée dans une ambiance quelque peu pagailleuse, mardi 1e septembre. Comme si prévenus et avocats s’étaient passé le mot pour mettre leurs comportements en adéquation avec l’image qu’ils ont de l’endroit choisi pour la tenue de ce procès : le gymnase de l’École nationale d’administration pénitentiaire de Fleury-Mérogis, à quelques mètres de la maison d’arrêt. Un lieu « symbole » qu’ils jugent bien peu conforme à l’idée d’une justice sereine et équitable.

Avant l’ouverture des débats, des avocats avaient fait part de leur colère, criant au « procès de masse », dénonçant une « justice d’exception » (Le Monde du 1e septembre). Qu’à cela ne tienne donc : à justice d’exception, audience d’exception, et rien n’a été épargné au président, Bruno Steinmann. Les rites judiciaires, qui, avec le décorum, contribuent à l’image d’une justice solennelle, ont été malmenés. A l’arrivée des juges dans la salle d’audience, des prévenus refusent de se lever, comme le veut pourtant la tradition. Paraissant indifférents aux échanges qui se déroulent, à quelques mètres d’eux, entre les avocats et le tribunal, les prévenus libres discutent, rient parfois, vont et viennent dans le prétoire, font des signes de la main à leurs co-prévenus détenus, assis derrière des box pare-balles.

Certains avocats jouent aux indisciplinés, restant debout quand le président leur demande de s’asseoir sur les chaises réservées. « Trop loin, disent-ils. Trop loin du tribunal, trop loin de nos clients. » Des avocats qui parfois interrompent le président de manière intempestive, jusqu’à ce que celui- ci les rappelle à l’ordre, puisqu’il faut bien rentrer dans le vif du sujet. Ou plutôt commencer l’appel des prévenus. Cette obligation, rapidement expédiée en temps normal, réclame ici près de trois heures. Tour à tour, les prévenus se lèvent, se présentent au tribunal, se voient rappeler les faits qui leur sont reprochés. Certains parfois osent une question, «j’ai un travail, je commence tous les jours à 17 heures, mais je veux assister au procès. Serait-ce possible de quitter l’audience vers 16heures?», demande l’un, «je suis cardiaque, j’habite à 900 kilomètres, je ne peux pas venir tous les jours », indique un autre. Le président Steinmann reste inflexible : « Vous êtes prévenu de certains faits, il faut que vous soyez présent »

Pendant ce temps, la colère des avocats n’est pas retombée. Non, décidément, ils ne veulent pas s’asseoir « au fond de la salle, près du public», et réclament des places proches du prétoire. Ils exigent de pouvoir communiquer avec leurs clients détenus, ce qu’interdisent les vitres pare-balles munies seulement de quelques petits trous. «Comment voulez-vous que l’on ait une discussion confidentielle, interroge Me Nathalie Jodel. Mon client est là, au fond du box, je n’ai pas pu le voir avant je ne peux pas lui parler içi » Le président Steinmann se dit conscient du problème. « J’avais demandé que l’on élargisse les trous, explique-t-il, mais ce n’est pas possible parce que les vitres sont recouvertes d’un revêtement spécial qu’on ne peut percer au risque de briser le verre. » Une solution est finalement trouvée : des chaises vont être ajoutées, et des vitres du box retirées.

Dans la salle, l’ambiance est surchauffée. Les  rayons du soleil traversent le Plexiglas de la toiture et la climatisation, louée spécialement pour le procès, est en panne. La litanie des noms se poursuit malgré tout. Voilà près d’une heure que l’appel a commencé, et le président en est encore à la lettre « C ». « C » comme Chalabi, comme Mohamed Chalabi. C’est lui qui a donné son nom au groupe que doit juger le tribunal. II est présenté par l’accusation comme l’un des principaux instigateurs du réseau. Comme d’autres prévenus détenus, il s’est laissé pousser la barbe en prison. « Vous êtes de nationalité algérienne », demande Bruno Steinmann. «Non, répond Mohamed Chalabi, je suis de nationalité musulmane, je n’ai rien à voir avec la junte militaire. » Le président ne relève pas et passe au suivant.

« TOI, TAIS-TOI, RENTRE CHEZ TOI »

Sur les cent trente-huit prévenus cités à comparaître, quatre sont sous le coup d’un mandat d’arrêt qui n’a pas été exécuté. La quasi¬totalité des prévenus libres sont présents. Quatre des vingt-sept prévenus détenus ont refusé de quitter leur maison d’arrêt respective pour se rendre au procès, notamment un homme très attendu : Mohamed Kerrouche, celui que l’accusation présente comme le chef et l’idéologue du réseau. Par¬mi ceux qui ont accepté de se rendre à l’audience, certains ne veulent pas de défenseur, comme Rachid Merad. Son avocat tente bien une intervention, mais il l’arrête : « Toi, tais-toi, rentre chez toi. » D’autres, au contraire, réclament un avocat commis d’office parce que celui qu’ils avaient choisi n’est pas venu à l’audience. D’autres, enfin, profitant de ne pas avoir reçu leur citation à comparaître, dénient au tribunal le droit de les juger. « J’ai déjà passé deux ans et demi en prison, c’est déjà une condamnation », lance Mustapha Daouadji, surnommé « le docteur », poursuivi notamment pour «recel de docu¬ments administratifs ».

Après une suspension d’audience, Me Jean-Jacques de Felice prend la parole au nom des avocats présents. Évoquant «une mascarade, une imposture, une injustice absolue », il réclame un renvoi pur et simple du procès, où « aucune défense individuelle n’est possible ». «Nous n’accepterons pas de cautionner ce procès, d’être des avocats alibis, taisant, acceptant, car c’est la règle dans les régimes autoritaires. » A peine son intervention terminée, la quasi-totalité des avocats – environ soixante-dix – quittent la salle, suivis d’une centaine de prévenus libres. Le président Steinmann cache sa colère devant ce nouvel accroc à la règle.

Les avocats n’ont attendu ni la réponse de Bernard Fos, le substitut du procureur, ni la décision du tribunal, qui renvoie l’examen de la demande au jugement sur le fond. Le procès devait donc se pour¬suivre, mercredi 2 septembre, sans que l’on sache si le départ des contestataires était définitif ou pas. A l’extérieur du gymnase – salle d’audience, certains d’entre eux annonçaient déjà leur intention de déposer une requête en suspicion légitime contre le tribunal et de saisir la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

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