François Wenz-Durand, 20/12/1995
Insouciante et pleine de vie: telle était Odile Mansfield au printemps de ses 16 ans, le 18 mai 1993. De grands cheveux noirs, une peau ambrée née de sa double ascendance, antillaise par son père et européenne par sa mère: elle était, disent ses amis, «la plus belle fille» de la cité Youri Gagarine à Romainville (Seine-Saint-Denis). «Elle est belle», dira encore à la barre un témoin devant la cour d’assises de Bobigny hier, où la jeune fille se serrait sur le banc de la partie civile, entre sa mère et son avocat, tentant désespérément de trouver une explication au cauchemar qu’elle endure depuis deux ans et demi.
Aujourd’hui, Odile Mansfield a le visage de ces victimes du napalm dans la guerre du Vietnam. Seuls les progrès de la chirurgie réparatrice lui ont permis de survivre: ses brûlures touchaient 59% du corps, dont 39% au troisième degré. Et, confiait-elle lundi après-midi devant le tribunal, avant que l’émotion ne l’empêche de poursuivre sa déposition: «Je n’ai pas compris ce qui s’est passé. Je ne comprends toujours pas.»
Pourquoi ce soir-là Nadira Bitach, 36 ans, la sœur d’Abdelkrim, avec lequel elle sortait depuis un an, a-t-elle pris à partie Odile, l’aspergeant d’essence et la transformant en torche vivante? S’ils réussissent à trouver une réponse à cette question, les jurés de Seine- Saint-Denis parviendront peut-être à trouver ce mercredi soir un verdict équitable. Mission presque impossible: «Je peux vous dire comment ça s’est passé, mais pas pourquoi», confessait hier Nadira, dont la détresse intérieure faisait écho aux souffrances de sa victime.
«Je ne voulais pas que mon frère épouse une non-musulmane», a-t-elle déclaré le lendemain du drame aux enquêteurs qui, faute de meilleure explication, consignèrent celle-ci sur procès-verbal. Mais, reconnaissait-elle hier à l’audience, «pour les problèmes de religion, j’ai dit ça comme ça». Nadira est musulmane. Mais elle a aussi fréquenté à l’age de 12 ans une école catholique, et même fait sa communion avant de revenir à la religion de ses parents. Chez les Bitach, la tolérance est la règle.
D’ailleurs, la vraie religion de Nadira, c’est sa famille. Son père, commerçant aisé, marocain, s’était installé en Algérie du côté d’Oran. Il s’y marie et fait prospérer ses affaires. Nadira y naît en 1959. Elle est l’aînée. Suivront deux filles, dont l’une décède à l’âge de 2 ans, et cinq garçons, nés en Algérie puis en France, où la famille arrive en 1966, les affaires du père ayant été emportées dans la tourmente de la révolution algérienne.
A Romainville, où il s’est installé, le père Bitach crée une entreprise de bâtiment qui emploie aujourd’hui 35 salariés. Nadira, elle, travaille dans une entreprise de restauration. Elle se marie en 1979. Elle a un fils. Mais en 1988, deux échecs viennent perturber cette existence heureuse. Elle se sépare de son mari, qui meurt quatre ans plus tard en Algérie où il était retourné travailler. Et elle tente sans succès de monter sa propre entreprise de restauration collective.
Nadira bascule alors dans un état dépressif ponctué de tentatives de suicide. Faute d’avoir réussi à fonder sa propre famille, elle se replie sur celle de ses parents, s’accrochant à sa place de sœur aînée. Son fils est élevé par les grands-parents comme s’il était le leur. Et elle considère ses frères et sœurs comme s’ils étaient ses propres enfants.
C’est le cas de son plus jeune frère, Abdelkrim. qui explique à l’audience qu’il était un peu «le chouchou» de sa sœur. Quand il commence à sortir avec Odile Mansfield, Nadira n’y trouve rien à redire, au contraire.
« Elle était plutôt du genre à me prendre dam ses bras et à me dire: je ne veux pas qu ‘il te fasse du mal » raconte Odile. Mais Nadira est imprévisible, tantôt ouverte, tantôt prostrée ou agressive, ressassant ses échecs et ses souffrances que les médicaments psychotropes ne parviennent pas toujours à contenir. Elle se construit un univers intérieur où les grands et petits drames qui ont ponctué la vie de sa famille deviennent autant de menaces. Contre toute évidence, elle voit dans la mort de sa petite sœur l’âge de 2 ans la main du FLN. et dans celle de mari, en 1992, l’œuvre des intégristes algériens.
Dans ces moments-là. ses voisins, ses amis deviennent pour elle une menace. C’est le cas de la mère d’Odile. qui avait été son amie. Puis d’Odile elle-même. « Je l’aimais bien Odile, dit-elle aujourd’hui tant qu’elle fréquentait mon frère à l’extérieur, c’était bien. Mais je me voulais pas qu’elle rentre dans ma famille ». Le soir du 18 mai. elle voit Odile, qui discute avec deux copains au pied de l’immeuble. Nadira remplit un récipient d ’essence et descend, une cigarette à la main. « Je voulais qu’elle me rende des photos de mon frère, les négatifs, ses affaires et une gourmette qu’il lui avait donnée», se souvient-elle. Elle jette l’essence au visage d’Odile. La cigarette fait le reste. A-t-elle voulu la détruire, et si oui, pourquoi? De la réponse que donneront les jurés à ces deux questions découlera ce soir le verdict de la cour d assises de Seule-Saint-Denis.