Des déserts se forment dans des zones défavorisées où les braquages de professionnels de santé se multiplient.
«Vous savez que ce département est en train de devenir un désert médical parce que des gens comme vous s’en prennent aux professionnels de santé ?» interroge sévèrement la magistrate de la 13e chambre du tribunal correctionnel de Bobigny (Seine-Saint-Denis). A la barre, le prévenu hausse mollement les épaules. Il a été condamné hier à trois ans de prison, dont deux ferme.
En août 2010, avec deux copains mineurs, ce jeune garçon habitant la cité des Poètes de Pierrefitte avait braqué deux kinés de sa ville dans leur cabinet. Ils pensaient qu’elles avaient de l’argent et une grosse voiture. L’une d’elle s’est retrouvée avec un pistolet entre les deux yeux. Elle a expliqué hier au tribunal qu’après cet épisode, son cabinet avait cessé pendant six mois d’assurer les permanences bronchiolites pour les bébés. Durant cette même période, à Pierrefitte, la gynécologue et la pédiatre se sont également fait agresser. Elles ont quitté la ville. Cette commune de 29 000 habitants, qui connaît le plus fort de taux de natalité de la Seine-Saint-Denis, n’a donc plus de pédiatre ni de gynéco.
«Hémorragie». «Ces affaires-là ne sont pas anodines, elles ont des conséquences pour toute une population qui se voit privée d’accès aux soins, alors qu’elle en a particulièrement besoin», explique Me Stéphane Maugendre, avocat de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes, partie civile dans le dossier de l’agression de Pierrefitte. Pour Claude Leicher, président du syndicat MG France (médecins généralistes), «la dégradation des conditions d’exercice, notamment la hausse de la délinquance contre les professionnels de santé, a des conséquences préoccupantes». «On est en train de laisser se créer des no man’s land de la santé, poursuit-il. En plus de la précarité économique, on laisse des populations exposées à une précarité des soins.»
A Pierrefitte et à Stains, la commune voisine, les professionnels de santé tentent depuis deux ans d’alerter les pouvoirs publics sur cette «hémorragie». Ils réclament sur leurs territoires des mesures incitatives comme dans les zones franches pour retenir et attirer les médecins. Et des outils pour assurer leur sécurité, notamment lors des visites à domicile. Ils ont obtenu des avancées, comme des référents sécurité dans les commissariats.«Le préfet est attentif, mais il faudrait une volonté politique et des moyens. Or, avec les politiques, on crie dans le désert», se désespère Joselyne Rousseau, présidente de l’association des professionnels de santé de Pierrefitte. Ce médecin généraliste de 55 ans exerce ici depuis trente ans. Elle en est à sa 18e agression, la plupart survenues ces dernières années. En 2009, elle aussi s’est retrouvée avec un pistolet sur la tempe. Après cet épisode, elle a envisagé pour la première fois de jeter l’éponge. Fermer ce cabinet médical qui n’en est plus un depuis longtemps. Trois médecins et une orthophoniste occupaient auparavant ce petit pavillon. Joselyne Rousseau exerce désormais toute seule, et le petit pavillon dont la porte était «toujours ouverte» est devenu un bunker un peu décati, avec visiophone à l’entrée et rideaux de fer aux fenêtres. Le dernier médecin du cabinet est parti en 2008. Il est allé s’installer sur la commune d’à côté, à Sarcelles qui, contrairement à Pierrefitte, dispose d’une zone franche urbaine. Les médecins libéraux y bénéficient d’une défiscalisation importante, ainsi que d’aides pour leurs vacations. Ce système mis en place en 1997 pour relancer l’économie dans les quartiers sensibles a, selon Joselyne Rousseau, «un incroyable effet pervers» sur les zones avoisinantes.
«Sentinelle». Josselyne Buruchian, kiné à Stains et présidente des professionnels dans sa commune, explique qu’il faut «s’accrocher pour rester». Dans la paisible ville du Val-d’Oise où elle habite, à 30 km de là, un kiné va partir. «Ce serait simple pour moi de m’installer. Fini les agressions et les journées à rallonge.» Elle a pourtant décidé de rester : «Si on part, personne ne viendra s’occuper de nos patients.»
En 2011, Pierrefitte et Stains ont ainsi perdu 10% de leurs professionnels de santé. Certains sont partis en zone franche, d’autres dans des endroits plus calmes ou tout simplement à la retraite, mais sans trouver de remplaçants. Joselyne Rousseau évoque le rôle de «sentinelle» des médecins dans ces zones de grande pauvreté. Elle rappelle que des maladies d’un autre temps viennent d’y faire leur réapparition, comme la tuberculose. Que les professionnels de santé y jouent aussi un rôle fondamental pour le maintien à domicile des personnes âgées ou le désengorgement des urgences.