Jusqu’où les forces de l’ordre peuvent-elles aller pour mettre en œuvre une procédure de reconduite à la frontière ? Les trois jeunes policiers de l’air et des frontières dont le procès pour homicide involontaire a démarré jeudi, au tribunal de Grande instance de Bobigny, ne le savaient pas au moment des faits qui leurs sont reprochés. Ils répondent de « maladresses et manquements à une obligation de sécurité et de prudence ayant entraîné involontairement le décès », après avoir brutalisé le 16 janvier 2003 un jeune Ethiopien âgé de 25 ans. Getu Hagos était arrivé le 11 janvier 2003 sans papiers ni billet à Roissy-Charles-de-Gaulle (Paris), dans un vol Air France, en provenance de Johannesburg (Afrique du Sud). Non admis sur le territoire français, débouté de sa demande d’asile politique, il est tombé dans le coma dans l’avion qui devait le reconduire en Afrique du Sud (en vertu de la convention de Chicago). Sa mort a été enrégistrée deux jours plus tard.
Getu Hagos s’était présenté en France sous une fausse identité, celle de Mariame, un Somalien vivant à Nairobi, au Kenya. Il avait déposé une demande d’asile en Afrique du Sud sous le même pseudonyme, Mariame, le nom de sa mère. L’autopsie effectuée sur son corps a conclu à une mort consécutive à un « arrêt cardio-respiratoire » dû à l’utilisation d’une technique dite du « pliage ». Aujourd’hui, Me Maugendre, l’avocat de la famille de Getu Hagos, attend d’abord « une déclaration de culpabilité » de la part des prévenus. Et aussi « qu’il soit montré qu’il y a une pression de la hiérarchie et du ministère de l’Intérieur pour faire du chiffre coûte que coûte, au mépris de la sécurité et de la santé des gens. » Le procureur de la République a requis de la prison avec sursis contre deux des prévenus. Le jugement a été mis en délibéré au 23 novembre.
J’ai « appliqué ce qu’on m’a dit de faire »
Le jour de sa reconduite, Getu Hagos a résisté avec énergie à son départ dès la zone d’attente. L’après-midi même, il avait été ausculté à deux reprises pour ce que le médecin a considéré comme des malaises simulés. C’est pourquoi l’escorte chargée de le ramener était composée de trois éléments et non de deux, comme le veut l’usage. Même entravé avec du velcro au niveau des jambes, des genoux et des chevilles, le jeune homme se débat car il préfère « mourir plutôt que repartir », l’a entendu dire l’un des fonctionnaire de police. Pour le maintenir sur son siège, les policiers le plient alors en deux, la tête sur les genoux, pendant plus de vingt minutes. Trois témoins alors membres du personnel de la compagnie aérienne affirment avoir vu tantôt un, tantôt deux policiers s’asseoir sur le dos de Hagos, ce que les gardiens de la paix nient. Quoi qu’il en soit, « même en retenant la version selon laquelle Axel D. ne s’était pas à proprement parlé assis sur la victime (…), le décès de [Getu Hagos] ne peut s’expliquer que par cette pression de pliage », a conclut l’expert médical, cité dans l’information judiciaire.
Le chef de l’escorte, Axel D., était âgé de 23 ans au moment des faits. Il avait déjà réalisé 65 reconduites depuis 2001, contre une trentaine pour son collègue, David T., 25 ans, et trois pour le renfort, Merwan K., âgé de 29 ans. Tous trois ont été suspendus dix mois avant d’être réintégrés dans de nouveaux services. Les cheveux blonds coupés courts, comme ses deux collègues, le regard inquiet dans son costume sombre, Axel D. s’est défendu jeudi en expliquant avoir « appliqué exactement ce que l’on [lui] a dit de faire dans ces situations », faisant référence à la « consigne du pliage ». De la même façon, pointant l’absence de formation pour ce type de mission, il a assuré qu’aucune instruction ne lui avait jamais été prodiguée sur la limite à ne pas atteindre avant d’interrompre une procédure. Lorsque l’avocat de la partie civile lui a fait remarquer l’existence d’une infraction sur le « refus d’embarquement », le policier a argué que ce n’était pas à lui mais au commandant de bord de prendre cette décision. « Certains d’entre eux, a témoigné David T., nous disent de les laisser crier, d’autres nous disent déjà au pied de l’avion de ne pas monter ».
Une formation pour éviter les accidents
Six mois après l’affaire Hagos – et celle d’un Argentin également mort durant sa reconduite – les pouvoirs publics français ont créé l’Unité nationale d’escorte, de soutien et d’intervention (Unesi). Les policiers candidats doivent se soumettre à une épreuve de « gestes techniques professionnels en intervention » (GTPI) avant de suivre une formation où ces GTPI sont actualisés – la « technique du pliage » est désormais prohibée – et où des gestes de premier secours sont enseignés. Mais malgré des demandes répétées, « nous ne connaissons toujours pas les consignes prodiguées dans ces formations », explique Hélène Gacon, la présidente de l’association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé). Ce qui lui fait craindre que les techniques n’aient pas tant évolué que cela.
Dans l’une de ses publications (La frontière et le droit : la zone d’attente de Roissy sous le regard de l’Anafé), l’Anafé recense, certificat médical et « incapacités de travail » à l’appui, les violences pratiquées d’avril à novembre 2004 lors de tentatives d’éloignement. Pour justifier ces reconduites contre des personnes qui refusent farouchement de quitter le sol français, la DGPN assure qu’elles ont « un rôle dissuasif non négligeable vis-à-vis d’émigrants potentiels et constitue donc un frein, en amont [des] frontières, à l’immigration illégale. » Au contraire, estime Me Maugendre, « ça n’a absolument aucun effet dissuasif. Et je pense que rien n’a d’effet dissuasif. »